Publié le 9 mars 2017 à 22h24 - Dernière mise à jour le 29 novembre 2022 à 12h31
Un seul homme sut dompter les eaux du fleuve révolutionnaire : un petit caporal aux galons de général. Pour s’initier au héros, il faut s’approprier le Bonaparte de Taine. On ne peut trouver portrait de l’Empereur plus balancé. Il entretint avec Napoléon le même rapport ambigu que Chateaubriand, moins passionnel mais tout aussi complexe.
Un seul homme sut dompter les eaux du fleuve révolutionnaire : un petit caporal aux galons de général. Pour s’initier au héros, il faut s’approprier le Bonaparte de Taine. On ne peut trouver portrait de l’Empereur plus balancé. Il entretint avec Napoléon le même rapport ambigu que Chateaubriand, moins passionnel mais tout aussi complexe.
La colère et l’admiration s’entrechoquent sous la plume des deux auteurs, formant ce subtil et indescriptible alliage que l’on nomme la fascination. L’homme possédant le charisme suffisant pour la susciter dispose de l’arme la plus raffinée qui soit. Celui qui la subit est confronté au sentiment le plus dangereux, et aussi le plus délicat, le plus riche en variations et en nuances. Seul l’égalent l’amour et la volonté de puissance dispensatrice de liberté.
La fascination qu’exerce un homme, une chose ou un événement, sur un autre homme, creuse l’âme de la victime, utilise toute la gamme de ses émotions, distend l’horizon de qui sait et veut voir. Mais il peut aussi asservir l’esprit mal assuré sur ses bases, insuffisamment amarré à lui-même. Le fasciné devient dès lors l’aveugle, le fanatique, l’homme religieux dans l’acception la plus négative, le valet et le représentant de commerce de son maître, de son idole. Il faut donc être gré au Vicomte et au maître de Roemerspacher de leur âpreté critique. Le monument Bonaparte ne craint guère les intempéries et gagne une indiscutable épaisseur à s’orner de sombres parures. Malgré la noirceur insondable de son ombre, l’aigle hante les phantasmes prométhéens et stirneriens de la littérature et de l’imaginaire occidental, de Stendhal, Nietzsche et Carlyle à Malraux, Élie Faure et Abel Gance, en passant par Goethe, Balzac et Vigny, Pouchkine, Léon Bloy et André Suarès. Il fascina même ceux qu’il irritait, à l’instar de Chateaubriand.
Malraux avait raison : Napoléon personnifie l’irruption dans l’Histoire de l’individualisme. Non que Bonaparte ait été pour ainsi dire le premier individualiste : d’autres l’ont précédé dans cette voie, comme je l’indiquais dans mes précédents articles. Il n’est jamais qu’un autre Alexandre, un autre Imperator, un descendant de l’homme de la Renaissance, le frère posthume, comme l’écrivait Taine, de Michel-Ange. A l’égal de ce dernier, c’est un artiste soucieux de maîtrise et saisi par une inhumaine grandeur, habité par une vision que retouchent et précisent à chaque instant la force de sa volonté et la pertinence de sa méditation continuelle. Esprit souverain, il sculpte l’homme vivant et non le marbre, mais il est forgé dans le même métal que le démiurge italien : c’est aussi un créateur à la volonté d’airain.
Ce qui le fait premier d’une nouvelle lignée, c’est de venir en maître d’État soldat de la Révolution, des droits de l’homme et de la nation, de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Fruit de l’individualisme comme philosophie politique et sociale, il assurera par cette filiation les bases de son triomphe. Qu’il ait écorné les pages du livre de la liberté qu’essayèrent d’écrire les Philosophes puis les Constituants de 1789, authentiques promoteurs de la société des individus, du contrat social, ne permet nullement d’engager contre lui un procès en trahison des Lumières et de l’idéologie du sujet. Les héros, les figures historiques qui fournissent aux écrivains et aux hommes d’action matière à méditation et à pugilat, excèdent la somme de leurs actes matériels. Ils agissent également dans l’ordre symbolique : Napoléon est davantage qu’un despote, un tyran, un dictateur, un autocrate, que sais-je encore. Indéniablement, il a muselé la liberté d’expression, envoyé à la mort des centaines de milliers d’hommes pour satisfaire un appétit de conquête que ne soutenait pas toujours l’intérêt de la patrie en danger ou les idéaux de la Révolution.
