Publié le 19 avril 2017 à 10h32 - Dernière mise à jour le 29 novembre 2022 à 12h30
L’idée que le Général de Gaulle se faisait de la nation se colorait donc logiquement d’une teinte nietzschéenne et personnaliste n’appartenant qu’à lui, et à quelques autres solitaires délivrés des opinions communes, ou des pathologies ordinaires. Définitivement, il ne partagea aucune représentation mentale, aucune hystérie biologisante, avec les fanatiques de la terre, des ancêtres et du sang, avec les nationaux-populistes et autres poujadistes de plus ou moins bas-étage.
Ce Gladiator cultivait une trop haute idée de la France pour céder aux sirènes traditionalistes ou fascistoïdes. L’homme de l’Appel ne fut jamais un nationaliste au sens abâtardi que ce mot a acquis. Il ne chérissait pas la France au détriment des autres nations. Ce qui le sépara des maurrassiens, c’est qu’il n’a pas nourri la patrie de la chair et de la force vive des individus : elle est trop grande pour cela. Notre tempérament gaulois nous impose de laisser s’épanouir les plus belles fleurs humaines ; notre climat national mûri par l’Histoire, et affûté par la culture de l’esprit et de l’âme, ne souffre que la singularité aiguisée du promeneur des cimes ; nos pères nous rappellent au devoir de grandeur dont l’autre nom est l’indépendance ; notre terre préfère les arbres de la liberté aux mythologies douteuses qui la décrètent prédatrice de ses fils, et jalouse des horizons infinis. La patrie de l’homme aux semelles de vent, notre dernier héros, toujours en exil, ne craint pas le mouvement créateur, le futur qui germe dans le présent, l’individu qui donne vie et sens à l’héritage assumé et fécondé. Une telle nation ne se désaltère pas du sang des autres peuples : étrangère à tout bellicisme impérialiste, elle n’a rien à espérer de la guerre et de la mort. Elle se veut simplement souveraine et fière parmi ses sœurs, égales en dignité.
Trop de soi-disant professionnels de l’intelligence ont oublié que la nation est un moyen d’être au monde pour l’individu, de participer de l’universalité de l’humaine condition: la patrie nourrit l’identité, cette tension positive entre le semblable et le différent. Être homme, c’est exister dans l’analogie, se reconnaître foncièrement pareil à son prochain et totalement autre, insécable et original, absolument illimité et jamais circonscrit, découvert ou résolu. La nation est une manière de persister dans cette dynamique de l’analogie individualisante, personnalisante. Des possibles de l’être-ensemble qui s’étagent à l’horizon, il demeure encore aujourd’hui le plus humain, le plus crédible et le plus riche en promesses, incomparablement plus consistant que les pâles substituts que l’on feint de nous proposer, régions rétrécissantes ou entités supranationales fantomatiques, froides et manipulées.
L’individu est une liberté, une souveraineté, et une conscience, donc une mémoire, sans laquelle s’éteint la possibilité d’une identité. C’est pour cette raison qu’il doit habiter une histoire, personnelle, bien évidemment, mais aussi collective, car l’individu ne peut se résoudre à n’être qu’une monade close, sous peine de dépérir et de disparaître comme singularité. L’atome qui est aussi le tout, qui le contient, et s’affirme un absolu, croît de sa participation au monde, de son frottement aux autres, sans doute source d’échauffements, mais également d’étincelles, du feu créateur qui invente de nouveaux alliages et offre d’inédites possibilités de vie, d’exaltants modes d’existence. De la confrontation, mère d’évolutions, naît le dépassement de soi vers une identité plus forte, vers davantage de conscience et d’autonomie : on devient un peu plus soi-même à chaque rencontre, on chemine vers un moi plus singulier et plus puissant. Or, la nation nous fait le don d’une mémoire collective où nous pourrons puiser pour construire nos amours et nos haines, nos fidélités et nos fiertés, nos ambitions et nos valeurs : elle est nourriture terrestre et en partie spirituelle, les racines qui nous permettront de prendre notre envol. Comme l’homme s’édifie sur l’animal, écrivait Jünger, de même il s’enracine dans tout ce que ses pères ont créé avec leurs poings et leur cœur. L’homme est l’arche de Noé sans cesse métamorphosée de tout ce qui fut fait, pensé et ressenti. Pareillement, l’individu se construit de pierres innombrables.
La nation contre les marchands
Les progressistes branchés et débraillés, chevaliers décérébrés et invertébrés des lendemains festifs qui chantent, n’offrent guère de perspectives réjouissantes aux irréductibles partisans de l’individu souverain, demeurés insensibles aux charmes vénéneux de l’internationalisme castré et factice. Ce qui m’étonne toujours chez ces citoyens du monde dont je peine à percer l’épaisseur intellectuelle et spirituelle, probablement inaccessible à ma misérable psyché gallocentrée, c’est une flamboyante inaptitude à offrir la moindre résistance égotique. Leur moi est soluble dans l’inculture mondialisée. Ils ne synthétisent pas les spécificités civilisationnelles de l’espèce humaine mais les noient dans un magma informe de lieux communs, de clichés culturels à usage touristico-colonialiste. Formidables machines à écraser les différences et à superficialiser les identités, les globo-lobotomisés réduisent la riche complexité des civilisations et des traditions nationales, les contradictions et les problématiques fécondes, protéiformes, des différentes matrices ethnologiques – que déterminèrent la géographie et l’histoire -, à n’être plus que des identités de cartes postales. Cet holocauste de la pluralité constitue en effet le préalable et le prélude à l’extermination définitive des originalités humaines par les escadrons de la mort uniformisatrice, éclaireurs d’un capitalisme libéral désormais émancipé des entraves politiques, culturelles et éthiques que lui imposaient malgré tout les nations.
