Publié le 14 mars 2017 à 13h08 - Dernière mise à jour le 29 novembre 2022 à 12h30
Observons-le d’ailleurs d’un peu plus près cet homme de droite d’avant 1945. Au cœur de la pensée de droite originelle gît une peur primaire qu’il faut donc nier : celle du monde, vécu comme hostile et forcément plus fort que l’homme, destiné à le terrasser dans un combat irrémédiablement inégal.
Elle affirme donc l’union harmonieuse de l’humanité et de l’univers, et pose que l’individu s’anéantit dans un flux vital divinisé, dans un principe transcendant, à la fois l’origine et le Tout, dans une sorte d’énergie primordiale et éternelle formant l’âme des collectifs et que certains nomment la Tradition ; Maurras avait parfaitement saisi la nature de cette dernière en la qualifiant de flamme impersonnelle. La singularité s’épuise dès lors dans la transmission, ne doit avoir d’autre préoccupation que de s’éliminer elle-même pour ouvrir le passage à l’Un, l’admirable universel, l’autre nom du néant et de l’asservissement, non pas simplement existentiel, mais aussi ontologique. L’individu est mis à mort parce qu’il faut perpétuer l’homme comme animal politique. Dans la syntaxe de droite -il suffit de se référer aux thèse maurrassiennes-, l’idée de dette, à l’égard de la Nature et de la Société, rayonne comme une idée mortifère. Elle n’est plus sommet d’où s’élance l’individu vers d’autres conquêtes et sa plus grande gloire, mais sentiment de culpabilité, enchaînement à l’ordre des choses. Elle tue ce qui pourrait être plus grand, plus puissant, plus beau, au profit de ce qui est. Elle condamne l’orgueil du moi par peur du Monde, monstre de forces, roi jaloux, possessif et vengeur. Elle est religieuse par crainte : l’homme de droite cherche à se fondre dans la Nature, à supprimer l’altérité qui l’en sépare, à assurer les forces invisibles de sa docilité, c’est-à-dire de son inexistence.
La pensée de droite est à débusquer. Elle se couvre de divers oripeaux, souvent contradictoires, du moins apparemment. Elle vit dans la dissimulation. Certes, elle s’identifie à la passion de l’hétéronomie : elle est la traduction politique de ce concept. Mais l’Histoire masque les essences : en s’incarnant, elle passe de l’état de pur métal idéologique à celui d’alliage circonstanciel. Après avoir régné sous la forme de l’holisme dans la Grèce et la Rome républicaine, et dans les sociétés antiques pré-chrétiennes de manière générale, elle a revêtu l’uniforme organiciste soi-disant chrétien, de l’époque moyenâgeuse jusqu’au siècle des Lumières. Elle subira une autre métamorphose au dix-neuvième siècle : désormais, on la pistera sous le nom d’orléanisme. La victoire du bourgeois louis-philippard, du libéralisme des notables, de l’aristocratie de la raison et de l’argent, c’est la victoire de la pensée de droite la plus intelligente qui soit, la plus implacable et la plus rigoureuse, débarrassée de ses maladies infantiles : la violence physique, la confusion de l’individualisme et de l’égoïsme matérialiste, et l’inaptitude à la ruse.
Ce qu’ont compris les deux plus grands hommes de droite du dix-neuvième siècle, Hegel et Guizot, c’est que l’appât du gain, le goût des richesses matérielles, du confort, de l’avoir, est la plus efficace recrue, le meilleur allié d’une pensée de droite conquérante et efficace, rationnelle et hégémonique. Tous deux n’ont jamais cessé de concevoir la société comme un Corps, au sens le plus bassement organique : composé d’une multitude de cellules et d’organes remplissant chacun une fonction précise, il vit du sacrifice de tous au profit de l’unité supérieure qu’il constitue. Aucun ne doit cesser de se vouer à sa tâche, exclusivement et jusqu’à la mort, rien ne doit jamais le distraire de son objectif unique : il n’existe que pour le Tout, le Corps, le Moi collectif et illusoire, communautaire, pour l’hypostase, et ne peut prétendre à aucune existence autonome, à aucune dignité indépendante de sa mission programmée, biologiquement prédéterminée. L’organicisme philosophique cohérent, c’est-à-dire la pensée de droite conséquente, consciente d’elle-même et mûre, c’est la volonté de biologiser l’existence sociale. L’Histoire n’est pas la seule à être rusée : le théoricien d’Iéna n’a véritablement rien à lui envier. Celui-ci a justifié philosophiquement l’égoïsme bourgeois pour mieux neutraliser la pensée libertaire et abattre l’individualisme, briser la révolution du Sujet.