Certes, il a concentré le pouvoir politique entre ses mains en faisant bon marché de l’ambition démocratique connexe à l’idéologie individualiste, et réduit la liberté à la simple jouissance des biens et propriétés accumulés, à l’appétit bourgeois, cette obsession de l’avoir. Cependant, l’aigle d’Arcole a terrassé de fascination les imaginations, exacerbé les passions de l’égotisme : voilà bien ce que Stendhal a reconnu. Il fut le miroir des orgueils naissants et un maître de vie, un guide pointant du doigt l’horizon à atteindre et le chemin pour se surpasser, un alcool fort excitant l’instinct du surhumain.
Héros parfait, jugera Anatole France dans Le Lys rouge, créateur d’un monde, il s’est d’abord engendré. Du siège de Toulon et de la campagne d’Italie au couronnement impérial, en passant par Vendémiaire et Brumaire, il a forgé de ses mains son propre pouvoir en sachant utiliser à son profit les circonstances, en témoignant de ce sens de l’occasion qui est la marque du génie politique. Il a soumis à sa volonté de puissance un continent entier, défié le pouvoir spirituel, renversé les trônes et façonné le visage moderne de la France, ses institutions, son droit, ses mentalités et ses mœurs. Il a autant créé qu’il a inutilement conquis, dévasté, porté la mort aux quatre coins de l’Europe et bouleversé l’univers.
Napoléon fut un authentique professeur d’énergie – Barrès ne saurait être démenti sur ce point -, un excitateur d’âmes qui offrit le spectacle de l’individu en fusion, laissant exploser en lui le désir d’être centre du tout, d’être ce tout en plus de lui-même, et jouissant de s’augmenter de toutes les forces individuelles et sociales, de les faire concourir aux buts fixés par lui. Cédant à l’impossible et nécessaire ambition d’être Dieu, il a élargi le champ des possibles de l’ego, excitant tous les orgueils, surtout ceux des ardents et des ambitieux, et malheureusement les vils égoïsmes aussi. Il exhorta chacun à être son propre roi et à déclarer la guerre des moi, pour le meilleur et pour le pire. Puisque la carrière est désormais ouverte aux talents, les audacieux se bousculeront pour porter l’uniforme sous les insignes conquérants. Il a sans nul doute nourri encore l’individualisme jusque sur les champs de bataille. La Grande Armée a vaincu non seulement par le génie de son chef, mais aussi par la rage orgueilleuse des prétoriens impériaux, du grognard vétéran à la jeune recrue. A Marengo, Austerlitz, Friedland ou Wagram, ce sont des légions de surhumains qui combattaient sous l’étendard de l’Ogre. Quoi qu’en disent les maniaques de l’argutie, ce sont les Tables de la Loi de la Révolution que les sabres et les fusils de l’Empire ont imposé aux peuples conquis. Certes, les hussards pillaient, mais les idées du siècle achevé ensemençaient la terre spirituelle pour faire lever un nouveau monde.