L’ère est venue du manager, du chef de projet et du webmaster, nouveaux héros apatrides charriant derrière eux les navrantes illusions d’une nouvelle et bien pauvre mythologie. Le gladiateur prétendument cosmopolite de la nouvelle arène capitaliste est un explorateur des jungles du marché, un soi-disant nomade qui voyage léger… C’est un solitaire connecté à la planète entière, un héraut de la dématérialisation des richesses et des facteurs de production, un prince du virtuel qui surfe sur le Web et dégaine son iPhone plus vite que Lucky Luke son colt. Son ordinateur portable lui sert de bureau et de quartier général, de banque de données et de secrétariat. C’est un maître du temps et de l’espace… Il n’y a plus de travailleur, martèle la propagande, il n’y a que des compétences… La suprématie revient à l’acteur économique – individu ou entreprise – qui maîtrise la connaissance, les savoirs humains, et le dernier cri technologique. L’autorité, la hiérarchie, le taylorisme et la territorialité, sont dépassés : l’heure est à l’autonomie, à l’initiative, à la créativité, à la coopération, à la mobilité, à la liquidation des frontières… L’heure est à la double-pensée et à la confusion, l’avenir appartient à la novlangue : bienvenue dans les cauchemars de George Orwell…
L’homme moderne, l’être des flux et des réseaux, est l’internaute par excellence. Non que l’utilisateur du Web soit nécessairement une sentinelle du cosmopolitisme en toc. Mais le personnage conceptuel du cybervoyageur constitue l’idéal-type webérien du branché dévertébré. L’imposture est dangereuse parce que l’idéal est savoureux. Qui n’a pas rêvé de pulvériser toutes les entraves ? C’est de ce désir insolent et têtu qu’il faut partir pour comprendre les logiques contemporaines, elles-mêmes symptômes d’un état social. L’idéal du nomade, figure libertaire par excellence, anime les rêves d’ubiquité informatique : jusque là, rien de plus normal et séduisant. Mais ce moralisateur poly-culturé qui constitue la réalité de l’hybride inquiétant de demain, n’a de l’affranchi et du rebelle que de faux airs. C’est un surfeur, dans toute sa splendeur… Dominique Wolton a raison d’insister sur le fait que les dimensions psychologiques s’avèrent essentielles pour expliquer l’attirance qu’exercent les nouvelles technologies. Celles-ci traduisent largement, tout en le déformant subtilement, le mouvement structurel d’individualisation de notre société. Symbole de la liberté et de la capacité à maîtriser le temps et l’espace, elles s’articulent sur trois mots clefs : autonomie, maîtrise et vitesse. Chacun peut agir à l’instant où il le désire, en temps réel, bousculant les échelles habituelles du temps et de la communication. Affranchi de tout intermédiaire, délivré des filtres hiérarchiques, le boucanier des océans numériques se persuade d’avoir vaincu l’épreuve du temps, et celle d’autrui… Ce royaume de la volonté immédiatement efficace donne un sentiment de liberté absolue, voire de puissance.
Le Web s’impose comme la dernière hypostase utopique. Dans cette société virtuelle, les hommes seraient enfin libres, susceptibles de s’émanciper par eux-mêmes. Mais quelque chose sonne faux dans ce paradis technologique. Il laisse un arrière-goût de fuite en avant. Son refus évident du principe de réalité est d’abord une peur, et donc une négation d’autrui, qui ne peut aboutir qu’à la négation de soi-même. Les mots me manquent pour affirmer avec suffisamment de force que l’individualisme est forcément un échange. L’introverti absolu ne sera jamais un moi souverain. Nous courrons à l’égoïsme parce que nous courrons au grégaire. Nous nous mentons à nous-mêmes en mettant en avant les bénéfices réels que chacun peut espérer tirer de notre grandissante maîtrise de la vitesse et de l’information. Les gains en termes d’autonomie, et de puissance individuelle de faire et de transmettre, sont potentiellement exaltants. Mais explorons-nous vraiment ce genre de pistes ? Je n’en ai pas l’impression : nous pensons davantage la Toile comme une foire commerciale électronique, et comme un subterfuge pour éviter la confrontation, le regard de l’autre, le risque du dialogue de chair à chair. Quoi de plus inoffensif qu’un e-mail, quoi de moins engageant ? Cette ubiquité qu’on nous vante sur tous les écrans publicitaires n’est que le leurre séduisant qui nous interdit le vrai contact avec autrui, la rencontre vraisemblablement génésique, et conséquemment créatrice d’individuation.
