Publié le 10 avril 2017 à 23h38 - Dernière mise à jour le 29 novembre 2022 à 12h30
Je décrivais dans mon dernier article les ténèbres intellectuelles du nazisme du point de vue qui nous occupe ici : la partition entre la droite et la gauche. Dans la littérature française de la première moitié du XXe siècle, Drieu la Rochelle grava dans le marbre de l’esprit cette tentation du précipice nihiliste que constitua l’hitlérisme. Toutefois, ses reliefs intérieurs ne s’épuisaient pas dans son fascisme fantasmé et sa passion moniste : il rêvait en hégélien, avide de dépasser les contraires.
C’est d’abord cette passion qui l’a malheureusement conduit aux légions du siècle. Il voulait fusionner la droite et la gauche, les recréer, risquant du même coup de sombrer dans «l’angélisme exterminateur» décrit avec grand talent par Alain-Gérard Slama. Mais pour cela, il aurait fallu beaucoup de jeunes gens qui noient dans leur masse les vieilles oppositions. C’était à ses yeux le secret du fascisme, du nazisme, et du bolchevisme. Il voulait un homme nouveau, lui aussi, mais un être d’élite, un surhomme plus proche des songes de Nietzsche que des bourreaux germains sanglés dans l’uniforme noir aux runes d’argent. Il fut fasciste parce qu’il ne pouvait vivre que dans le rêve du redressement viril et ascétique. Il a cru à un rêve, en intellectuel trop vite conquis. La réalisation tartufesque de ce rêve fut pour lui le dernier sursaut en Europe de tout ce qu’il aimait dans la vie : une certaine attitude physique, une certaine aristocratie du comportement… Illusion terrible… Il combina cela avec son occultisme aryen, indien, védantiste. Nietzsche vint recouper la Bagavad-Gita… Mais le rêve, écrivit-il, sombra dans la bureaucratie, dans le verbalisme de la propagande… puis dans l’horreur…
Il s’est livré au fascisme parce qu’il s’est donné à la guerre et au héros, en esthète fasciné. Cependant, les conflits modernes, industriels et démocratiques, le dégoûtaient. Drieu chérissait une guerre mythique, libératrice et purificatrice, héroïque et noble, où surgit et s’impose le chef, l’âme d’exception à la volonté d’airain. Le combat est une forme élémentaire de la vie, soutint Drieu en bon nietzschéen, mais son incarnation contemporaine la trahit, l’abolit dans une monstruosité sans nom, où la technique émancipée broie les êtres et les choses à la poursuite du néant. De surcroît, le fascisme était à ses yeux une école du caractère, qui exaltait la discipline et la maîtrise de soi. L’intellectuel qui voulait être un guerrier resta obsédé par l’image exigeante de l’homme total, absolu. Il se voulait un être complet, non pas seulement un homme de plume mais aussi un homme d’épée. Et il regrettera toujours de n’avoir pas occupé dans l’entre-deux-guerres le poste de dandy, de non- conformiste se refusant à toutes les sottises courantes, et manifestant une discrète et sacrilège indifférence.
Il occulta du même coup la dimension essentiellement holiste du fascisme, tout au moins dans sa version italienne. L’hitlérisme, disais-je, se déployait quant à lui selon une logique différente, articulée autour du mythe aryen. L’Absolu, l’Esprit de la Race, était censé s’incarner dans chaque individu de la communauté germanique. Certains en furent prétendument le reflet achevé. L’individu, aboli comme singularité, était divinisé comme entité raciale, figure du Volksgeist. Refusant de choisir entre un nationalisme négateur de la personne et un individualisme générateur de toutes les remises en cause, l’idéologie hitlérienne donna le jour à une anthropologie déterministe, pulvérisant les habituelles catégories conceptuelles que sont l’individu et la communauté.
Le même déchirement philosophique et ontologique blessait l’âme du dandy inachevé. En témoignent les paradoxes et les aspects insolites de ses sentiments religieux et de ses convictions théologiques. Le lien qui les unissait à sa pensée politique était essentiel et profond. La pensée métaphysique et ontologique de Drieu est un chemin sinueux, un fleuve grondant, un jaillissement de questions, de paradoxes et de pressentiments. Elle est riche, exubérante et désordonnée, puissante et incertaine. Il croyait à une religion secrète et profonde, scellant l’alliance, et révélant l’unité fondamentale, de toutes les religions.