Hegel avait parfaitement saisi l’Esprit du christianisme et son destin. Jésus est le révolutionnaire originel, la rupture essentielle qui a bouleversé le cours de l’Histoire : il a inauguré l’ère de l’individu en haussant l’âme au rang suprême, en la sacrant l’alpha et l’oméga de l’Être, le seul objet de la sollicitude divine. Le père de la dialectique ne pouvait ignorer que le Christ a scindé l’Histoire en deux et ouvert la voie à la divinisation de l’âme, c’est-à-dire de l’esprit, du moi. Toute son œuvre est un combat contre le fils de l’homme, une négation du message chrétien.
Hegel est le Grand Inquisiteur dostoïevskien, l’ennemi de la liberté. En prétendant réconcilier l’individu et le citoyen dans l’État, l’autre nom du Tout, et de l’Esprit absolu, un nouveau Dieu esclavagiste, il ne visait qu’à mieux soumettre le moi aux Idées pures et platoniciennes que détestait Stirner, à effacer l’orgueil du « je ». Ce qu’il dépasse en édifiant son impressionnant système, c’est le conflit qui oppose inutilement l’égoïsme, l’appétit, l’obsession de l’avoir, et la Société, le Collectif. Il a parfaitement aperçu que les deux pouvaient s’épauler, et même le devaient, car le premier n’est que l’auxiliaire zélé de la seconde dès que l’homme en saisit profondément l’essence. L’Ancien Régime est mort de ne pas en avoir pris conscience à temps. Pour mieux pénétrer encore les arcanes de la pensée de droite qu’exprime à la perfection l’hégélianisme, il suffit de l’analyser en acte, de décortiquer l’orléanisme, sa traduction politique la plus exacte, qui éclate dans toute sa splendeur dans les conceptions et la pratique politiques de Guizot. Ce libéralisme de notabilités qu’exalte l’orléanisme guizottien – traduction politique de l’éclectisme de Victor Cousin -, cet étatisme libéro-hégélien qu’il incarna si consciencieusement, cette souveraineté de la Raison dont il rêva et qu’il s’acharna à légitimer, ne fut que haine du sujet, de l’individu législateur, autonome et indépendant. Seul importe la communauté, l’ogre qui emprisonne et dévore les singularités individuelles.
Ce n’est pas un hasard si les Idéologues de l’Empire et les Doctrinaires de la Restauration, pères des orléanistes de la Monarchie de Juillet, furent ardemment déterministes, les servants zélés de la Raison, confondue pour eux avec la nécessité : tous n’ont eu qu’un seul ennemi, la liberté individuelle, la souveraineté du moi à l’origine des droits de l’homme. Lutter pour la nécessité, la fatalité, le déterminisme, c’était combattre pour la communauté egophage, le Tout, l’hypostase. N’est un individu s’insurgeant contre le collectif que celui qui se sépare, qui s’installe dans la radicalité de l’altérité, de l’absoluité de l’ego, celui qui fonde l’égotisme stendhalien et non l’égoïsme bourgeois. Celui qui se met à l’écart de l’unanimité étouffante de la foule, celui qui refuse de s’annihiler dans un Moi collectif illusoire mais pourtant oppresseur, c’est celui-là même qui nie, c’est-à-dire l’homme libre. Holisme et déterminisme, même combat…
Reste, pour emporter la victoire, à satisfaire l’appétit en l’homme, les besoins de la bête, à l’emprisonner définitivement dans une nature caricaturale. Enrichissez-vous braves gens, tout est là, Guizot l’avait parfaitement compris… Le bonheur du ventre instaurera le règne de la pensée de droite, et la domination de son prêtre : le bourgeois-Tartuffe. Seuls des intellectuels distraits peuvent encore s’enferrer dans le cliché dénonçant dans le légitimiste fatigué, le nationaliste vindicatif et le prêtre intégriste, les archétypes de l’homme de droite : ils n’en sont que les ébauches, les incarnations déficientes. Le type-idéal de l’homme de droite, intelligent jusqu’au vice dirait Nietzsche, subtil, rusé, dangereux, achevé, c’est Joseph de Maistre ou Louis de Bonald dans la redingote de monsieur Jourdain ou Homais, c’est l’orléaniste atemporel: il fourmille parmi les hommes du parti de la Résistance, les prudents du parti de l’Ordre et du Tiers Parti, ou les notables ventripotents et assoupis de la Troisième République ou de la Quatrième impotente. Un député radical-cassoulet obèse et rompu aux arts partiaux de la jactance et de la magouille parlementaire, voilà comment j’imagine l’homme de droite archétypal, celui qui passa l’arme à gauche en 1958, lors de la naissance de la Ve République… Celui que l’on reconnaît derrière tous les visages que pointe du doigt Jean Gabin dans cette scène cultissime du film Le Président qui se déroule dans l’hémicycle…
La IIIe République de Gambetta et de Ferry, de Combes et de Clemenceau, de Péguy et de Jaurès, représentait certes un immense espoir après les sombres jours de Sedan et de la Commune. La république s’était installée subrepticement en 1875 car elle s’imposait désormais comme le régime qui divisait le moins, faute de mieux. Le comte de Chambord n’avait pas su saisir sa chance : son drapeau blanc empêcha une autre Restauration. Les grandes lois républicaines promettaient un individualisme épanoui sous le soleil de la liberté de conscience, de réunion, et de celle de la presse. L’enseignement gratuit et obligatoire ouvrait la route de la liberté, de l’égalité et de la méritocratie, par la diffusion de l’instruction, le déploiement du savoir comme outil d’autonomie et d’indépendance individuelles. La séparation de l’Église et de l’État, en 1905, mettait un terme à la collusion des conservatismes.
