Publié le 25 mars 2017 à 12h57 - Dernière mise à jour le 29 novembre 2022 à 12h30
Il faut recréer autrement le clivage droite/gauche, à l’intérieur de l’espace mental de la modernité inauguré par 1789. Mais la refondation prend du temps – nous le constatons chaque jour durant cette campagne présidentielle et dans l’attente du sursaut collectif, il faut pourvoir à son déploiement personnel.
Peu importe la méthode, seul compte le but : permettre l’éclosion de puissants caractères, d’âmes profondes et fortes, lucides et attentives, résolues et viriles, armées de patience, de discipline et de volonté, cuirassées dans les aciers souples et brillants de la belle individualité, du Condottiere, guerrier désinvolte et prudent. Tous ont appris à endurer les outrages de la solitude, souffrants passionnés de ses baisers glacés. Ils y ont forgé, dans la douleur fascinée, le goût de penser en liberté et les lames acérées de leur fière âpreté. Le héros demeure symboliquement l’homme qui brandit le glaive, le visage même de l’action, le symbole de l’état guerrier, de la bravoure et de la puissance, détruisant pour bâtir, père et gardien de l’harmonie. Assurément, il est l’homme à l’épée, celle de la guerre intérieure, de la confrontation avec soi (non avec les autres), celle de l’énergie génératrice, de l’implacable volonté, de la pensée vivante et de l’activité spirituelle : un fragment de la Croix de lumière prétendaient les Croisés… Il a le regard dur, et fier : deux grands astres de fauve, brillants et brûlants. C’est un homme d’honneur, cette pudeur virile, écrivait Vigny. Il semble veiller sur l’Univers entier, sans cesser de défier toutes les images sacrées. Il est l’ordre et le chaos. Il blasphème en Seigneur, toujours se parlant franc, n’exigeant que l’instant, le noble et le grand. Il est Lucifer et Dieu, Caïn et Adam. Il n’espère ni salut ni grâce, le combattant du Grand Défi, le Fils aîné de Dieu…
C’est un aristocrate, tel que l’entend Fernando Pessoa : en quelque sorte, il se dédaigne lui-même, car le plus grand empire sur soi, c’est l’indifférence envers soi-même… Il faut traiter ses rêves et ses désirs les plus intimes avec hauteur, en grand seigneur. Et pas de modestie mal placée, Gombrowicz a mille fois raison sur ce point, car celui qui avoue ses fantasmes de grandeur est beaucoup moins attaché à soi, se traite avec beaucoup plus de distance et d’humilité que celui qui rougit à la seule pensée de telles confessions. Le lion s’essaie sans cesse à ne plus hésiter, à ne plus reculer devant rien et à aller jusqu’au bout de toute chose, de toutes ses forces : il n’écoute que son impérialisme sur lui-même. S’expérimenter, soi comme le monde, chercher ses limites, mais aussi l’infini que l’on porte en sa poitrine, l’indicible et l’étonnant, voilà l’audace qu’il lui importe de cultiver. Cette endurance à être, et à faire, est le centre de toute maturité, l’unique voie qui permet de dépasser ses propres frontières, et de joindre des aptitudes jusque-là séparées. L’être des horizons syncrétiques est un double mouvement, synthétique et fractal, d’affleurement et d’approfondissement, car s’approfondir c’est s’unifier sans se mutiler, l’ambition absolue…
Icare au pilori
Mais assez de plaisantes digressions ! Dépression du sujet, constate-t-on aujourd’hui… Contingente, circonstancielle ? Plutôt favorisée… La gauche contemporaine, droite réactionnaire masquée, a travaillé sans relâche à l’infantilisation et à la victimisation des individus, ces épidémies dévastatrices pour les jours prochains de l’Occident. Méthodiquement, elle a déresponsabilisé tous azimuts pour enfin venir à bout de la liberté individuelle. Bienvenue dans le monde des éternels bambins d’Huxley et des martyrs patentés qui ne veulent plus jamais s’inquiéter et lutter, bienvenue dans le monde des golems, des tubes digestifs et des nerfs optiques repus, de la bestialité réinventée et satisfaite qui ne sait donc plus désirer, bienvenue dans le parc d’attractions du Dernier Homme… Les occidentaux ne sont plus que des spectateurs. Et exister dans la passivité du spectateur, c’est renoncer à sa vie, à toute singularité, se reconnaître dans un reflet extérieur à soi-même, manipulé et aliénant, identifier ses besoins et ses désirs à ceux prescrits par tous les pouvoirs.