Il y avait en lui, il l’avouait lui-même, un individualiste forcené qui craignait la Tradition. Pourtant, il affirma aussi ne pas croire aux individus, aux génies, aux originaux, n’admirant en eux qu’une substance pareille chez tous, témoignant de l’Un. Mais s’anéantir faussement dans le Tout est encore un moyen pour l’invincible orgueil d’Icare et la volonté de Prométhée d’accéder à la toute-puissance, à l’inconditionné et à l’infini, bref, au Pouvoir absolu. Ce passionné d’ésotérisme qu’il fut ne croyait pas au Dieu personnel des Chrétiens, conception du divin qu’il jugeait étroite. Son Dieu était insaisissable. On pense parfois l’atteindre dans la pensée d’Averroès. L’homme est seul comme Dieu. Il est seul parce qu’il est Dieu, écrivait Drieu : révélation, affirmait-il, qui s’était également imposée à Nietzsche. Il se dira convaincu que les âmes individuelles n’existent pas, et que nulle conscience particulière et éternelle ne survit à la mort du corps. Le Moi devient Dieu lorsqu’il n’est plus le moi. Dieu, écrivit-il, c’est Moi. En rentrant dans Moi, Dieu le fait aussi grand que lui.
L’individu semblait faire les frais de cette soif d’infini et d’apories surmontées. Ce qu’il sentait de spirituel en lui, d’immortel, c’était justement ce qui n’était point particulier. Il avait toujours eu le sentiment, dans ses moments de plénitude, de lucidité, que ce qui comptait pour lui, en lui, c’était ce qui n’était pas lui, c’était ce qui en lui participait à quelque chose d’autre que lui, et même de tout à fait étranger et de contraire à lui… La pensée la plus intime de l’auteur de Gilles – ce monument élevé à la gloire du dandysme égotiste – reste équivoque. Il a affirmé mourir dans la foi de la Baghavad-Gita et de Zarathoustra. L’individualiste en Drieu combattait le poète fasciné par l’Orient. Il ne s’est jamais résolu à choisir, en nul domaine, sans doute par passion de l’absolu.
Drieu vouait un véritable culte à l’individualiste tout à la fois absolu et désabusé, Prométhée paradoxal, anarque insolent et désinvolte. Pour cette raison, il haïssait la démocratie, qui abolit toutes les hiérarchies. Il a lu le Barrès du Culte du moi et de L’Ennemi des Lois, tout autant que celui du roman de l’énergie nationale… L’aurore du communisme annonçait selon lui la victoire de l’aristocrate, de l’individu d’exception. Ce qui lui plaisait dans le triomphe du communisme, ce n’était pas seulement la disparition d’une bourgeoisie odieuse, mais aussi le peuple mis au pas, et le réveil du vieux despotisme sacré, de l’aristocratie absolue. Même sa conception du suicide témoignait d’un irréductible individualisme et d’un invincible orgueil. La mort volontaire achève le moi, dans tous les sens du terme. Les raisons les plus hautes se mêlèrent pour l’incliner à s’ouvrir les veines : le juste sentiment de la saturation, l’orgueil, le goût de s’achever dans son meilleur moment, au temps de sa plus haute conscience…
Mais Drieu fut tout autant hanté par les spectres désindividualisants de la faiblesse et de la décadence qu’enivré par les parfums d’héroïques et oniriques aventures. Dans l’individu et les nations, la personne et les civilisations, le moi et l’être, il discernait toujours la part de mort, l’inventait au besoin. L’auteur de L’homme à cheval et du Chef se sentait honteux de n’être que lui-même, indigne de ses rêves. Quel soulagement de s’abolir dans l’Un, de se blottir dans le sein communautaire lorsque rôdent les hordes du déclin… Drieu fut sans doute l’archétype de l’intellectuel fatigué dont parlait Cioran, cette figure décadente résumant les vices d’un monde à la dérive. Il n’agit pas ce tard-venu, il pâtit. Seule la force qui le broie le séduit. Il est fatigué de sa lucidité, excédé d’être libre, d’être soi, de cheminer dans l’incertain. Il soupire après l’illusion, se jetant tête baissée dans n’importe quelle mythologie qui lui assure la paix du joug. Ses propres débris le fascinent. Tandis qu’il les contemple, il modèle de nouveaux dieux ou rebaptise les vieilles idoles, n’aspirant qu’à se désister de soi. Parvenu aux frontières de la raison, face à face avec le néant, il tente de s’accrocher à la première certitude venue. Mais la naïveté lui manque : fanatique sans croyance, il n’est plus qu’un homme las et terrifié…
Du héros tragique
Alors qu’il promettait d’être un prince de la jeunesse en fusion, un seigneur de l’aporie domptée, Drieu se laissa malheureusement naufrager par sa tempête intérieure. Il faut donc s’envoler vers d’autres horizons pour débusquer ces esprits par-delà droite et gauche que sont les héros tragiques, ces marginaux malhonnêtement évacués de la scène historique et intellectuelle pour anarchisme de droite, formule commode qui ne veut rien dire mais satisfait la fausse gauche. Je les reconnais sous les carapaces psychologiques les plus déroutantes et les uniformes sociaux les plus conspués par l’esprit du temps : je le répète, ça me vient de l’enfance.