L’affaire Dreyfus, quant à elle, avait distingué clairement les amis et les ennemis de l’individu, et imposé définitivement la césure droite/gauche dans les esprits. S’il est vrai qu’il faut se garder de l’expliquer sommairement par l’affrontement systématique de deux morales, il est également avéré qu’elle a traduit des séparations durables, le conflit de deux mentalités, l’une faisant de l’individu humain la mesure de toute chose, l’autre le subordonnant à des valeurs supérieures. Mais le monde bourgeois et la boucherie de 1914 vont égorger dans leurs berceaux ces promesses d’un autre monde.
L’individualisme héroïque à l’assaut du conformisme bourgeois
C’est d’ailleurs contre cette culture et cette morale bourgeoises que vont s’insurger les mouvements non-conformistes des années trente, non contre l’individualisme héroïque ou la démocratie libérale. Ce qu’ils reprochaient aux soi-disant libéraux, républicains et autres démocrates, c’était précisément de méconnaître l’individu comme personne. Je vais tordre le cou dès l’abord à ce qui me semble d’agaçants démons : l’opposition de l’individu et de la personne dans des querelles étymologiques sans fin n’apporte pas grand chose à la compréhension de l’ambiance intellectuelle qui régnait dans cette galaxie idéologique du non-conformisme, finalement si proche d’Albert Camus. Pour la Jeune Droite comme pour l’Ordre Nouveau et Esprit, préférer le terme de personnalisme à celui d’individualisme ne signifiait qu’une seule chose : vouloir se démarquer de l’étroit matérialisme bourgeois rationaliste et égoïste qui dissimulait derrière l’abstraction, la creuse phraséologie droits-de-l’hommiste et les mots ronflants, le plus profond mépris de l’individu, du moi, et des conditions de son épanouissement.
De ce fait, il ne faut pas chercher des relents holistes dans les écrits des non-conformistes. En dépit de certaines maladresses de langage, dont le meilleur exemple est l’acharnement de Mounier à qualifier son personnalisme de communautaire, il serait plus sain de méditer quelques textes phares de Maulnier ou Dandieu. S’ils insistèrent sur la socialisation de l’homme concret, c’est pour mieux valoriser la personne, mettre l’accent sur cette lapalissade: le moi se déploie grâce aux ressources sociales, matérielles et spirituelles. Mais en aucun cas il ne s’agissait pour eux d’abolir l’individu dans le collectif, tout au contraire. L’homme doit beaucoup à la société, écrivait Maulnier, et il en reçoit toujours plus qu’il ne lui donne. Mais il n’en faut pas conclure qu’il est légitime d’exiger toujours plus de l’individu. Car la société ne se justifie que par les services qu’elle rend à l’homme, tandis qu’il est une autre justification de la personne humaine que les services qu’elle rend à la société. Désireux de s’émanciper des oppositions stériles et des faux paradoxes, les non-conformistes entendaient restituer à l’homme l’intégralité de ses facultés, de sa vérité et de sa plénitude existentielles, pour l’arracher au réductionnisme capitaliste et collectiviste, qu’il soit communiste ou fasciste. Et afin d’exprimer l’originalité de leur position, les représentants de ces mouvements furent amenés à opposer la personne à l’individu.