Nous déguisons notre isolement derrière la fanfaronnade pseudo-libertaire d’un ego désentravé, libéré des chaînes de la morale, de l’espace et du temps. Mais ce n’est qu’un égoïsme peureux, quelles que soient ses ruses, et guère démocratique : les abysses éloignant la surface médiatique des grands fonds de la réalité sont souvent infranchissables… La permissivité contemporaine, bienvenue à beaucoup d’égards et si peu vécue, et l’exhortation à jouir sans entraves, entendez plutôt à consommer sans répit – mot d’ordre plus dangereux -, offrent ses charmes aux poches pleines, rarement aux damnés de la terre… Le loisir, le plaisir, la culture et la débauche, romantique ou sordide, demeurent globalement des luxes de privilégiés.
Dans la même veine, et selon un enchaînement logique implacable, tout ne vaut pas tout, comme le répètent les gens qui savent… Dans notre cage dorée où l’on nous exhorte à l’originalité anecdotique pour mieux nous contraindre à ne pas nous singulariser sur l’essentiel, l’apparent relativisme généralisé se révèle une diversion remarquablement perverse empêchant chacun d’arracher le masque dissimulant le vrai visage de l’idéologie post-moderne. La propagande n’a pas décédé avec le Berlin des croix gammées et le Moscou des étoiles rouges. Elle ne s’articule tout simplement plus autour de la contrainte et des corps atrocement violentés. Radicalement incomparable aux délires meurtriers de Goebbels et Jdanov, la propagande à l’usage des militants du bonheur entend cependant nous contraindre à contracter la fièvre acheteuse et à renier l’espace-temps, à nous satisfaire d’onanisme charnel et affectif, à nous endormir dans l’inconscience idéologique et l’assoupissement éthique. Absence de la chaire omniprésente, déni du réel et négation de l’Histoire commémorée, résorption de l’avenir dans l’urgence inhérente à l’éternel présent : la civilisation contemporaine des réseaux et des micro-pouvoirs s’entend étrangement à agréger les forces des différents vecteurs médiatiques, culturels et sociaux, pour échafauder la tour de Babel de la nouvelle servitude volontaire… Athéna est bien loin…
Le contemporain ne veut plus être, il veut flotter, demeurer en suspension, flirter avec le néant, car le réel l’a blessé à mort, au point qu’il veut oublier, désapprendre de penser, répudier la lucidité et renoncer au douloureux privilège d’être un homme. Sans doute est-ce avec peine que nous abandonnons tout le possible en vue de l’acte et de l’être, fort et solaire, individué et volontaire. Mais il me semble de toute façon erroné d’interpréter le souhait volatile de n’être rien de défini comme une possibilité ardemment désirée de tout devenir. L’errance contemporaine ne traduit pas la soif d’une liberté toute-puissante, cherchant l’ultime ivresse divine de l’indétermination, pluralité enfin conquise et perfection inexpugnable. Elle n’est, bien au contraire, qu’un refuge d’âme blessée que la réalité anéantit. Du coup, le libre-service des identités, pour reprendre une expression de Finkielkraut, ne mérite pas le label de cosmopolitisme, ni la nation celui de passéisme. Je regrette que les voix soient si rares qui rappellent, comme l’a fait Philippe de Saint Robert, que les frontières peuvent être aussi un lieu d’échanges, et pas seulement de ruptures et de conflits. Il ne peut exister de dialogue qu’entre ceux qui sont différents et assument leur singularité, tout en la nourrissant précisément de l’altérité.
La liberté, la souveraineté, est une exigence individuelle et collective : l’époque semble l’oublier. La démocratie ne saurait s’accommoder de sociétés vassales du capitalisme mondialisé. Elle se définit en effet comme exigence d’autonomie : des individus égaux, et associés par l’effet de chacune de leurs volontés, se fixent à eux-mêmes la loi à laquelle ils obéiront. De surcroît, le projet démocratique des Modernes, pas seulement égalitaire et contractualiste mais aussi individualiste, repose sur l’idée que chaque citoyen est un être souverain, poursuivant ses propres finalités, et ne s’associant conventionnellement à autrui que pour jouir des avantages de l’état social, plus propice à l’exercice de la liberté que l’état de nature, sur lequel plane toujours la menace de la guerre de tous contre tous. Par conséquent, il entend minimiser – autant que faire se peut – les contraintes imposées par la vie en société. Dans cette perspective, le contrat social, loin de restreindre la liberté personnelle, en étend et en assure l’usage, vise au perfectionnement et à l’ennoblissement des hommes. Il la préserve d’une foule de dangers que lui ferait courir l’anomie hobbesienne, multiplie les possibilités individuelles, et permet théoriquement d’accroître son indépendance : bref, il organise la rencontre des singularités pour le profit de tous, ne limitant la liberté individuelle que lorsqu’elle nie celle des autres moi.