Quand vint l’âge des émois littéraires, je me mis à chercher les doubles aux plumes acérées de mes sémillants parrains en battle-dress. C’est à Camus que je dois dire d’abord toute ma dette. Il fut le premier de mes amours adolescents : j’y resterai fidèle, tout à la fois par nostalgie et par conviction. Mon frère en Nietzsche, et l’un de mes pères spirituels, m’a appris que l’orgueil était père de tolérance, d’amour et de fraternité. L’homme révolté m’a découvert les prestiges de l’insurrection et les abîmes de sa basse parodie, la gloire du surhumain et les mirages de la domination. A mes yeux, il s’impose comme l’authentique parrain des existentialistes, davantage que l’auteur de La nausée… Sans nul doute, il y avait chez Sartre, le philosophe, les éléments d’un existentialisme héroïque de belle et grande tenue, d’une lucidité philosophique qui aurait pu donner naissance à un humanisme réaliste et glorieux. L’homme est néant car la liberté s’impose comme capacité de néantiser, de dire non, de refuser. A la lecture de L’être et le néant, je m’enivrais de ces parfums d’individualisme absolu. Le goût de la rébellion, et cet univers désacralisé, désenchanté, bannissant Dieu des espoirs et des douleurs des hommes, s’abreuvaient orgueilleusement aux sources du défi. Si Dieu n’existe pas, alors tout est permis. Le Vrai n’est qu’une chimère dans le panthéon de nos Pères. Aucune valeur sacrée n’est gravée dans les Cieux éternels des Idées pures. Rien ne nous protège de l’angoisse et du choix, toujours mutilant, qui nous dérobe l’infini des possibles. Il nous faut assumer le désordre et le silence du monde, tout en affirmant qu’être homme, c’est tendre à être Dieu. Toutefois, l’intellectuel engagé me dégoûte. Sans doute le philosophe risquait de se perdre dans les impasses du solipsisme, mais celui qui veut surmonter ses propres limites, tout en restant fidèle à son humanité, chemine inlassablement au bord du précipice, escorté des cavaliers de l’Apocalypse, de la folie et du néant. Sartre n’est pas condamnable pour ses erreurs, mais pour ses lâchetés, et ses silences. Tout au contraire, Camus ne s’est jamais évadé du monde à coup d’opium rouge…
Il fut de la lignée des guerriers de Sisyphe. Ces êtres sont des hommes tragiques parce qu’ils sont héroïques, et parce que l’héroïsme est tout à la fois courage et protestation, lucidité insolente et volonté de façonner le monde à son gré. Impossible d’évacuer l’un au profit de l’autre. La grandeur et la beauté du mécanisme tragique ne se résolvent pas intégralement dans l’absence de responsabilité d’hommes et de femmes frappés par un malheur inique. Sans doute est-il exact de poser que les héros tragiques vont au bout de ce qu’ils sont, se laissent à eux-mêmes libre cours, veulent leur propre fatalité et lui donnent toute facilité pour s’exprimer. Ils se livrent à leur essence, ignorant la culpabilité cultivée par la culture chrétienne. Mais le théâtre racinien n’épuise pas le tragique antique, primordial et fondateur. Ce dernier se déploie dans l’espace conceptuel, spirituel et affectif d’un défi éternel aux forces dépassant l’homme : ce n’est pas la victoire qui est grande, mais l’orgueil, la propension à la démesure que n’arrête pas l’impossibilité de franchir les limites, et qui même la suscite. Dans cette forme pure du défi s’installe la possibilité d’une signification ramifiée.
Le héros tragique se caractérise par la reconnaissance de l’horrible et la condamnation simultanée du monde tel qu’il va, de l’être tel qu’il est. Réaliste et combatif, il supporte virilement et se révolte, inséparablement, sous peine de ne justifier l’insurrection que par sa réussite, forme suprême et ultimement pernicieuse de la soumission. Le succès exalte la rébellion ; mais sa recherche ne doit pas la conditionner. Contraint par les dieux, par la fatalité de sa propre nature, ou bien encore par la combinaison des deux, il va plus loin qu’endurer courageusement l’inéluctable infortune, vécue comme une invitation à la maîtrise de soi. Certes, être dionysiaquement stoïque le fait déjà grand, l’auréole d’une superbe élégance. Cependant, la révolte, aussi symbolique soit-elle, le hausse bien au-delà des dieux, bien au-delà du Destin lui-même. Parce qu’impuissant et vaincu d’avance mais ne désarmant pas, jamais anéanti dans sa capacité de résistance spirituelle pourtant réduite à une simple pétition de principe, il rayonne de la vraie toute-puissance, de la liberté absolue, celle qui s’est délivrée de l’espoir du succès et survit, alors même qu’elle est écrasée par le Destin, l’absurde par excellence.