Ils usèrent de cette rivalité construite en réinventant le dualisme cartésien. Pour autant, il serait malhonnête de leur intenter un procès pour usage de fausse métaphysique ou d’ontologie fumeuse. Aucun n’a jamais prétendu que la chair devait s’effacer devant l’esprit, loin s’en faut. En distinguant la dimension physiologique et matérielle de l’homme, autrement dit l’individu, de l’aspect raisonnable, spirituel et supérieur de son être, c’est-à-dire la personne, ils n’exigeaient pas leur hiérarchisation mais leur fécondation mutuelle, et tentaient d’accoucher l’homme-total, complexe et multiple, synthétique, au sens nietzschéen. De même entendaient-ils briser la contradiction factice exilant le moi insulaire hors de l’espace socialisé de l’échange humain, qu’il soit affectif, charnel, instrumental ou culturel : l’enracinement ne nie pas davantage la singularité individuelle que la solitude irréductible et nécessaire de l’âme n’est hostile au commerce sentimental et à l’intersubjectivité joyeuse.
Tous ces jeunes hommes entendaient penser le bouillonnement politique et intellectuel de leur temps, générateur de tensions multiples, à partir de son épicentre. A leurs yeux, les difficultés de l’époque dérivaient d’une crise de civilisation, c’est-à-dire d’une crise spirituelle. Selon l’agnostique Maulnier, toute activité libre et désintéressée se définissait comme spirituelle. Défendre l’esprit, c’était pour lui sauvegarder la liberté intérieure de l’homme, sa capacité à dire oui ou non, son pouvoir de créer des valeurs. Dans cette perspective, où l’on débusquait l’influence de Nietzsche, l’esprit apparaissait aussi comme le pouvoir de l’homme de construire son destin, de se surmonter lui-même dans la tentative d’une forme de vie supérieure et totale. Cette attitude, tendue vers le perfectionnement de soi-même, débouchait finalement sur un clair égotisme spirituel, sur une forme de culte du moi fortement teinté d’esthétisme. Si Maulnier s’éloignait ainsi de la Jeune Droite catholique, il se rapprochait par là de Dandieu, qui partageait son admiration pour Nietzsche. L’Ordre Nouveau confondait lui aussi le spirituel avec la liberté créatrice de l’homme, avec sa faculté de s’extérioriser, et d’imposer sa volonté au monde. La personne étant l’individu engagé dans un conflit créateur, le spirituel était alors défini comme le pouvoir de dénouer ce conflit par un acte libre : le spirituel, c’est le pouvoir de renverser pour ordonner à nouveau. Action et affirmation, lutte et expansion, telles étaient pour l’Ordre Nouveau les caractéristiques de toute activité spirituelle.
L’esprit, comme la révolution, écrivaient Robert Aron et Arnaud Dandieu, s’exprime par la violence. Il est essentiellement ce privilège qui dresse l’homme contre l’univers, le faisant survivre et résister, attaquer et étendre son pouvoir, lui permettant de rallier toutes ses forces psychologiques et physiques à son désir légitime de conservation et d’expansion. L’esprit est ce qui anime et rassemble l’homme dans le même mouvement. L’amour et la création, actes de conquête par excellence, en sont les émanations directes. L’horizon de ce personnalisme à saveur nietzschéenne s’incarnait dans l’idéal-type du héros, figure parfaite de l’originalité déclamant sa liberté à la face du monde et du destin. L’héroïsme véritable, déclarait Denis de Rougemont, c’est l’acmé de la vocation, c’est-à-dire de la tendance profonde de l’homme à persévérer dans son être particulier. Tous ces cénacles politico-littéraires tentaient de répondre à une crise de civilisation, à une métamorphose du monde moderne exigeant un dépassement des manières traditionnelles de penser et des catégories usuelles de la politique. D’une nouvelle approche philosophique et spirituelle de l’homme – ouvrant sur une perspective politique et un projet social – pourrait émerger une nouvelle société, un homme nouveau. Mais pour qu’une telle rénovation aboutisse, il était indispensable qu’une tension maximale de toutes les forces de la nation s’opère, et que celles-ci se combinent pour exercer une action conjuguée. De tels efforts ne pouvaient se déployer que sous la pression d’une conscience claire des profondes et dangereuses mutations générées par le siècle.