C’est un gage manifeste de mauvaise foi que de faire croire aux individus, notamment aux plus jeunes, que la nation est le creuset de toutes les oppressions, de tous les bellicismes et obscurantismes : pire, qu’elle est définitivement obsolète. Ce n’est pas la liberté qui exige le déracinement, mais la tyrannie : celle de l’argent et de la marchandise. Tous les mercenaires de la nouvelle économie, du néo-libéralisme, du néo-capitalisme – ces emballages verbaux clinquants ne recouvrant le plus souvent rien d’autre que de vieilles lunes et de mauvaises habitudes -, réclament à corps et à cris un individu malléable, conditionnable, réinitialisable à tout instant. Les marchands aspirent à le réduire à l’état de disquette indéfiniment reformatable : le moins d’informations il gardera en mémoire, le moins de reliefs psychologiques il opposera à l’entreprise généralisée de dressage, de domestication consumériste, le plus il facilitera la besogne malodorante de toutes les guildes modernes. Le déracinement des hommes va de pair avec leur réification : ils ne seront bientôt plus que des entités biologiques programmables, serviles à souhait.
L’enracinement se révèle désormais comme l’arme de la résistance. Dans un monde où le mouvement est devenue notre destinée, comme le clame avec persévérance l’auteur de L’ingratitude, où le changement n’est plus conquête et libération mais fatalité, dynamique autonome et subie, il faut retrouver le sens du mot révolution, et comprendre la volonté d’enracinement comme le désir par excellence d’une rupture, d’une insurrection, d’une geste libertaire. Pas de malentendus entretenus par une mauvaise fois idéologique d’école : je ne fais évidemment pas l’apologie de l’intégrisme tribal et religieux, de l’hermétisme ethnique, ou de la xénophobie nationaliste des cheveux ras sur idées courtes. J’en appelle tout au contraire aux lignes fécondes de Simone Weil rappelant que la nation est une accumulation de richesses, d’héritages spirituels, d’outils de la civilisation, sans aucun doute aussi d’erreurs, de crimes et de hontes, mais qui constituent autant de prétextes à la réflexion et au travail sur soi. La tradition n’est mortelle que lorsqu’elle se fige, se confond avec l’immobilisme, se niant ainsi elle-même. Ses prétendus défenseurs ont trop insisté sur ses vertus contraignantes, et pas assez sur celles libératrices. Nul esprit ne progresse vraiment sans avoir d’abord résumé en lui-même, et pour lui-même, toute la connaissance traditionnellement acquise dans l’art ou dans la science qu’il veut cultiver. Il n’est point de vie supérieure qu’une tradition n’ait longuement formée, perfectionnée et enrichie. Il n’existe aucun don créateur qu’une civilisation héréditaire n’ait porté à son sommet de vigueur, d’acuité et de raffinement.
Lucifer est Français
Il n’y a donc nulle contradiction entre la passion intransigeante que le Général de Gaulle portait à la France et la figure du héros qu’exalta sa propre existence. Tout fait sens dans cet esprit soucieux d’ordre car épris d’action, tout s’ordonne – souplement mais rigoureusement – pour former une anthropologie humaniste et individualiste, prométhéenne et héroïque : sans doute parce que l’humanisme est un héroïsme, et que rien ne fut plus étranger à ce personnage tragique, cornélien, que l’égoïsme servile des bourgeois qui se veut l’héritier du sujet et de l’individu, alors qu’il n’en est que l’impasse, et même la perversion, la négation brutale et pourtant sournoise, pernicieuse. La nation, l’unicité irréfragable et messianique de la France, trouve tout naturellement sa place dans le nietzschéisme gaullien.
Le monarque républicain, né Connétable, armé des blasons et du glaive qu’ornait la Croix de Lorraine, Bonaparte solitaire, sans armée ni Empire, semant l’espoir au soir d’un Waterloo, enracina sa légitimité charismatique dans le dévoilement, l’invocation et le déploiement d’une certaine idée de la France éternelle et libertaire, empruntant à Michelet, Barrès et Péguy, à leur sens tout à la fois de la continuité et de la diversité nationales. Elle s’affirme comme une déesse immortelle parce qu’ontologiquement constituée – tout en demeurant perpétuellement à découvrir, ou plutôt à approfondir -, s’auto-engendrant par l’effort de sa volonté, d’abord confuse, puis bientôt affermie au soleil de la conscience. La France s’exige elle-même dans le devenir historique, fait route vers sa destination ontologique. On ne peut forcer les songes du Général de Gaulle que si l’on sait rêver la France, et faire naître de ses chimères la délicate étoffe de la réalité.
Le génie de notre pays, c’est précisément de puiser ses énergies, ses possibles et ses révolutions, dans son passé. La tradition s’accomplit dans l’avenir : c’est en se transformant sans cesse qu’elle se rejoint elle-même. Son futur n’est que le déploiement de sa vocation : celle de la liberté, de l’autonomie et de l’indépendance. Depuis toujours, elle s’est posée comme la gardienne et le Tamerlan de l’ambition prométhéenne. La multiplicité de ses visages s’inscrit dans cette continuité métapolitique de la défense d’une certaine image de l’homme, qui le confond avec le créateur souverain, le héros maître de lui et de la matière. La France est le soldat de l’humanisme, entendu à la manière heideggérienne : c’est-à-dire le faisant synonyme de la métaphysique du sujet, de la prétention de l’homme à s’instituer le fondement de ses actes et de ses buts, à se définir comme autonomie et volonté. Médiévale, la nation capétienne portait dans ses flancs l’État moderne, père de l’égalité et de la démocratie, et aussi l’individualisme, l’exigence d’une liberté qui ne soit plus privilège hérité et circonscrit mais dignité reconnue à tous. Sur ce point barrésien, l’exilé londonien reçut l’histoire de France comme un bloc : les prétendus nationalistes de 1940 n’ont guère pris le temps de méditer sur la vérité de la tradition française, pressés qu’ils étaient d’abdiquer, et de prêter allégeance à l’ennemi, d’humilier l’esprit sous la loi du poing.