Le néant qui lui est promis, il le retourne en sa faveur, exploitant ce avec quoi il demeure irréconciliable. Probablement y a-t-il quelque sophistique malhonnêteté dans cette pose nietzschéenne, et même les outils d’un détournement facile vers des formes exemplairement serviles d’acquiescement malodorant au monde. Mais quand le moi bientôt disparu veut ainsi être Tout et la Volonté en soi, la volupté d’anéantir et du devenir, c’est encore la possibilité d’un dernier pied de nez au ressentiment et à la douleur – enfantée par la fatalité -, qui rend médiocre et laid, et se perd en bassesses d’être trop attachée à l’éphémère existence. Ce dépassement de soi est encore finalement une forme d’orgueil. Mourir debout et joyeux, aussi équivoque que fusse cette joie, pour mieux défier le triomphe du Destin jusque dans la souffrance non dissimulée du dernier instant…
Le second général des cohortes de Sisyphe que le destin ou le hasard me fit rencontrer se nommait Montherlant. Je le vois comme un gai seigneur désinvolte et distant, de la race des réprouvés, en partie une espèce d’aventurier à la manière de Malraux, dont seul Maulnier pouvait tracer le portrait. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il appartenait à l’escouade baroque des samouraïs paradoxaux, résolus à ne considérer dans cette époque troublée que les possibilités qu’elle offrait à la satisfaction de l’ambition individuelle. Combattant sans foi, Montherlant était en outre le chantre du syncrétisme et de l’alternance chers au premier Barrès. J’admire cette volonté de tout connaître et de tout éprouver, cette ambition d’exister au-delà des clivages faciles, atrocement évidents et grossiers.
Dans la poursuite incessante d’un ailleurs politique, Thierry Maulnier se révèle également un indispensable guide, une figure particulièrement fascinante de puissance dialectique et de lucidité existentielle. Son humanisme héroïque et son individualisme aristocratique, son prométhéisme personnaliste et charnel, attaché à la luxuriance de la vie, ennemi des systèmes et des idéologies mutilantes, son agnosticisme à la fois désespéré et interrogateur, et enfin son goût pour la discipline classique, le consacrent fils de Nietzsche, de Corneille et de Racine, et aussi le frère critique de Malraux. La fascination le dispute à l’inquiétude lorsqu’il décortique les textes de ce dernier. La confrontation avec l’œuvre de l’écrivain-aventurier fut essentielle pour Maulnier : elle le plongeait au cœur de ses propres débats intérieurs. Contre Malraux – sans doute accusé à tort -, il entendait souligner que la société s’appuie sur une tradition puissamment individualisante, nourricière des impulsions créatrices. Accumulation de trésors de civilisation, la société offre à la conscience les matériaux nécessaires pour qu’elle puisse s’élargir, se développer, se transcender toujours plus haut vers davantage de maîtrise, de puissance, de densité.
Maulnier a appartenu à cette petite galaxie étrange, à ce cénacle bizarre des libertaires éduqués par Maurras, dont Pierre Monnier esquissait les traits caractéristiques dans A l’ombre des grandes têtes molles. Lui-même en fut le représentant type. Étudiant à l’École des beaux-arts de Bordeaux, il monta à Paris en 1935. Il lut Nietzsche, mais aussi Albert de Mun, La Tour du Pin et les socialistes français, Fourier, Considérant, Saint-Simon et Proudhon. Il dévora Georges Sorel, des Réflexions sur la violence à La Décomposition du marxisme – en passant par Les Illusions du progrès -, ainsi que Les Méfaits des intellectuels et La Fin d’une culture, d’Édouard Berth. Lecteur boulimique, aux goûts très éclectiques, il passait de Tocqueville à Maurras. Ce royaliste insolent et joyeux adorait le cinéma et le jazz, les dissertations dialectiques et les discussions gaiement enflammées des étudiants d’Action française. Il aimait ces soirées de fête où les Camelots du roi, jeunesse bruyante et agressive, s’enivrait et s’exaltait, insouciante et passionnée, parlant un temps littérature, peinture ou musique, et lançant l’instant d’après des plaisanteries graveleuses.
