Publié le 22 janvier 2017 à 21h58 - Dernière mise à jour le 29 novembre 2022 à 12h31
Alexandre Devecchio est responsable du Figaro Vox, auteur de : Les Nouveaux enfants du siècle (Editions du Cerf)
Eric Delbecque – Pourquoi avez-vous décidé d’écrire cet ouvrage ?
Alexandre Devecchio – Je suis moi-même un enfant du siècle. Né en 1986, peu avant la chute du mur de Berlin, petit-fils d’immigrés qui ont fait un effort pour s’assimiler à la société française, fils de petits commerçants qui ont plutôt souffert de la mondialisation, j’ai grandi à Épinay-sur-Seine et fait mes études à Saint-Denis dans le fameux 9.3. Je suis ce que l’on appelle un «petit blanc». Un de ceux dont les parents ont été méprisés, présentés comme au choix «Beaufs», «Deschiens », «Bidochons» et autres «Dupont-Lajoie», soupçonnés d’être «racistes» et «islamophobes». C’est peut-être ce discours qui m’a donné envie d’écrire ce livre. Je trouvais également que la jeunesse était trop souvent caricaturée dans les médias, «réduite à Canal + et aux banlieues», pour reprendre la formule d’Alain Finkielkraut.
La «bulle» s’intéresse principalement à ce que l’on pourrait appeler la génération Erasmus ou la génération Macron : une jeunesse mondialisée et connectée qui, bien que minoritaire, incarne à leurs yeux l’«ouverture» et «le progrès». Les jeunes de banlieue bénéficient également d’une certaine bienveillance, mais celle-ci confine souvent à la condescendance. Ils sont les nouveaux «damnés de la terre», éternelles victimes d’une France à jamais coloniale. Les autres jeunesses sont caricaturées ou méprisées. Les jeunes FN, de plus en plus nombreux, seraient des «chômeurs à moitié demeurés et analphabètes» égarés dans un vote de protestation; les jeunes catholiques des Marie-Chantal échappées de La vie est un long fleuve tranquille ou pire des «apprentis fascistes en loden». Avec ce livre, j’ai voulu éviter ces anathèmes et ces jugements moraux pour montrer les enfants du siècle tels qu’en eux-mêmes : entendre ce qu’ils avaient à nous dire. Pour cela, il fallait aller à leur rencontre, faire une enquête de terrain, plonger dans le chaudron de cette génération sulfureuse. J’ai laissé traîner mes oreilles dans les couloirs des partis politiques, à Sciences Po où le FN a pris ses quartiers, mais aussi dans les rassemblements de l’UOIF (Union des Organisations Islamiques de France). J’ai surfé sur les sites djihadistes. Je suis retourné dans les territoires perdus de la République où j’ai grandi et où je vivais encore il n’y a pas si longtemps. J’ai arpenté la France périphérique où se sont exilés «les petits blancs» victimes de l’insécurité physique et culturelle liée à l’immigration. J’ai interrogé des anonymes comme des protagonistes célèbres.
Je consacre notamment un chapitre à la figure de Marion Le Pen. Son ascension dépasse ses qualités personnelles et politiques. Elle est aussi générationnelle. Marion Maréchal Le Pen est «la Daniel Cohn-Bendit» de son époque, au sens du mai 68 conservateur décrit par Gaël Brustier. Il y a quatre décennies, Cohn-Bendit était la figure de proue de la révolution libérale-libertaire qui allait subvertir l’ordre gaulliste. Quarante ans plus tard, Marion Le Pen incarne la contre-révolution qui vient contester l’hégémonie progressiste. La benjamine du FN est de bout en bout une enfant du siècle : à la fois bambine de la bohème et apôtre de la famille, demoiselle moderne et égérie réactionnaire, héritière d’une lignée politique et incarnation d’un renouveau idéologique.
ED – Diriez-vous que Les Nouveaux enfants du siècle que vous décrivez constituent une réaction globale, bien que hétérogène, à l’esprit de mai 68 ?
AD – Daniel Cohn-Bendit et ses camarades rêvaient d’une société où il serait interdit d’interdire et où l’on jouirait sans entraves. Julien Dray et ses potes de «SOS», de diversité heureuse et de métissage universel. Leurs enfants veulent reconstruire ce que leurs pères ont déconstruit. De référendum européen en Manif pour tous, de percée du FN en victoire surprise de François Fillon émerge une génération qui a soif de repères, de racines et de limites. Ces enfants du siècle rejettent l’idéologie libérale-libertaire aussi bien que l’utopie multiculturelle. Ils ont une vingtaine d’années et sont nés à la fin du XXe siècle. Le mur de Berlin venait de chuter, les totalitarismes promettaient d’être cantonnés au devoir de mémoire et le traité de Maastricht allait être signé. Francis Fukuyama pronostiquait la fin de l’histoire et la mondialisation heureuse devait inaugurer une ère infinie de paix et de prospérité. La nouvelle génération était appelée à se constituer en avant-garde d’une humanité à jamais plurielle, métissée et festive, en pionniers du culte planétaire du vivre-ensemble, de la consommation et des technologies de masse. Mais le scénario ne s’est pas déroulé comme prévu. Le monde nouveau dont la jeunesse a hérité n’est pas celui de la fin de l’Histoire et de la mondialisation heureuse mais celui de l’identité malheureuse, de la crise, de l’indifférenciation et du retour tragique de la violence.
