Publié le 15 novembre 2016 à 12h24 - Dernière mise à jour le 29 octobre 2022 à 13h45
«L’expérience de la violence produit des passions négatives: peur, haine, méfiance. Lorsque nous ouvrons le journal, la radio, regardons la télé, nous avons l’impression que la violence est partout», explique le philosophe Marc Crépon en ouverture de la 4e table ronde de l’édition 2016 des Rencontres d’Averroès portant sur « Une faille dans la cité? ». Et de considérer: «Les attentats du 13 novembre produisent une nouvelle forme d’éruption de la violence, qui radicalise encore plus ces passions négatives; qui provoque une rupture de confiance. De plus, le 13 novembre, le 14 juillet, l’assassinat de l’église Saint-Étienne-du-Rouvray, touchent des lieux publics, synonymes de confiance où après on ne peut plus se retrouver dans le même état esprit». La ville, ses failles, les faits qui ont conduit à ces attentats, les possibles solutions, étaient au cœur du débat, un an après les attentats de Paris. Pour en débattre, outre Marc Crépon, l’universitaire, spécialiste de littérature arabe, Dian Heshmat, le sociologue Smaïn Laacher, le philosophe de l’urbain Thierry Paquot et le sociologue Andrea Rea.
«Le 13 novembre, comme beaucoup j’ai été sidéré. Je ne pensais pas cette chose possible»
Smaïn Laacher avoue: «Une fois que j’ai accepté l’invitation je suis allé voir dans les dictionnaires ce qu’il en était de la faille. Pour les géologues c’est une fissure avec rejet de deux blocs. La faille, chez les mineurs, c’est le mot qu’ils utilisaient lorsqu’ils ne trouvaient plus la couche qu’ils exploitaient… Il y a donc de nombreuses failles, visibles ou invisibles. Et puis il y a le 13 novembre. Comme beaucoup j’ai été sidéré. Je ne pensais pas cette chose possible. (un long silence)… Pourquoi refuse-t-on d’être Français? je n’ai pas de réponse». Pour Andrea Rea: «Les Rencontres d’Averroès sont une façon de surmonter la faille». Une faille, à ses yeux, tragiquement prévisibles: «ceux qui ont commis les attentats sont les enfants de ceux que j’ai pus étudier voilà 30 ans et qui étaient déjà exclus du système scolaire et social. Le système français est d’ailleurs inégalitaire socialement et ethniquement». Puis de s’interroger sur comment vit-on ensemble? Considérant: «On vit ensemble dans la société ou dans la communauté. C’est l’école, le travail, la ville qui font que l’on se rencontre, vit ensemble en société. Mais l’école est dans le quartier, il y a de moins en moins de travail et on reste de plus en plus dans le quartier, dans l’entre-soi. Et il faut alors mesurer qu’avec ces trois facteurs il y a non seulement de la désespérance mais aussi l’impossibilité d’être autonome, de construire une identité qui se projette dans l’avenir. Alors, nombre de jeunes sont des citadins, mais sont-ils pour autant des citoyens?». Et d’évoquer Molenbeek: «C’est simplement à 1 km du centre-ville de Bruxelles mais entre les deux il y a un canal tel une frontière.» Il signale ensuite, autre facteur de faille, que «la Belgique a donné à l’Arabie Saoudite la responsabilité des cours sur l’Islam dans le Pays ainsi que la formation des Imams». «il ne faut pas non plus, ajoute-t-il, ignorer la crise des institutions. Il existe un besoin de santé, d’éducation, de justice. Or, le marché est partout y compris dans ces domaines et le fondement du marché c’est la compétition, la violence». Il évoque enfin la crise de la légitimité des savoirs scientifiques «qui conduit à la mise en concurrence des récits». Et d’insister: «Je ne dis plus que les choses sont compliquées, trop d’universitaires expliquent cela alors que nous avons des travaux qui nous permettent d’avancer des choses et, en face nous avons des contradicteurs qui avancent des autoroutes de « vérités » bâtie sur le mensonge »
«La ville c’est la combinaison de trois éléments: l’urbanité, la diversité et l’altérité»