Le portrait qu’il a brossé du petit monde de l’Action française est déroutant, sans pourtant cesser d’être conséquent et séduisant. On imagine avec plaisir ces étudiants royalistes insolents et non-conformistes, libertaires et sceptiques, capables de reconnaître la valeur d’un adversaire. En Monnier, le partisan l’emporte parfois sur l’honnête homme, comme en chacun de nous. Il est parfois irritant, et s’exagère la noble indépendance, l’indéfectible tolérance des royalistes et de leurs chefs. Il est scandaleusement de mauvaise foi lorsqu’il évoque le Général de Gaulle ou esquisse de fumeuses explications pour excuser le dérapage maurrassien de l’été quarante. Mais l’essentiel demeure… L’Action française fut le berceau de quelques grandes figures d’anarchistes bêtement dits de droite, c’est-à-dire plus exactement d’anarques farouches et malcommodes. Les troupes d’assaut de l’individualisme esthétisant furent peut-être la plus authentique postérité de Maurras. Troublante hypothèse… La liberté se nourrit d’ordre et de discipline… Le roi ou l’ordre nécessaire pour préserver la liberté du chaos… La rue de Rome école d’indépendance… Et pourquoi pas ? Les membres de l’Action française n’étaient pas tous des enfants sages, loin s’en faut, Monnier a encore raison sur ce point. Comment expliquer, sinon par l’essentiel non-conformisme des légions intellectuelles de Maurras, les nombreuses dissidences de tant de personnalités hors du commun, indépendantes et orgueilleuses, éprises d’ordre mais d’instinct libertaire. Les compagnons turbulents de Monnier dans les années trente se seraient sans doute dits de droite par instinct réactionnaire, parce qu’est réactionnaire, affirmait Léon Daudet, celui qui réagit. Est de droite aussi, celui dont l’homme de gauche dit qu’il est de droite… Malheureusement, durant les années sombres, quelques-uns de ces hommes n’ont pas su être fidèles à leur nature libertaire et nietzschéenne. Leur portrait d’avant-guerre n’en traduit pas moins quelques-unes des dispositions d’esprit essentielles de Maulnier. Il fut certainement le plus brillant d’entre eux, l’intelligence la plus pertinente de ce concert de talents, et la plus lucide, ce qui galvanisait sa propension salutaire au doute, à l’incertitude méthodique. Celle-ci, loin d’empêcher d’agir cet Icare ne craignant pas d’être Sisyphe, l’incitait au contraire à l’action, puisqu’elle l’initiait à l’absolue liberté. Il n’essayait pas de masquer les paradoxes : il les faisait vivre, les laissant croître dans toute leur intensité problématique et dramatique, et s’imposait incessamment à lui-même l’exigence de leur dépassement. Le Progrès a suivi Dieu au tombeau, mais dans le silence qui orne les sépulcres majestueux, l’incertitude résonne : le surhumain rêvé par Nietzsche apparaîtra-t-il ? Sans doute est-ce du désespoir qu’il naîtra.
Le désespoir… C’est bien le mot qui introduit le plus pertinemment à l’œuvre de Cioran, cette autre figure de l’hygiène tragique. Cet homme fut un nœud de paradoxes, comme tous les grands esprits. Mais chez lui, ils ont atteint un surprenant degré d’exaspération. Cet homme fut d’abord un tempérament, une charge explosive prête à éclater à tout moment, n’épargnant rien ni personne. Les contradictions qui le hantèrent sont de celles qui stimulent la pensée, et la préservent d’un repos mortel. En lui, l’athée ne nie et n’insulte Dieu que par rage de ne l’être pas, le méditatif ne rejette l’action que par désespoir d’avoir souhaité bâtir sans y réussir, parce qu’il fut trop conscient et trop tôt des prestiges illusoires de l’acte. Cioran fut l’archétype des orgueilleux qui s’essayent à l’humilité, des conquérants qui aspirent au repos méditatif, des passionnés qui s’entraînent à l’indifférence, des généreux qui s’acharnent à ne pas aimer, des rêveurs impénitents qui se cuirassent de lucidité. Il hésitait entre deux maux : être prophète ou paria, sachant les attraits de l’enthousiasme et de la foi, les séductions du désintérêt et les délices du dandysme, les crimes de toutes les églises et les prisons que sont les dogmes, la facticité du retrait du monde et le ridicule qui guette l’égotiste baudelairien. Par excellence, Cioran s’imposa comme un penseur des impasses, celles qui précèdent tout effort créateur, et épargnent à Prométhée le déshonneur d’être un niais…
Peut-être y a-t-il de cela en Jean-René Huguenin, et aussi la flamme qui fusionne tous les métaux pour créer l’indestructible alliage. J’ai découvert le luciférien archange Gabriel au gré de mes vagabondages littéraires. Quelques pages de son Journal ont suffi… Ce fut une rencontre selon son goût, fruit d’un implacable déterminisme ou dessein de la providence, peu importe, l’instant précieux où se rejoignent le lecteur et le livre qui l’attendait depuis toujours, l’âme et le Verbe qui lui était destiné. Parfois il m’agace, bien sûr… Mais l’on s’emporte souvent contre ceux que l’on chérit, rien de plus banal. J’aime à me répéter qu’il s’enflammait, fidèle incertain et querelleur, pour le Christ des âmes fortes et fières, qu’il se nourrissait des Pères de l’Église et de Nietzsche, qu’il goûtait Dostoïevski, Kierkegaard et Schopenhauer.
