Publié le 10 février 2017 à 0h50 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 15h52
Parlons d’abord de ce qui fâche ! Imaginez une représentation de « L’avare » de Molière sans le monologue de «Au voleur». Le «Hamlet» de Skakespeare amputé du «Être ou ne pas être» ou «Le Cid» de Corneille où on aurait supprimé « Ô rage, ô désespoir ô vieillesse ennemie». Impensable. Et surtout absurde de tronquer ces pièces de leurs répliques les plus significatives. C’est pourtant ce choix très contestable que vient de prendre Dominique Pitoiset dans sa mise en scène de «La résistible ascension d’Arturo Ui» de Brecht où il a volontairement ôté la fameuse assertion de l’auteur sur «le ventre fécond de la bête immonde». Tout le discours final est passé à la trappe d’ailleurs, remplacé par un mime de celui-ci effectué par Philippe Torreton tandis que sur un écran bardé d’un drapeau bleu-blanc-rouge apparaissent des mots censés dénoncer le populisme ambiant sévissant dans le pays. La volonté de faire entrer les phrases de Brecht en résonance avec la campagne de l’élection présidentielle française de 2017 témoigne de ce souci d’actualiser le propos. Prenant le risque de l’affaiblir, de le réduire et d’en faire un objet daté qui vieillira d’autant plus vite que si le Front National demeure une menace le nazisme ne sévit tout de même pas en France aujourd’hui. L’utilisation en vidéo des images des violences policières certes condamnables lors des manifestations contre la loi travail raccrochées à celles de l’incendie du Reichtag paraît également douteuse. Et puis répétons-le sans le rappel de la bête immonde cet « Aturo Ui » là perd de sa force. La transformation des lieux pose aussi problème. Loin des docks des États-Unis, décors de la pièce qui prend comme postulat une voyoucratie semblable entre la pègre américaine et la violence des nazis, entre Al Capone et Hitler qui servirent de double modèle à Brecht, nous sommes dans l’Allemagne industrielle et on évoque l’Autriche (chez Brecht ça s’appelle Cicero) en transformant les noms (le Giuseppe Givola de la pièce par exemple devient Goebbel) et en gommant tout le côté non-européen du propos du dramaturge. Certaines scènes jouées à plusieurs personnages sont éjectées du texte, d’autres modifiées pour mettre dans la bouche d’un seul des dialogues concassés en monologues. Pourtant cette production aux aspects idéologiques assez grossièrement marqués, et surtout réducteurs répétons-le, possède force et qualités intrinsèques. Le décor tout d’abord contribue à la réussite de la production. Glaçant et terrible -qui symbolise une morgue d’où sortent des cadavres intronisant par moments (effets certes faciles) des danses sinistres entre les personnages- il a pour mérite de rendre nette la lecture entreprise par Pitoiset. La musique aussi diffusée en vidéos se fait parfois bonne illustratrice de l’ambiance brechtienne. Si l’on peut se détourner aisément de l’image d’un Karajan (celui que Furtwängler qui le détestait appelait « Monsieur K. » dirigeant ici le Concert du Nouvel an à Vienne) participant avec enthousiasme de la cavalcade nazie, (la réalité est plus complexe), si l’apport de notes du « Carmina Burana » œuvre devenue tarte à la crème en matière d’exemple nazillon, on appréciera de voir le « Va pensiero » du chœur des esclaves du Nabucco de Verdi dirigé le 12 mars 2011 par Ricardo Mutti. Choix pas innocent, puisque à la fin de ce concert des tracts dénonçant les coupes sombres budgétaires dans la culture voulues par Berlusconi atterrirent sur scène. Il est vrai que les totalitarismes et les populismes s’en prennent toujours aux artistes. Et reconnaissons que la scène où un des acteurs chante ce même air de Nabucco en français (voix de Nana Mouskouri en fond sonore) ne manque pas de panache.
Torreton impressionnant
Et puis, il y a Philippe Torreton, être de culture, homme de théâtre et de lettres, esprit curieux qui a si bien servi autrefois en concert par une visite magistrale les chansons du regretté Allain Leprest, publier «Mémé» ou jouer un «Tartuffe» d’anthologie. Il incarne un Arturo Ui impressionnant de cynisme et de force burlesque et tragique. Il est tant le rôle de cet homme qui souhaite avant tout ne pas demeurer inconnu, que l’on peut parler en ce qui le concerne ici de performance spectaculaire. Grâce à lui tous les mécanismes politiques, sociaux, et économiques qui font le lit des dictatures (c’est l’enjeu principal de la pièce) sont disséqués, analysés, exposés de façon claire, précise, subtilement, à l’inverse de la prestation plus en dessous de certains autres acteurs. En dépit d’outrances (on voit le personnage du Comédien apparaître nu avec un écriteau accroché à son cou. On nous a épargnés de justesse sans doute les valises, les plans inclinés et les uniformes nazis qui sévissaient dans un certain théâtre dit d’urgence des années 1970-1980), cet «Arturo Ui» a le mérite de susciter le débat, de créer des interrogations citoyennes et surtout de faire aimer ce théâtre d’idées qui mettant le pouvoir au centre de la toile narrative oblige chaque spectateur à se positionner, et à devenir finalement acteur de la pièce. Ce n’est pas me moindre mérite de cette production atypique, irritante, attachante et surtout assez flamboyante jusque dans ses excès mêmes.
Jean-Rémi BARLAND
Au Gymnase ce vendredi 10 février à 20h 30. Le samedi 11 février à 17h.
Plus d’info: lestheatres.net