Pour Thierry Paquot, la question de la taille des villes est centrale, il plaide pour une désurbanisation. «Je suis aussi convaincu aujourd’hui de l’importance de l’écologie, transversale, intergénérationnelles, pour surmonter la faille. Il faudrait passer d’élus thématiques à des élus transversaux, il faut écologiser nos esprits». Il se prononce pour une vie dans laquelle on privilégie «l’attente, l’ennui, la sieste». Il en vient aux Grecs et aux Romains, à leurs différences: «pour les premiers il y a d’abord la cité dans laquelle viennent s’installer des citoyens alors que pour les Romains ce sont les citoyens qui, en s’organisant, font la cité». Puis de lancer: «Aujourd’hui l’urbanisation planétaire se fait sans ville. Car la ville c’est la combinaison de trois éléments: l’urbanité, la diversité et l’altérité et si un seul élément est absent la ville disparaît». Concernant la diversité, le philosophe de l’urbain considère: «Les ghettos de riches voient le jour» et recouvre des réalités différentes «aux USA il s’agit de lieux protégés, aménagés, avec golf. En Amérique Latine de lieux sécurisés pour éviter les enlèvements, la violence. En Inde la qualité du paysage prime, avec, à proximité, des bidonvilles où habitent les personnels». Parle également de cette ville aux États-Unis interdites aux moins de 55 ans. «Résultat, lorsque les grands-parents veulent voir leurs petits-enfants ils doivent se rendre dans des hôtels à proximité de la ville». Il rappelle ensuite que, pour Cicéron: «L’urbanité, c’est la maîtrise de la langue qui permet d’accueillir l’Autre. L’urbanité c’est tendre la main à l’Autre». La composante diversité: «C’est de trouver tous les âges, les catégories sociales, les sexes, les métiers…. Puis, il y a l’altérité, l’inconnaissable, c’est traiter de l’Autre, c’est le rapport entre le vivant et l’humain».
«Le Caire, 20 millions d’habitants avec d’une part des cités résidentielles pour riches et d’autre part la ville informelle»
Dina Heshmat, parle du Caire, ses 20 millions d’habitants «avec ses cités résidentielles pour riches, aux noms clinquants évoquant l’internationale néo-libérale et, de l’autre côté, la ville informelle où on construit sans permis, où la population installe l’eau et l’électricité, où des pratiques écologiques naissent». Elle met en exergue le livre d’Ahmed Khaled Towfik dont l’histoire se déroule en 2023 et raconte la jeunesse aisée de ces cités qui, pour tromper l’ennui, font des incursions dans les bas-fonds pour tuer un pauvre et ramener un des ses membres comme trophée. Puis, évoquer toute l’importance, dans cette ville de failles, du mouvement de la place Tahir, dont les effets, à ses yeux, perdurent, de façon plus ou moins souterraine: «C’était le lieu où on perdait le sens du temps, où toutes les couches de la société, les âges, pouvaient se rencontrer».
«La victoire de Trump est celle de la violence verbale»
Marc Crépon évoque un monde «dans lequel de plus en plus de personnes restent au bord du chemin provoquant parfois le mimétisme de la violence». Et c’est sur cela que jouent les populistes: «La victoire de Trump est celle de la violence verbale. Trump était tout le temps à la télé. Et, chaque fois qu’il a donné l’impression de franchir la ligne rouge il s’est trouvé renforcé. Cette violence a payé et c’est redoutable car elle est d’abord mimétique puis déceptive». Face à cela il plaide pour une culture de la non-violence.«car si on se résout à vivre dans la violence cette dernière ne fera que creuser encore plus la faille».
Smaïn Laacher se demande: «Est-ce que la figure de la faille n’est pas celle de l’étranger? Celui qui est là alors qu’il devrait être ailleurs. Celui qui, lorsqu’il entre dans la Nation remet en question l’ordre des places. L’étranger est celui qui se définit par sa condition impressionnabilité». Pour Andrea Rea: «Le problème n’est-il pas celui de la perception du patrimoine national dont les flux migratoires sont une composante. il y a là un déficit historique». Avance: Nous sommes dans une société où l’on construit des entre-soi multiples, dont certains peuvent être mondialisés. Et il faut mesurer que l’entre-soin appauvrit les pauvres et enrichit les riches. Tandis que Thierry Paquot dénonce: «Les millions d’euros qui ont été dépensés pour rien dans la Politique de la ville car, on s’est passé de l’avis des habitants alors que c’est eux qui savent ce dont ils ont besoin».
Michel CAIRE
A relire
–Rencontres d’Averroès : Ouvrir le grand chantier de la pensée