Je m’avoue séduit par cet éternel Janus, ce révolté qui clama son amour de la tradition vivante et créatrice, cet anarchiste qui vomit les veules marchands de la contestation, ce chrétien paradoxal et désinvolte, moitié athée et moitié agnostique, tout autant fasciné et bouillant qu’hédoniste et sensuel, ce nostalgique des aristocraties de l’âme, maîtrisant leurs âmes et leurs passions, lucides et stoïques, sceptiques et cyniques, sachant néanmoins le bonheur et l’espérance ; j’acquiesçais à ce contemplatif fataliste, pessimiste et passif, dont le cœur s’embrasait pour les empereurs sanguinaires, pour les fils aimants de Caligula, ces meurtriers de Dieu qui s’approprièrent la couronne du Tout-Puissant ; je disais oui à ce dandy qui ne fut pas dupe de la comédie des apparences et des attitudes, des poses et des bravades… Ce Protée aux mille visages reste de ces caractères armés de bravoure et de lucidité, de ces volontés cuirassées et puissantes, qui forgent au brasier de l’amour et de la liberté une lame effilée, l’âme de l’homme-Dieu, du surhomme, fauve magnifique, artiste, héros et guerrier, épuisé de paradoxes qu’il aime à cultiver, toujours l’invincible et fragile souverain de ces sombres empires qu’à chaque instant il faut reconquérir.
C’est la sagesse, paradoxalement profonde et inquiète, qui m’attire en revanche chez le Saint-Exupéry de Citadelle. Comme lui, j’aime à penser que toute aspiration est belle. Celle de la liberté et celle de la discipline, qu’opposent tous les cossards des hémicycles. C’est un plaisir d’une extrême intensité que de lire un esprit, disons plutôt une âme, que n’égare pas les fausses dualités, que n’intimide pas les paradoxes faciles et conformistes, que n’effraie pas – ni ne soumet – la contradiction homologuée et manipulée. Citadelle est un ouvrage d’initiation, un magnifique palais que Saint-Exupéry a patiemment construit. C’est un voyage au désert qui redresse et purifie, sans contraindre ni appauvrir.
Sans doute l’écrivain-pilote ne s’est-il pas lancé dans une complaisante et factice apologie de l’impérialisme orgueilleux du moi. Cependant, parce qu’il était précisément au-delà des dichotomies habituelles, je n’ai nullement le sentiment d’une injustice commise à l’égard de la souveraineté héroïque de l’individu. Saint-Exupéry a maudit l’égoïsme du marchand, son âpreté au gain, l’hédonisme vulgaire du dernier homme qui dissipe les richesses accumulées du corps, du cœur et de l’âme, sans jamais œuvrer à les augmenter. Il ne condamne pas en revanche celui qui veut aller au-delà de lui-même, qui exige de ce monde tout ce qu’il peut donner. L’homme qui bâtit avec les hommes, se donne à eux comme il les accueille en lui – pour se rendre chacun plus fort -, celui qui accroît la gloire de l’empire de l’humanité – qui le fait à son tour plus grand –, devient le seigneur de lui-même, de l’empire et du monde. Il n’est pas un esclave qui meurt pour des tyrans, ni un naïf qui défie la mort pour des fantômes, des illusions. Le plus grand rebelle, le plus invincible orgueilleux, le plus désinvolte égotiste, l’anarque le plus farouche, le libertaire le plus conscient, est aussi le guerrier le plus résolu de l’empire, parce qu’il sait qu’il se nourrit de ses frères et que ses frères se nourrissent de lui. Les paradoxes ne tyrannisent que ceux qui redoutent la fraîcheur vigoureuse baignant les cimes, car toute contradiction sans solution, tout irréparable litige, oblige de grandir pour l’absorber… Et que nul ne prétende que l’homme libre ne saurait se contraindre ni obéir, car la liberté est le règne de la conscience et de la volonté sur le soi… Notre liberté est guerre, contrainte et endurance… Seul celui qui domine son âme peut affirmer qu’il ne se reconnaît d’autre maître que lui-même. S’il cède à son caprice, c’est que son esprit y consent et commande à ses démons. La plupart de ceux que l’on dit communément libres sont en réalité des êtres qui ne se gouvernent pas : ils appellent choix des caprices en cascade…