Les guerriers de la Révolution, les fils de France, sentaient leur cœur dans leur poitrine agrandi aux dimensions de l’univers, leur orgueil dilaté à l’infini d’être les messagers de l’avenir et de découvrir un Dieu en eux. Chaque combattant portant bonnet à poils ou dolmen, sabre et baudrier, croissait dans sa propre estime d’être lui-même et aussi la Cause, non celle qui dévalue les moi, mais tout au contraire celle qui les exhaussent et les rend superbes, proclame la liberté invincible et sacrée, l’égalité et la démocratie, peut-être balbutiante mais néanmoins une immense promesse. Jamais tant de héros renversèrent tant d’obstacles, firent voler en éclats tant de limites… Jamais tant de soldats semblèrent des êtres surnaturels… Bien sûr, les héros-philosophes ont déchu. Après avoir éprouvé le plaisir incommensurable de contempler en eux la noblesse et d’être glorifiés plus que tous les hommes de toutes les nations, après avoir pulvérisé les préjugés, les abus et les dogmes séculaires, réduit en poussière les trônes des tyrans pour hâter le règne des grands principes, des droits de l’homme et du bonheur, après avoir défendu la patrie missionnaire, ils succombèrent aux charmes vénéneux de la cruauté, de la brutalité et de la rapine. L’armée de la liberté devint soldatesque s’étourdissant de vanités, d’or et de promotions, ne cherchant plus la gloire de la France mais le moyen le plus rapide d’être remarqué par le maître. En chacun, à l’image de l’Empereur, ce n’est plus l’individu qui se faisait centre du monde, mais les appétits qui se déchaînaient et s’annexaient les êtres et les choses.
Vinrent la déroute, et les Cent Jours, puis encore l’exil, à tout jamais. Pourtant, que les Bourbons et le drapeau blanc sentaient la mort et l’ennui après l’Empereur ! Imagine-t-on suffisamment ce que pouvaient inspirer de dégoût les ruines de l’ancien monde et les poudrés vaniteux à Julien Sorel ou Fabrice del Dongo. Combien d’enfants du siècle déçus a bien pu compter la France une fois assouvi le désir du repos, combien de Musset, Raskolnikov en puissance, ont-ils vomi la monarchie bourgeoise, Waterloo de la pulsion de vie, et pleuré Prométhée, cloué sur un îlot rocheux de l’Atlantique, nouveau Caucase ?
A la mort de l’Empire, un sentiment de malaise inexprimable commença donc à fermenter dans tous les cœurs jeunes, se lamentait Musset dans La confession d’un enfant du siècle. Les romantiques, très logiquement, n’ont pas pu échapper à l’attraction de l’astre rayonnant : en 1827, l’ode à la colonne de Victor Hugo sonnait l’heure du ralliement et la mort du lyrisme royaliste. Le Mémorial de Las Cases, publié en 1823, avait achevé les dernières réticences en permettant aux âmes libertaires de rêver à un bonapartisme inaccompli qui n’avait pas eu le temps de faire du libéralisme politique et social son compagnon d’armes.
Car c’est bien cela qui détermine finalement le jugement sur l’Empereur des âmes fortes et fières : ses contempteurs estiment qu’il n’aurait jamais accepté le jeu divin des libertés délivrées et l’épanouissement de la démocratie ; ses admirateurs sont convaincus du contraire, ou veulent s’en persuader. Peut-être ces derniers n’ont-ils pas tort, car à l’engloutissement total de toutes les volontés dans sa volonté, l’Empereur lui-même assignait un terme : dans son propre intérêt, il n’admettait pas que la puissance publique, au moins pour l’ordre civil, soit illimitée et arbitraire. Il voyait l’homme tel qu’il est, non pas l’homme en soi ou le citoyen abstrait, mais l’individu réel, total et vivant. Au Français du dix-neuvième siècle naissant, à cet individu, c’est-à-dire à cette indépendance nouvellement promue, il fallait un domaine privé, dont la puissance publique s’interdise l’accès, et qu’elle préserve aussi des autres particuliers. Dans son préau nettement circonscrit, il fallait qu’il soit libre de s’ébattre à sa fantaisie. Malheureusement, l’Empereur n’estimait pas nécessaire que le préau soit très large. Quant aux ardents, les nouveaux cadres administratifs et militaires leur offraient un débouché s’élargissant rapidement vers des perspectives infinies. Mais cela ne suffit pas : quand le héros bafoue chaque jour la démocratie et galvanise les appétits bourgeois pour mieux séquestrer le pouvoir, la grandeur est bientôt congédiée, et les êtres d’exception asservis par la loi de l’or.
