Publié le 4 août 2016 à 18h55 - Dernière mise à jour le 29 octobre 2022 à 13h45
Toutes les larmes du monde glissent sur le verre brisé du miroir de la vie dans lequel se reflète le chambranle d’une fenêtre laissant passer la lumière grise d’un petit matin parisien. Ce miroir qui a vu briller les lumières des fêtes données dans les salons de la capitale, qui a vu s’épanouir puis mourir l’arbre de l’amour, qui a vu, aussi les lustres de l’appartement de Flora retournés comme autant de crucifix maléfiques, ce miroir, donc, n’est promis qu’à une chose : devenir voûte céleste pour accueillir une étoile supplémentaire… «Adieu beaux rêves du passé, les roses de mon visage sont déjà fanées…» Reposant sur sa méridienne, Violetta, la dévoyée, demande l’assistance divine et se souvient des temps heureux passés aux côtés de son seul amour Alfredo.
Moment intense d’émotion devant un théâtre antique qui a fait le plein pour cette «Traviata» et qui retient son souffle mais pas ses larmes qui perlent aux yeux des plus sensibles. Toute de blanc vêtue, la robe rouge passion de ses folles années de vie à ses côtés, c’est Ermonela Jaho qui donne vie à l’agonie de l’héroïne. En recrutant la soprano albanaise en dernière minute pour suppléer la défection de Dania Damrau, souffrante, Jean-Louis Grinda, le directeur des Chorégies d’Orange, a eu le nez creux et la chance que celle qui venait d’incarner «Butterfly» ici même, il y a quelques jours, n’ait pas d’engagement en ce début août.
«Elle sera la reine des chorégies 2016, nous confiait-il samedi dernier, elle l’est ! Nous en avons vu, et entendu, des «Traviata» ; mais celle-ci restera en mémoire. Car de la première à la dernière minute, Ermonela Jaho donne une consistance extraordinaire, au sens propre du terme, à son personnage. Elle en a tout d’abord le physique, dont elle use sans abuser, et le charme ; atouts supplémentaires pour cette excellente comédienne. Mais c’est surtout vocalement que son travail est étonnant. Elle module sa voix en fonction des circonstances, impose ses tempi, débute un air mezzo là où d’autres auraient attaqué forte donnant à Violetta une vraie personnalité et une capacité de séduction émotionnelle hors du commun. La dame peut d’autant plus se le permettre qu’elle possède une somptueuse ligne de chant alliant virtuosité et puissance. Un grand, très grand moment salué, comme il se doit, par de longues secondes d’applaudissements et de bravi. Triomphant ainsi, la soprano aurait pu éclipser un tantinet la performance de l’immense Placido Domingo qui, à 75 printemps, affectionne le rôle ambiguë du père Germont. Que nenni. Imposant, il troque la tessiture de ténor contre celle de baryton sans aucune difficulté pour livrer avec puissance et belle technique ses airs du 2e acte. Épaisseur vocale, projection, précision et jeu d’acteur : rien ne manque à la prestation du maestro qui recevra l’ovation debout du public avant d’être littéralement absorbé par les chasseurs d’autographes et de selfies à sa sortie des loges. Pour sa première aux Chorégies, le ténor Francesco Meli a eu fort à faire et s’en sort avec les honneurs. Il faut dire que Ermonela Jaho et Placido Domingo avaient placé très haut la barre. Puis découvrir en même temps le mur d’Auguste dans son dos et la muraille humaine en face de soi doit faire de l’effet… Bonne prestation d’ensemble des autres membres de la distribution : Ahlima Mhamdi, Anne-Marguerite Werster, et MM. Berry, Alvaro, Doyen, Testé et Mathieu, ainsi que de l’imposante masse chorale coordonnée par Emmanuel Trenque.
Les couleurs de l’orchestre et la direction (par cœur) de Daniele Rustioni ont largement contribué au succès d’une soirée qui fut aussi marquée par la qualité et l’intelligence du travail de Louis Désiré, à la mise en scène, et de Diego Méndez Casariego, qui signe la scénographie et les costumes. Beaucoup de classe dans leur œuvre, le premier réussissant à créer des moments intimes et émouvants sur cet espace monumental avec l’aide du deuxième qui fait bouger les masses avec élégance. Si l’acte ultime est un point d’orgue sublime, les tableaux proposés au long de l’opéra sont très esthétiques. A noter aussi que la violence, si elle existe dans les rapports des uns envers les autres, n’est jamais signifiée physiquement ; ainsi, là où d’aucuns auraient jeté les billets de banque à la face de Violetta, Alfredo les pose aux creux de la main de l’héroïne. Si des places sont encore disponibles à la vente, nous ne saurions trop vous recommander d’aller assister à la deuxième représentation de cette luxueuse «Traviata» samedi soir à Orange. Elle en vaut la peine ; puis assister à la naissance de la reine Jaho, est pur bonheur.
Michel EGEA
Pratique – Représentations le 6 août à 21h30. Réservations : 04 90 34 24 24 – choregies.fr