La fin du dix-neuvième et le début du vingtième siècle avaient multiplié d’amères découvertes, insupportablement gravées dans les crânes par les tranchées. Ils venaient de concevoir et d’éprouver le réseau des déterminations si nombreuses qui enserrent l’individu et le groupe, révélant les relations complexes du physique et de la psyché, et mettant à nu les ressorts cachés et souvent irrationnels des comportements individuels et collectifs. De la biologie à la sociologie en passant par la psychologie et l’ethnologie, toutes les sciences de l’homme ont contribué à renverser l’image d’un homme libre, souverain et raisonnable, transmise par l’humanisme classique. Plus que jamais, l’angoisse de l’homme devant l’incertitude de son essence et de son destin influençait toute vision du monde et des êtres. Pour détruire Dieu, et après l’avoir mis à mort, l’esprit européen a anéanti tout ce qui pouvait s’opposer à l’homme, ne trouvant que la mort au terme de ses efforts. Il n’est plus d’idéal auquel nous puissions nous sacrifier, car de tous nous connaissons les mensonges, nous qui ne savons point ce qu’est la vérité…
Jean-Louis Loubet Del Bayle (dans Les non-conformistes des années 30, Seuil) avait parfaitement raison de souligner qu’en interrogeant les années trente en termes de civilisation, les jeunes essayistes de cette décennie tournante ont eu l’intuition que de terribles menaces pesaient sur le vingtième siècle commençant. Cette obsession d’apporter des réponses adéquates à une crise spirituelle et totale de la civilisation moderne, entraîna la presque totalité des non-conformistes et des dissidents politiques à suivre avec intérêt l’installation et l’évolution du fascisme et du national-socialisme. Tout en portant un jugement sévère et sans concession sur l’encadrement totalitaire et le racisme nazi, négateurs de la personne humaine et de sa souveraineté, ils avouaient une certaine fascination pour d’autres aspects ou réalisations de ces régimes. L’élan et l’aspect martial d’une jeunesse accoutumée à la maîtrise de soi ainsi qu’à la culture du corps, le redressement et la tension de toutes les forces de la nation dans un effort concentré, le renoncement aux catégories intellectuelles trop positivistes et l’appel à l’instinct, la priorité accordée à l’action constructrice, l’attention accordée aux communautés naturelles de l’individu – famille, corporation professionnelle, région -, la mise en cause des structures économiques et sociales bourgeoise, indiquaient à leurs yeux des perspectives fécondes dont il faudrait tôt ou tard semer les germes en France, certes en les acclimatant à des traditions nationales bien différentes, mais en conservant ce qu’elles contenaient de juste intuition des métamorphoses du monde.
La réflexion historique a mis à nu les terribles illusions que ces hommes nourrissaient sur la réalité des régimes fascistes, mais les contemporains n’avaient guère la possibilité de s’en préserver. Sans adhérer au fascisme, ils croyaient discerner dans ces régimes les chantiers -contestables à leurs yeux sur bien des points – d’une autre forme de société, l’expression d’un élan profond du temps qui n’appartenait pas exclusivement à l’histoire italienne ou allemande. Baignant dans ce que Raoul Girardet nommait l’imprégnation fasciste, les intellectuels non-conformistes ont tenté de s’ouvrir à tous les modèles idéologiques, politiques, économiques et sociaux qui paraissaient s’émanciper du vieux monde bourgeois du dix-neuvième siècle sans renier en bloc la modernité. Certains prirent rapidement conscience que le fascisme ne semait aucun germe d’un renouveau de la civilisation moderne. D’autres s’enfoncèrent dans l’aveuglement totalitaire, et succombèrent au chant des sirènes brunes ou rouges, car les raisons étaient similaires qui les entraînaient à se laisser séduire par les unes ou les autres.
L’enthousiasme révolutionnaire qui épaula la séduction totalitaire, écrivait Maulnier, fut une des formes d’un nouveau mal du siècle. Ceux-là même qui le propagèrent se faisaient gloire de ne point posséder de conception générale des problèmes du temps, mais seulement un état d’âme révolutionnaire, un dégoût profond du passé et une espérance joyeuse dans les transformations gigantesques du monde. Cette aspiration révolutionnaire était née sur le fond commun du nihilisme moderne. Comme l’aventurier avait décidé de tirer profit de l’écroulement général des valeurs, comme l’homme du dégoût de vivre avait fait de cet écroulement le motif d’une inaction désespérée, le jeune révolutionnaire avait décidé de prêter la main au cataclysme. Mais cette résolution ne s’est fondée sur aucun effort de l’intelligence pour appréhender les questions décisives : elle a simplement exprimé l’engouement pour cette grande vague de forces qui déferlait sur le monde moderne. La révolution ne fut plus dès lors qu’un monde d’images et de mythes, de grands cortèges frissonnant d’étendards et d’impériales cérémonies collectives, de bataillons de jeunes gens en uniformes ou au torse nu, défilant vers l’horreur et la mort.
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