Passion de se coucher qui n’a pas déserté notre pays, en témoignent certains pamphlets mortifiants, pressés d’en finir avec la France éternelle, comme Ponce Pilate abandonnant Jésus à la crucifixion… Je voudrais bien en ricaner, mais ces navrants bréviaires de poncifs jettent dans une lumière trop crue le cadavre putréfié de l’intelligence parisianiste. Les milieux autorisés chers à Coluche, ces symposiums masturbatoires où de volubiles narcisses s’excitent réciproquement un substitut de phallus nommé vanité, n’entendent plus ratiociner à mots couverts. Terminés les escarmouches dans les sous-bois et le harcèlement d’arrière-gardes ! De quoi s’agit-il pour ces clairvoyants ? D’éclairer ces pauvres crétins de mortels traînant leurs sabots crottés aux six coins de l’hexagone. Les guérillerobobos viennent apporter la chaleur du brasero capitaliste et de la pensée pasteurisée à tous ces horribles gnomes petit-bourgeois en béret basque, embusqués baguette au poing et xénophobie franchouillarde en bandoulière… Mesurons-nous notre chance ? Probable que non… Pourtant, ils se contorsionnent pour ratisser les lieux communs dans tous les coins. Rien ne leur échappe : de vrais professionnels de l’amalgame intellectuel et du raisonnement par le vide. Ils travaillent en méthodiques ; il s’appliquent tout d’abord à saper les fondements idéologiques et culturels de la légitimité adverse : une fois la progéniture spirituelle de Péguy collée au mur, ils s’aplatissent aux pieds de la mitrailleuse… La langue vicieuse caressant mollement le côté des lèvres, façon Jabba le Hutt, ils rafalent sans plus pouvoir s’arrêter les anti-panégyristes résolus. Qu’elle crève en somme, l’exigence républicaine… On n’imagine pas ce que ça pose un homme en modernissime de dessouder de l’étiqueté souverainiste…
En complément d’échanges intellectuels si démocratiques et courtois, nos commandants Marcos des rédactions n’oublient pas d’exhiber les images pieuses de leurs saints-patrons, qui rougiraient sûrement d’une semblable progéniture spirituelle : voilà Zola, Genet et Perec embarqués dans la longue marche des révolutionnaires soldés et cultureux. Ils n’oublient pas non plus de braconner sur les terres fertiles de quelques seigneurs des lettres policières et science-fictives, en s’assimilant selon l’humeur à l’un des ducs inoubliables de ces riches principautés de condottiere : ça ne les dérange guère de flotter dans l’armure de Léo Mallet, Georges Simenon ou Maurice Leblanc. Et ça ne les ennuie pas davantage d’échouer à soulever l’excalibur de Ray Bradbury, Isaac Asimov ou Frank Herbert… L’invocation de ces héros leur servira de fait d’armes pour canarder tranquille. Et puis après tout, qu’est-ce qui les sépare de Lupin ou de Paul Atreides, de leurs exploits et du génie de leurs pères ? Simplement l’épaisseur du réel, le talent et la malchance d’être né après ces veinards : des broutilles en somme… Une contingence chronologique les a empêché de tirer les premiers, ni plus ni moins… Dommage, car ces petits messieurs nous auraient à coup sûr régalé de pareils chefs-d’œuvre… Mais assez ri… Penchons-nous de plus près sur les argumentaires. Stratégie et tactique ne sont guère originales. Le but à atteindre ? Prouver que le sentiment national est le fourrier du nationalisme. Le moyen pour y parvenir ? Pathologiser et ringardiser toutes les formes d’attachement patriotique, ainsi que ses motifs, en les travestissant au besoin.
Quand sera acquis, une fois pour toutes, que le nationalisme est aussi éloigné de l’amour de sa patrie, du sentiment national, que la mondialisation marchande est dissemblable du sain cosmopolitisme, qui respire par la frontière, lieu d’échanges et de libertés ? Si le nationalisme exprime indubitablement la détestation de l’autre, l’acharnement de certaines élites contre l’idée nationale relève de la haine de soi, et de la servilité aux dominants de l’heure : ce sont les deux faces d’une même inaptitude à la liberté.