L’Occident ne veut surtout plus entendre parler du tragique de la condition humaine : il faut simplement être heureux… On sent la médiocrité affleurer sous le cocooning narcissique farouche. Maudits soient tous ces gens que l’ennui n’effraye plus… Samuel, le héros d’Une désolation, n’a plus droit de cité dans les ruches urbaines de l’Homo festivus disséqué par Muray : il n’est guère présentable le merveilleux rabat-joie de Yasmina Reza, pris de nausée à l’idée que son fils désire seulement être heureux. Cet impatient dinosaure débordant de vitalité croit à la volonté et entend faire flancher le réel, imposer les décrets humains à la matière et non s’adapter, se répandre en courbettes devant l’irrévocable. Qu’aurait-il de commun avec l’époque cet individualiste féroce qui ne veut pas dire oui au monde et se blottir dans les dogmes du moment, rassurants parce que grégaires, qui se fout d’être accepté ou aimé mais veut conquérir ? Rien n’est plus terrifiant que les paroles de Samuel, car il a mille fois raison. La soif d’absolu et la geste héroïque, le goût de la revanche, la fièvre de la démesure et la passion de l’insurrection, tous ces trésors disparaissent du monde. Les guérilleros du bonheur ont gagné trop de batailles : pourvu qu’ils perdent un jour la guerre… Samuel est trop grand pour ce monde moral à vomir, cul-bénit à souhait. Lui qui a toujours voulu se dépasser, créer et bâtir, il ne voit plus autour de lui que fatalisme veule, accrocs du confort bourgeois et monotone, militants du peinardisme. L’égoïsme consumériste des pâles disciples d’Eudoxe signe l’arrêt de mort de la liberté et atomise les ambitions de l’esprit. Les prétoriens serviles de la pensée unique roucoulent de bonheur en claironnant le triomphe de l’individualisme alors qu’ils ne font qu’escorter son corbillard. Le bonheur, rétorque avec raison Pascal Bruckner aux béats postmodernes, ne saurait être l’horizon indépassable des sociétés humaines, ni le fondement de l’action : il se subordonne à la liberté. Pour être heureux, il faut d’ailleurs se moquer du bonheur, et l’accueillir sans le soumettre à la question. Préférons-lui le plaisir, brève extase dérobée à l’inéluctable et à la souffrance. Peu nous chaut ce gluant bonheur postmoderne, ce petit confort de termitière que nous vantent les éternels Homais. Davantage que la tranquillité du bourgeois satisfait de lui-même et du monde, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, il faut priser la joie et la gaieté.
Depuis vint ans, la gauche « bobo » n’est plus que la championne de l’authentique vulgarité, celle de l’esprit. On peut suspecter toutes les manifestations du ridicule et de la bêtise d’en dériver. Elle constitue la matrice du conformisme, cet immobilisme que les esprits timorés nomment pudiquement le conservatisme en faisant ainsi un immense contresens. Notre époque a ceci de fascinant qu’elle se pare des oripeaux de l’individualisme et du mouvement alors qu’elle raille la personne et l’originalité réelle. La vulgarité se confond aujourd’hui avec une conception très singulière de la modernité, qui tient davantage de la gesticulation que du souci du progrès. Les révolutionnaires patentés, demi-soldes de la contestation tous azimuts, se régalent d’enfoncer les portes ouvertes, de triompher dans les faux combats et de s’installer dans les pensées dichotomiques faciles et rassurantes. Ces hémiplégiques intellectuels aiment les catégories étouffantes et les prêt-à-penser qui permettent de mieux condamner. Beaucoup de soi-disant leaders d’opinion s’avèrent, à bien y regarder, des moralistes, des inquisiteurs en puissance qui n’ont guère le goût de l’unique stirnérien.