Les enfants du siècle sont le fruit de ces bouleversements, le miroir de ces fractures françaises. S’ils partagent la même colère à l’égard des rebellocrates de Mai 68, leur révolte prend des formes différentes. Les nouveaux enfants du siècle se divisent en trois groupes dont les visions du monde peuvent parfois se rencontrer, mais qui se révèlent in fine antagoniques.
La «génération Dieudonné», pour commencer. Elle est le produit de l’échec de l’antiracisme des années 1980 dont l’humoriste a longtemps été l’un des promoteurs avant d’en devenir la créature de Frankenstein. Ghettoïsés, frustrés de ne pas avoir accès à la société de consommation, nourris de ressentiment victimaire, les jeunes de banlieue n’ont pas su trouver leur place dans le roman national. Déracinés, déboussolés, désintégrés, ils ont fait sécession et se cherchent une identité de substitution dans l’islam radical. Pour une partie d’entre eux, Mohammed Merah, Mehdi Nemmouche ou Amedy Coulibaly ne sont pas des terroristes ou des assassins, mais des combattants, voire des héros. Certains se contentent de brandir #JesuisKouachi comme un étendard, mais les plus fanatiques partent grossir les rangs de Daech.
La « génération Zemmour », ensuite. Elle est née du sentiment de l’urgence à préserver l’identité nationale face au rouleau compresseur de l’Europe, du marché et de la mondialisation.
La «génération Michéa», enfin, qui a éclos avec La Manif pour tous. Comme l’auteur de l’Impasse d’Adam Smith, ces jeunes, souvent catholiques, fustigent à la fois les dérives sociétales de la gauche libertaire et la soumission au marché de la droite libérale. Par-delà la question du mariage gay, ils veulent imposer une révolution culturelle qui, alliant la doctrine sociale de l’Église à la théorie politique conservatrice, serait à même de renverser l’idéologie dominante conçue comme une entreprise de déshumanisation. Traditionnistes sur le plan des valeurs, ils dressent une critique sans concession de la globalisation économique dont l’écologie intégrale est la pierre angulaire.
ED – Comment pensez-vous que ces jeunes, dotés d’une culture politique très différente de leurs aînés, vont influencer le débat politique dans les prochaines années?
AD – Le risque d’un affrontement entre ces différentes jeunesses existe. Depuis les émeutes de 2005, les épisodes de guérilla urbaine se sont succédé. Et il ne faut pas oublier que les bourreaux des attentats de Paris étaient dans la fleur de l’âge comme leurs victimes, ils appartenaient à la même génération. Pascal Bruckner dans le Point a imaginé ce scénario de la guerre du tous contre tous. «Il suffirait d’un dérapage et le pire pourrait se produire : une équipée d’identitaires allant attaquer des mosquées tandis que les banlieues s’embraseraient sous la bannière coranique».
Personnellement, je ne crois pas au scénario d’une islamisation complète de la France façon Soumission de Houellebecq car l’époque n’est plus à la structuration générale de la société par des grandes religions institutionnellement centralisées, mais à l’émiettement et au tribalisme. En revanche, les îlots séparatistes déjà présents dans les banlieues pourraient s’étendre et se transformer en archipels puis en pans entiers du territoire, entraînant par contrecoups d’autres morcellements, les grandes métropoles globalisées pouvant à leur tour faire sécession. Plus encore qu’aujourd’hui, elles deviendraient des forteresses interdites aux pauvres, des citadelles post-modernes où une hyper-classe mondialisée communierait dans l’entre-soi. Avec ce partage des territoires physiques et mentaux entre islamisation et élitisme, la République sombrerait dans un conglomérat d’ethnies, de cultes et de communautés pour devenir comme le disait Mirabeau «un agrégat inconstitué de peuples désunis». Ce serait alors l’effondrement de la France et de l’Europe. La fin du monde des nations.
Cependant, s’il ne nous tue pas, le terrorisme islamiste peut nous rendre plus fort. «Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve», selon la formule du poète Hölderlin. Du sang et des larmes qui ont coulé à flot en 2015 et en 2016 ont surgi les premiers signes d’un réveil français. Les attentats ont été suivis par une libération de la parole publique et un regain de patriotisme. Les marches ont montré la volonté de la majorité de défendre les libertés. La Marseillaise et le drapeau tricolore sont revenus au-devant. C’est dans la jeunesse que l’élan a été le plus puissant. En 2015, le nombre des candidats désireux d’accomplir le service civique ou d’entrer dans l’armée a bondi pour quasiment doubler. C’est à la génération des nouveaux enfants du siècle qu’il appartient la lourde tâche de bâtir la France d’après. C’est elle qui a les clés de la décomposition et recomposition à laquelle nous assistons et qui pourrait balayer les anciens systèmes et clivages en politique comme dans l’éducation et la culture. Lors de son discours de réception du prix Nobel de Littérature à Stockholm, le 10 décembre 1957, Albert Camus déclarait : «Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse.» Les nouveaux enfants du siècle savent, eux, qu’il leur faudra refaire ce qui a été défait.
Propos recueillis par Eric DELBECQUE, Président de l’ACSE