L’histoire du concept de nation, et de sa réalité, mérite une plus ample attention que le coup d’œil distrait des professionnels du bic acide. La nation, pour le moins marquée par sa généalogie française, a d’abord sapé les fondements oppressifs de la féodalité. Par le roi, elle se fit génératrice d’émancipation, d’égalité. Puis elle s’enrichit ensuite d’ambition libertaire, intellectuelle et politique. La nation fut mère de res publica et de démocratie. Elle nourrit de surcroît l’identité. Participer d’une histoire, c’est s’assurer une mémoire collective qui – ressaisie par le pouvoir discrétionnaire de la conscience, de la volonté et du désir – alimentera la mémoire individuelle, c’est-à-dire la force d’un moi, sa richesse, sa complexité, sa subtilité. Nous sommes tous les fils d’un passé, d’une nation, de longs fleuves séculaires de la pensée qui s’écoulent jusqu’à nous. Demeure néanmoins le privilège de l’humain de se définir par la liberté. Nous sommes une existence, un choix permanent, une volonté harcelée par de multiples déterminismes. Certes, ceux-ci ne peuvent tous émerger à la surface de la conscience, et subir docilement le caprice ou la raison d’un législateur tout-puissant, l’individu souverain, libéré de ses affluents nourriciers : ces derniers sont l’invincible matrice de l’identité personnelle. Pourtant, la communauté n’est pas la finalité suprême du moi. Le groupe et les traditions sont les armes de la liberté, pas les instruments de la servitude. Ils sont voués tout autant à subir notre empire qu’à nous résister. La nation nous sert enfin, et ce n’est pas le moindre de ses mérites, à prendre langue avec les morts et à s’échanger avec les vivants.
Tout au contraire de cet élan vitaliste, c’est dans le corps en décomposition d’une nation morte que prospère le nationalisme, cette fermeture systémique et hystérique à l’autre et à nous-mêmes, cet amour des fermentations nauséabondes. Le nationaliste hait sa patrie : il lui préfère une horrible mégère, rabougrie et acariâtre, qui n’a plus rien de la charnelle Madone aux fresques des murs… L’orgueil national, insistait avec raison Gombrowicz, ne consiste certainement pas à dorloter peureusement la patrie, l’enveloppant de couvertures, comme si c’était une petite vieille prête à s’enrhumer au moindre courant d’air. Être orgueilleux de sa nation, c’est d’abord lui parler ouvertement, voire brutalement, sans craindre à tout instant de voir s’écrouler ses bases. L’amoureux du sol maternel – spirituel et non de glaise, messieurs les chasseurs de pétainistes en carton-pâte – s’est épris d’une plus généreuse et plantureuse créature : il ne se sent guère l’âme gérontophile. Il chérit des ancêtres, des aïeuls, il ne renifle pas des cadavres avec gourmandise, celle des couards transpirants que la mort guérit de l’angoisse de l’avenir, cette liberté en puissance, ce champ de manœuvres où exercer son impérialisme égotiste et démiurgique. La nation est un devenir parce qu’elle est un passé: impossible de faire l’économie de l’un ou de l’autre.
Que veut le chauvin frénétique ? Abolir l’Histoire – dont il se prétend l’irréprochable et unique gardien habilité -, faire refluer, par l’obsession vaine, le mouvement régénérateur et créateur, encourager l’entropie, les forces de mort, en confondant respect du passé génésique et culte morbide de la paix définitive des caveaux… Ce prophète des vers de terre et des unions consanguines appelle au sarclage de l’espérance : le dépassement de soi lui fait horreur ; il lui préfère l’extermination des différences. Il est l’ennemi de la nation parce qu’il est l’ennemi de la liberté, et que l’un ne va pas sans l’autre, du moins depuis quelques siècles – en certaines contrées -, et jusqu’à nouvel ordre : je ne vois pas de projet de substitution un tant soit peu crédible. L’Europe, quant à elle, exhaussera la nation. Elle ne peut la détruire sans se renier elle-même. Pourquoi préférer l’une à l’autre ? Le dilemme ne fait pas sens, ne forge aucune cohérence. Il n’y a pas un monde à détruire mais un monde à parachever.
La nation souffre malheureusement d’un lourd passif : celui de deux guerres mondiales, celui des tranchées et des charniers. Mais on lui demande d’assumer un héritage qui n’est pas le sien. Le nationalisme n’a rien en commun avec le sentiment national. A vouloir à toute force l’ignorer, on forge les armes de nouvelles barbaries ou de nouvelles injustices. Erreur fondatrice, le fédéralisme de l’entre-deux-guerres servit d’abord à sublimer un traumatisme, en ignorant l’empire de la matière : pour tout dire, il avait de fâcheuses allures platoniciennes. Né du premier conflit mondial, il s’est construit sur une obsession légitime et dévorante, risquant conséquemment de manquer sa cible : empêcher toute nouvelle conflagration sanglante, nécessairement apocalyptique, œuvre de l’instinct de mort.