Dans la sarabande de mes compagnons de chevet et de solitude, je ne saurais enfin omettre Michel Onfray. Je quête les hommes qui m’enrichissent le cœur et l’esprit : les Harpagons de l’intelligence m’indisposent. Les horizons d’Onfray m’emplirent de joie créatrice, sans pour autant me convaincre toujours : je dirais même que je le suis de moins en moins… Mais ce qui importe, c’est qu’il est avant tout un libre cavalier. Et puis ses livres sont des mets résistants. Ils exigent mastication, rumination. Ayez la mâchoire vigoureuse, ou abstenez-vous de lire cet ariste palantien haut en couleurs et sans doute malcommode. Il ne cherche guère à ménager vos incisives, mais plutôt à les aiguiser. C’est à cela que je reconnais les auteurs pour moi fréquentables : ils survivent au premier assaut, et imposent de plus rudes opérations commando. Me plaît son obsession de reconfigurer les mots, urgence du temps, dont on ne pourra jamais s’acquitter assez vite, tant est répandu le goût contemporain pour la novlangue, la prise d’otages lexicale. Il rapatrie à l’ouest de l’Eden rouge fantasmé, ou mort-né, les mots de l’honneur prométhéen et de l’insolence luciférienne, mélange d’ironie, de lucidité, de rire et de joie. Libertaire sans trébucher dans les chairs purulentes des gardiens du temple anarchiste, hédoniste individualiste tout en épelant haut et clair son mépris des pulsions sadiques et autistes, ennemi des pouvoirs – en cela authentique anarchiste à la manière de la galvanisation stirnérienne – tout en honorant les profils de Solon gravés dans la roche des sommets – tel un fameux Général de Brigade -, matérialiste sans cesser de repousser la vulgarité consumériste et d’animer la chair de plus d’esprit que de rapace convoitise, glorifiant le corps et son plaisir sans l’inciter à expulser autrui de son souci de soi – dualisme imbécile -, Onfray se sert des mots sans s’asservir, refusant l’obéissance au dictionnaire des poncifs et des définitions pieusement homologués.
Ses livres témoignent, pour qui désire voir, qu’un certain discours soixante-huitard, dit gauchiste, loin de lutter contre le capitalisme et l’aliénation sociale ou politique, s’est empressé de satisfaire les exigences de sa modernisation. Pointe avancée de l’ordre établi, roche tarpéienne du seigneur libertaire, les mouvements contestataires des années soixante et soixante-dix ont guidé la métamorphose du capitalisme d’après-guerre. En aucune manière l’idée ne m’effleure de passer avec armes et bagages du côté des critiques réactionnaires du printemps de Paris, nouveau Prague pour les jeunes bourgeois en mal d’aventure : la morale puritaine me donne la nausée. Il n’en reste pas moins qu’il faut bien ouvrir les yeux sur le recyclage massif, durant les années fric, de cette génération de révolutionnaires échevelés, bruissant d’utopies alibis et posant en grands manitous de l’agitation mal ciblée pour mieux éloigner les regards de leur opulence honteuse ou cynique. En évitant les pièges grossiers de la vulgate anar consacrée, Onfray nous garde des haut-le-cœur qui étreignent les caractères soucieux d’indépendance à la vue des curés mal dégrossis de la rébellion normée et conditionnée.