Conséquemment, la nature politique du bonapartisme peut changer du tout au tout. Premières esquisse de l’au-delà de la droite et de la gauche, il peut se dégrader en vulgaire démagogie droitière, cocktail de boulangisme et de poujadisme à la petite semaine. Néanmoins, supposer qu’il ne s’épuise pas tout entier dans le chauvinisme petit-bourgeois indigne déjà considérablement les bonnes consciences pusillanimes, effarouchées au moindre frémissement d’hétérodoxie. Il faut du temps pour autonomiser une pensée que tous les miasmes universitaires s’entêtaient à contaminer pour en neutraliser les ardeurs destructrices. Les idoles tremblent de peur à l’idée de vaciller sur leur socle. Au chaos préfigurant les aurores délicates, et au doute né sur les cimes d’une volonté acérée qui toujours bâtit, on préfère souvent les fausses certitudes : elles préservent les âmes trop faibles du désespoir et de l’effort. A cet égard, la typologie des droites établie par René Rémond satisfait le goût juvénile pour les systèmes tout aussi achevés qu’étouffants. Elle constitue une grille de lecture à la fois rigoureuse et souple permettant de rendre intelligible plus de deux siècles d’histoire et de passions françaises. Comblé par le brio de la démonstration, je suis moi-même longtemps resté prisonnier de la magistrale ouverture symphonique du maître à l’insondable mystère de l’exception française. Pas plus aujourd’hui qu’hier, je ne renie mes dettes envers l’essai plein d’éclat de René Rémond.
Mais je crois qu’il y aurait quelque intérêt à poser différemment la question du bonapartisme. Considérant que le bonapartisme – à l’instar du gaullisme, son descendant – relève d’un schéma idéologique plus complexe que la dichotomie droite-gauche, et se révèle porteur d’une authentique possibilité de dépassement du déchirement idéologique rythmant la vie politique de notre pays depuis 1789, j’estime nécessaire de ne pas le résorber vulgairement dans un insipide autoritarisme droitier (il faut lire à cet essai le sublime Napoléon d’Elie Faure, et le livre récent et stimulant de Patrice Gueniffey). Pour enrichir la typologie rémondienne des différentes traditions de la droite française, la réflexion historique serait bien inspirée de substituer la catégorie de national-populisme à celle de bonapartisme. L’anthropologie qui le sous-tend me semble plus proche de l’héritage doctrinal de la droite que les structures conceptuelles et sociologiques du bonapartisme.
Le terme de national-populisme désigne une nébuleuse idéologico-politique apparue à la fin du dix-neuvième siècle et dont le boulangisme, puis l’Affaire Dreyfus, jalonnèrent l’émergence. Cette autre droite naquit d’un désarroi protéiforme suscité par les bouleversements profonds de la fin du siècle dernier. Le national-populisme pose, a priori, la corruption absolue des élites intellectuelles et politiques, engluées dans le mensonge, et solidaires d’un régime parlementaire dont ils sont les maîtres tout-puissants et les premiers bénéficiaires. Il affirme mordicus que le peuple tirera tôt ou tard de ses augustes profondeurs d’inépuisables ressources d’honnêteté et de bon sens qui sauront bien purger de leurs bavards incompétents les salons feutrés des palais nationaux. Au bout du compte, le national-populisme est une caricature du bonapartisme, le spectacle de sa dégénérescence orchestré par des sauveurs d’opérette, démagogues impénitents et médiocres patentés. S’appuyant sur la combinaison d’une thématique sociale, voire socialisante, et d’un discours nationaliste, volontiers belliciste, le national-populisme passera maître dans l’art du maniement des masses, mobilisant les foules sur quelques slogans simplistes dont le répétitif schéma s’articule sur la désignation de boucs émissaires. Le national-populisme est une autre manière de dire l’homme grégaire, l’homme de droite authentique tel qu’il existait avant la pleine inscription de la droite républicaine dans l’héritage de 1789.
Eric DELBECQUE, [[En cette période de campagne pour la présidentielle, il m’a paru indispensable de me livrer à un travail «archéologique» sur le clivage droite/gauche]]. Cette promenade conceptuelle s’étalera sur une série d’articles d’ici mai 2017. Voici la première étape de cette réflexion.Président de l’ACSE et membre du Comité Orwell
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