Certains intellectuels ont ensuite méconnu la complexité de l’alliage national, privilégiant tantôt la matière, tantôt l’esprit, mais jamais l’interaction des deux. Drieu La Rochelle pécha ici le premier, par excès d’esthétisme littéraire, fasciné par les beautés de son propre raisonnement, de cette logique attirante mais partiale. Aucune fatalité, expliquait-il dans Genève ou Moscou, ne lie l’homme et la terre, alors que les nationalistes vantent une destinée inexorable, admirant qu’elle ne soit pas autre qu’elle n’est. Tout au contraire, Drieu ne célébrait une heureuse rencontre qu’en précisant que plusieurs auraient pu advenir. Il n’y a pas de prédestination, écrivait-il, qui conjoigne les humains et les lieux. Amoureux d’une terre pour un jour et par hasard, l’homme s’accomplit en tout lieu au gré de son génie. Néanmoins, lui aussi s’enlisait dans une appréhension exclusivement géographique et « terrienne » de la nation. Ce qui éclate dans cette approche trop fixiste et en partie barrésienne – donc matérialiste -, c’est l’absence totale d’une saisie dynamique de la réalité nationale. Le Français considère sa nation beaucoup moins comme sa mère que comme son œuvre essentielle. La France, comme n’importe quelle nation, est un mouvement, une métamorphose continuelle qui marie la fidélité au passé à sa trahison, afin de produire la transfiguration des êtres, de les porter plus loin sur le chemin de l’humanité, de la personnalisation, de l’authentique individuation. Je suis incapable de concevoir, d’imaginer, et enfin d’accepter, une France immobile, immuable : en revanche, je conçois la France éternelle, dans son honneur d’être un indicible défi aux dieux, une révolte au visage indescriptible et au style indéfinissable.
Peut-être le problème dort-il dans cette absence de questionnement sur la substance dynamique de l’identité nationale. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, quels sont les auteurs et les hommes politiques qui s’interrogent sur cette agonie ressassée des nations ? Comment identifier un inconnu, de quel droit signer l’acte de décès sans avoir vu, et palpé, le corps abandonné par la vie ? Vérités d’évidence dont l’énonciation même paraît déplacée dans trop de cénacles oiseux. Certains escamotent la question en basculant cavalièrement la nation du côté des maurrassiens rances : puisque la terre ment forcément, puisque la géographie xénophobe, cul-terreuse et petite-bourgeoise, pue l’exception franchouillarde et liberticide, il ne reste plus qu’à se réjouir en dansant sur le cadavre de Marianne, le bonnet phrygien au bout d’une pique… Et en faisant de la France une abstraction purement politique, le camp adverse – également dualiste -, la noie généralement dans l’universel, la disperse dans le néant. Les droits de l’homme, la liberté, l’égalité et la fraternité – bien mal traitées le plus souvent -, la République et la démocratie parlementaire, résument-ils, épuisent-ils l’identité nationale française ?
Non, parce que le Français a la psyché gauloise : Arsène Lupin souffre, si l’on peut dire, du syndrome d’Astérix, mais pas celui que l’on croit. C’est un anarcho-bonapartiste, un césariste libertaire, monarchiste parce qu’il est égotiste. C’est un insulaire, un souverainiste en ses terres spirituelles : la politique, c’est-à-dire les affaires communes, ce qui nous concerne tous, l’émeut a priori modérément… Il renâcle globalement au grégaire, et il respire trop ses parfums sur l’agora quotidienne pour se sentir franchement porté au colloque. L’enthousiasme politique du français, pourtant indubitable en certaines occasions, court très mal en terrain plat… N’ayant pas la solidarité facile, Cyrano s’expose d’ailleurs régulièrement à moult désagréments. Par conséquent, l’individualisme français s’impose d’abord comme une attitude, un tempérament, une courbure d’âme, un instinct chevillé au corps et à l’esprit, une manière de vivre et de sentir, d’aimer et de mépriser : avant d’être politique, il est existentiel et philosophique. Entre Brest et Strasbourg, Dunkerque et Marseille, on respire libertaire plus qu’on vote anarchiste, parce que désirer la mort du pouvoir, c’est encore penser sur le registre du politique d’abord… La France est l’un des affluents majeurs de la personnalité-fleuve de Cyrano…
Il en résulte que l’identité française ne se résorbe pas plus dans l’apologie et la promotion de valeurs politiques universelles qu’elle n’accepte d’être renvoyée au statut de folklore vieilli et attendrissant, dénué de toute signification spirituelle. Le Français s’envisage comme une architecture globale où interagissent une terre et une âme, des lieux et une mémoire : il constitue un complexe précipité, une chimie intellectuelle méditée par l’Histoire, où le paradoxe occupe la place d’honneur, avec le souci farouche de l’individu, cet indivisible précieux, ce microcosme délicieux par la variété de ces ressources et l’infini de ses galaxies. Ennemi du clone et du cyborg, le Français est un anarchique qu’agite la passion de l’ordre intellectuel, un logicien travaillé par le scepticisme, un dandy débraillé civilisé à l’extrême, un fou de légèreté et de désinvolture qui systématise volontiers et à l’excès, délire en raisonnant. En somme, c’est une riche nature que le goût de l’absolu et de l’hyperboréen transperce de paradoxes, contamine d’apories. Déchiré par les conflits ontologiques et psychologiques qu’alimente un univers moqueur et capricieux, il s’acharne à imposer le moi contre toutes les machineries holistes, dressant la mesure – l’énergie domptée – à combattre les tentations hétéronomiques. L’espérance d’égalité le fait parfois trébucher dans l’utopie, et jalouser les siens, mais l’uniformité l’ennuie. Seule le distrait la grandeur et les fastes de l’orgueil, de la démesure faustienne. Il exige un roi et un héros, un William Wallace, et n’a que faire des surintendants modestes, car il s’augmente de la gloire de ses chefs et de ses légendes.