Tous ces hommes que j’ai évoqués au pas de charge furent davantage que des anarchistes, à l’instar de Stirner. L’anarque ne peut pas s’identifier à l’anarchiste : il n’en a pas les intentions, et se révèle beaucoup plus affermi en lui-même. De surcroît, il revêt tous les déguisements nécessaires. Certes, l’anarchisme est le fils putatif du libéralisme politique et social, le possible déploiement de la métaphysique individualiste et prométhéenne du sujet. Ses racines plongent dans le dix-huitième siècle révolutionnaire qui, malgré les sanglants bégaiements de l’Histoire, inaugura une nouvelle ère : celle de l’individu conçu comme une fin en soi. Des flammes violentes d’une passion d’égalité jamais satisfaite, nourrissant le mythe prométhéen d’une liberté toujours dérobée, surgirent le rêve et la haine anarchistes, magnifiques fulgurances criblées d’illusions, souvent submergées par les flots de la rancune et des hordes d’irréductibles esclaves. L’anarchisme s’est enivré d’individualisme rationaliste français, d’idéalisme absolu allemand, et de christianisme laïcisé ambigu. Dans le premier de ces océans se jetaient les eaux du cartésianisme, des Lumières et de la Révolution française. Le deuxième avait pour affluents les différentes écoles de la gauche hégélienne – immanentiste -, emmenées par Feuerbach, Bruno Bauer, Stirner et Marx. Les héritages de tous ces brillants esprits se mêlèrent confusément dans la pensée anarchiste, mais on peut néanmoins expliciter en partie la logique qui ordonna l’incorporation de ces différents apports philosophiques à la tradition des soldats de la bannière noire. Il revient à Feuerbach d’avoir dépouillé Dieu de ses attributs, de sa souveraineté et de son omnipotence, pour la restituer à l’Homme, authentique et seul Être Suprême. Ici, l’Esprit hégélien s’identifie à l’Homme, qui en épuise la substance, en réalise les promesses tout au long de l’Histoire. Chez Bauer, l’absolu se confond avec l’esprit humain, incarné dans quelques hommes, supérieurement représentatifs de l’espèce. Enfin, pulvérisant toutes les idoles, Stirner abolit l’absolu dans l’Unique, le moi, créateur souverain.
La pensée stirnérienne incommodera d’ailleurs l’orthodoxie anarchiste. L’égoïsme sacré qu’il prôna, son mépris de l’Homme, cette ombre de Dieu, mettaient à mal l’humanisme universaliste – honteusement kantien et souvent absurdement socialiste – dissimulé au cœur de l’anarchisme vulgaire, car communautariste. Plus proche de Nietzsche que de la Sainte Famille, Stirner indispose l’invincible conformisme de la plupart des anarchistes. Quant à Marx, il occupe une place à part, et inconfortable, dans le panthéon noir. S’il fournit d’appréciables outils d’analyse économique, de contestation et d’organisation pratique de la société anomique, nouvelle Utopia, il n’en reste pas moins le premier persécuteur des idées anarchistes, et le père spirituel des valets du Moloch. Loin d’utiliser l’État pour hâter l’avènement de la société sans classes, les communistes devaient inaugurer l’ère du totalitarisme, et sacrifier l’humanité en détail à l’humanité en masse… La troisième source où vint s’abreuver l’anarchisme, à savoir le christianisme, étancha la soif religieuse de Proudhon. Dieu est mort ? Qu’importe ! Il ressuscitera sous les traits de la Justice… Plus sérieusement, j’admets qu’il peut sembler paradoxal d’écrire que le christianisme fait partie des racines de l’anarchisme. L’athéisme et l’anticléricalisme militants de ses partisans paraissent interdire un tel rapprochement. Pourtant, il n’est guère contestable que le message chrétien, en reconnaissant l’égalité des hommes devant Dieu, leur imprescriptible liberté, l’irréductible dignité de la personne humaine et de l’absoluité du moi – à travers la médiation de l’âme -, a sans doute fondé la métaphysique humaniste du sujet et l’exigence individualiste qui nourrissent un certain anarchisme.
Jusque là, rien de plus adapté au tempérament libertaire des auteurs que j’ai passés en revue que ces sources philosophiques essentielles de l’anarchisme. Néanmoins, ce dernier fut aussi coalition d’aveuglements, de paresses mentales et de présupposés idéologiques dangereux ou ridicules, articulée sur un acharnement uniformiste nuisible. On ne peut donc enfermer dans une catégorie partisane si équivoque ces esprits exceptionnels dont j’ai invoqué les mânes… Pour aller par-delà droite et gauche, il faut bien davantage… Traces de grandeur, ils réclament de se fédérer sous la double égide d’un projet existentiel renversant les valeurs communément admises, et d’un dessein plus immédiatement politique, matérialisant l’horizon premier du sens dans une pratique républicaine virtuose. Dans cette perspective, Nietzsche et le Général de Gaulle s’imposent comme des figures exemplaires pour un avenir digne d’intérêt : tous deux sont des héros tragiques, des souverains affranchis du besoin de la victoire, du bonheur et des certitudes. Ils furent le défi à l’état pur, le péché actif – pour reprendre une formule du père de Zarathoustra -, la vertu prométhéenne par excellence. Il faut se révolter contre les dieux, même si le présomptueux ne peut réussir à faire vaciller leur trône.