Publié le 15 février 2017 à 15h30 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 15h52
Quelle bonne idée que de donner les sept tableaux de «Boris Godounov» d’un seul trait, sans entracte et avec seulement quelques minutes de pause pour changer les décors derrière le rideau et pour reprendre son souffle de l’autre côté. Car, au fur et à mesure que progresse l’action, la densité vocale et musicale s’épaissit, le drame s’assombrit, la tension s’exacerbe entre les décors chaotiques conçus par Petrika Ionesco, fragments de palais luxueux et de chapelles orthodoxes qui embaument l’encens et le secret des malheurs des Hommes. Il faut avoir fréquenté ces lieux de culte pour comprendre encore plus le pouvoir du religieux omniprésent dans ce drame. Il faut avoir assisté, de nos jours encore, à l’est de l’Europe, à ces séances de dévotion extrême envers une icône vénérée, à ces entretiens secrets entre un pope et un, ou une, fidèle, venu(e)s confier leur(s) secret(s), et parfois leur vie, à cette autorité spirituelle barbue, de noir vêtue, qui est plus que tout, lumière et conseil divin en ce bas monde. Tout cela prend corps dans la scénographie dense et puissante de Ionesco, tellement réaliste dans cette œuvre où chacun vit avec ses doutes et ses angoisses, où la religion est autant manipulatrice que les boyards ambitieux. Les manipulés, ces petites gens à qui le pouvoir jette quelques pièces de menue monnaie, sont ainsi asservis, même si la faim les tenaille, et se tiennent aux ordres des comploteurs. Aujourd’hui sur les dalles du monastère de Novodievitchi, demain au Kremlin ! Ils seront là, pour vivre d’aumône de quelques gorgées goulues de soupe populaire servie par le clergé aux aubes cousues de fils d’or.
C’est dans ce contexte que s’inscrit l’action du «Boris Godounov» de Moussorgski, cette progression du doute, et de la folie qu’il engendre, chez un Boris déniant le crime qu’on lui impute, l’assassinat du tsarévitch Dimitri, mais vivant avec ce crime enfoui au plus profond de lui. Au décor chaotique, la musique, non moins chaotique de Moussorgski vient encore assombrir le drame. Une partition totalement maîtrisée par le maestro Arrivabeni, qui la connaît dans ses moindres recoins; les cuivres sont inquiétants et puissants, les cordes frôlent la tachycardie, les vents ont des accents de chants populaires slaves et de plaintes amères. Sous la baguette du directeur musical italien, l’orchestre de l’opéra de Marseille est lumineux. Beaucoup de travail, aussi, pour un chœur s’acquittant fort bien de cette lourde charge qui lui incombe parfois : tenir seul l’action sur le plateau. Une fois de plus le travail d’Emmanuel Trenque, à la tête de l’ensemble vocal, a porté ses fruits toute comme celui de Samuel Coquard à la tête de la Maîtrise des Bouches-du-Rhône.
Puis, il y a les solistes. Une distribution en béton armé concoctée par Maurice Xiberras, il y a déjà plusieurs mois, et qui tient toutes ses promesses. A commencer par un Boris de très haut niveau, puissante voix de baryton basse sombre, souple et très à l’aise dans le registre plus aigu ; il s’agit d’Alexey Tikhomirov qui, pour sa première à Marseille, s’est mis le public dans la poche. Son physique imposant sert son jeu et il fait frissonner dans les scènes de démence. Sa mort, un monument de l’histoire musicale, est totalement réussie. Sur un registre différent, celui de basse chantante, Nicolas Courjal, développe des airs d’une belle profondeur, à l’aise dans son chant, bénéficiant d’une projection idéale et d’une fraîcheur vocale de tous les instants même en incarnant le vieux moine Pimène. Pour incarner Gregori, Jean-Pierre Furlan a deux atouts : son jeu de scène qui se plie sans problème aux demandes de Petrika Ionesco, et sa voix qui est souple et précise surmontant les contraintes d’une partition peu aisée. Idéal interprète de l’infâme manipulateur Chouïski, Luca Lombardo domine sa partie avec clarté et élégance. Toujours du côté des ténors, la prestation de Christophe Berry est à mettre en avant. Il excelle, scéniquement, dans le rôle de l’innocent et donne à ce personnage toute sa puissance dramatique, notamment dans la scène 6 où il crie son désespoir à la face de Boris.
Bonne pioche, donc, pour Maurice Xiberras avec, il convient aussi de le souligner , d’excellents comprimari que sont Wenwei Zhang, Ventseslav Anastasov, Marc Larcher, Julien Véronèse et Jean-Marie Delpas. Sans oublier les femmes qui sont moins présentes que les hommes sur scène, la délicate Ludivine Gombert, émouvante Xénia, la dynamique Marie ange Todorovich, accorte aubergiste et la douce Caroline Meng, fragile Fiodor entre les bras de l’immense Boris. Une fois de plus l’Opéra de Marseille, à en croire le nombre de confrères «de la capitale» présents pour cette première, a créé l’événement lyrique. La salle, archi comble, a fait un triomphe à cette première ; c’était mérité. A voir absolument…
Michel EGEA
Pratique. Autres représentations les 16 et 21 février à 20 heures, le 19 février à 14h30. Réservations au 04 91 55 11 10 ou au 04 91 55 20 43. Plus d’info: opera.marseille.fr