Les faux «progressistes» de tout poil, les branchés cools et sympas, sont les nouveaux vieux cons, pourtant dans la fleur de l’âge, les ringards par excellence, les totalitaires spirituels et liberticides, les meurtriers de Prométhée et les fossoyeurs de l’individualisme. L’énergie leur manque, et l’amour de la vraie différence aussi. Ils traitent bien cavalièrement la fraternité et ambitionnent trop souvent de se montrer. De quoi ont-ils l’air ces adeptes du No future feutré dont l’avenir est pourtant tout tracé ? Est-il possible de les prendre au sérieux ces nouvelles figures du bourgeois balzacien, ces nihilistes de pacotille et ces anarchistes subventionnés qui s’affichent en sociaux-démocrates décontractés ? Ces profs de vertu ont-ils d’ailleurs jamais mis les pieds dans un quartier sensible ? Ces champions distraits de l’égalité se sont-ils demandés ce que peut éprouver un homme pour qui exister ne signifie guère plus que survivre ? On peut en douter… Ces prétendus révoltés rivalisent de virtuosité dans l’art de castrer le talent et de fonctionnariser la pensée.
Le terrorisme intellectuel de quelques mandarins homologués, que certaines de nos élites énarquisées s’empressent de cautionner, menace à tout instant d’ostraciser l’impudent qui afficherait sa répugnance pour la pensée formatée. La bonne conscience des sociétés occidentales contemporaines, le gardien de l’intelligence aux allures de coq de basse-cour, le clerc éructant l’anathème si proche de l’inquisiteur d’antan, c’est-à-dire l’intellectuel homologué, de «gôôche» et à cheval sur la mode -non parce qu’en cavalier aguerri il maîtriserait sa monture mais parce que le panurgisme lui tient lieu de philosophie-, emploie toutes ses forces à paraître progressiste, tolérant, ouvert, ennemi de toutes les exclusions et de l’arbitraire, solidaire et compatissant. Il s’épuise à précéder le sens moral : toujours en avance d’un nouveau combat sans risque contre l’injustice et l’obscurantisme des adversaires disparus de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, il prospecte le monde à la recherche de tous les martyrs, à l’affût de toutes les victimes.
L’uniforme idéologique de l’intello branché en mal de magistère moral, de groupies et de visibilité médiatique, est repérable de très loin. Le tartuffe collectionne les insignes de toutes les unités d’élite et des troupes de choc contestataires qui ont sévi depuis les années cinquante. Une petite tendresse nostalgique l’étreint douillettement au souvenir des beatniks: dans un coin de leur bibliothèque, ces caricatures de Dean Moriarty ont pieusement rangé Sur la route et Le festin nu, faisant volontiers, en connaisseur averti, l’apologie des rythmes syncopés du jazz, des courses folles en voiture, de l’ivresse, de la drogue et de l’érotisme de midinette, symboles du plaisir et de l’indépendance, bannière des ennemis de la morale petite-bourgeoise et des grincheux puritains, aigris et fachos… Ces champions de l’homme, tiers-mondistes reconvertis dans l’humanitaire médiatique ou le médiatique rémunérateur, ont vibré aux symphonies des formations révolutionnaires. Gourmands de mots, ils se régalaient de manifestes pour l’autogestion et le fédéralisme, le syndicalisme et le mutuellisme, agrémentés de quelques condiments à la sauce Francfort et marcusienne, situationniste et freudo-marxiste. Le socialisme mâtiné de révolution sexuelle leur a toujours tourné la tête… Rien n’est plus délicieux qu’un cocktail de Marx, de Charles Fourier et de Wilhelm Reich : un doigt d’aliénation, un autre de nouveau monde amoureux phalanstérien, et un soupçon de dédain pour la famille, cette fabrique d’idéologies scandaleusement autoritaires et de structures mentales pitoyablement conservatrices, c’est un mélange qui vous envoie tout droit au royaume de l’extase permanente et de la société sans classes… C’était le bon temps : les hippies et le pouvoir des fleurs, Thoreau et les odes à la nature, les hallucinogènes et l’art psychédélique, le bouddhisme niais façon zen et Jésus-Christ superstar, Woodstock et le happening… Il faudrait dire un jour, assez vite, que ce sont eux les nouveaux réacs… Ils n’ont jamais été les fils de Prométhée, mais ceux d’Epiméthée…
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