Promptement ombrageux, il aime pourtant s’enivrer des parfums d’horizons et d’outre-mer. Cosmopolite sans effort, il ne s’enfonce pas sans retour dans les terres de la culture française, de l’art du terroir et de la littérature nationale. Il adopta les plus farouches, fit de Nietzsche et Stirner des citoyens d’honneur. Façonné par une tradition plus que millénaire, et pourtant toujours mobile, il voyage partout où le vent accepte de le pousser, et se nourrit des différences, car il sait sa mère tout autant un brassage qu’un mythe. Il ne comprend guère ce que signifie penser français, mais il ressent inévitablement par la France. Il n’hurle pas Hugo à tout bout de champ, et pratique les grands écrans étrangers comme les chemins d’encre nationaux : fréquenter Montherlant n’empêche nullement de réfléchir par l’œil d’autrui. Le talent de Spielberg et d’Eastwood ne l’arrachent pas à Dumas ou Zola : son intelligence est généreuse. Ni sa mémoire ni sa sensibilité ne s’affichent mesquinement nationales, n’en déplaise à certains bricoleurs d’Histoire. Il ne réduit pas la patrie au sol de France : il fait plus volontiers de sa géographie et de son architecture les fils de ses pensées et de ses passions. La chair traduit l’idée : pourquoi lui serait-elle nécessairement hostile ?
L’ampleur de son héritage n’empêche nullement le Français d’être européen, résolument, parce qu’il ne veut pas mourir : la métamorphose est la loi même de la vie. Toutefois, si la nation est une vapeur subtile, un parfum délicat que l’on ne remarque plus, il caresse invinciblement les sens de tous les Persans égarés : l’heure n’est pas encore venue de son trépas… Le Français distingue clairement dans l’Europe le moyen de la grandeur, sans cacher qu’il répugne à l’internationale des marchands. Il veut une Europe politique, mais certainement pas technocratique, bureaucratique et oligarchique. L’économisme totalitaire des eurocrates apolitiques manquent singulièrement d’imagination… Dévalant la pente anthropologique naturelle du moindre effort et de la facilité, ces fonctionnaires unidimensionnels persévèrent dramatiquement dans les sentiers rebattus. Nationalisme ou fédéralisme… Ils sont incapables de concevoir d’autres alternatives. C’est le vice éternel de l’intelligence humaine qui les étrangle consciencieusement, celui des formules toutes faites. Les facilités fédéralistes recueillent indubitablement leurs suffrages enthousiastes, parce qu’elles les dispensent de rénover les instruments de l’intervention publique. Foin de l’État stratège, pourtant si nécessaire… L’État n’agit plus, il réagit, et c’est tant mieux ! Sournoise déliquescence, antigaulliste par excellence, et selon eux si délicieusement européenne… La vraie force est souplesse, et non raideur : ils veulent l’oublier, et nous fatiguent d’arguments paresseux pour esquiver de pertinentes questions. Trop d’État, pas assez d’État : toujours les mêmes débats épuisés et insignifiants qui n’aboutissent à rien. Ils conçoivent l’État tout en raideur, et ne saisissent pas les concepts fins, la puissance par le contrôle ou l’influence, et l’influence par l’excellence, la souplesse de l’intelligence et l’imagination.
On ne choisit pas de naître, du moins faut-il le supposer dans le cadre d’un humanisme héroïque, nécessaire à la refondation du politique : date, lieu et hérédité nous sont imposés. Cette évidence familiale est aussi une évidence nationale. Il ne servirait à rien de le regretter. Mieux vaut dès lors s’interroger sur la meilleure manière d’accueillir son héritage, de s’en débrouiller au mieux, et même de s’en faire une force d’expansion. L’idée qu’un patriote est forcément nationaliste, au moins en puissance, me semble intrinsèquement stupide : sa nation constitue sa culture amniotique, son ontogenèse, et son pouvoir génésique.
En regard de la France éternelle, que pouvait dès lors signifier la guérilla droite-gauche pour le Connétable ? Tout et rien… Tout si la droite incarne ce qu’il nomme le péché contre l’esprit, c’est-à-dire le fatalisme, l’autre nom de la lâcheté, qui se définit encore comme l’obéissance se prenant elle-même pour unique fin, comme le culte de l’hétéronomie, que la transcendance s’appelle Dieu, Nature ou Tradition, loi du sang et des morts. Tout encore si la gauche est combat pour la liberté, et donc fidélité à la France, maîtrise de l’avenir, contingences domptées, sculptées. Rien si cette dichotomie bien française se résume à des querelles d’intérêts politiciens, à de petits calculs parlementaires, à de médiocres et dérisoires ambitions matérielles. Malheureusement, elle se réduit le plus souvent à cette pitoyable course aux places, usant de toutes les armes de la démagogie. Dans tous les cas, le Général – héros tragique – demeura l’homme de l’anti-Destin : il a refusé, résisté, défié l’Inéluctable, ce masque verbal de l’abandon.
Dès lors, toute l’inspiration politique gaullienne vise à donner à la nation les moyens d’accomplir sa vocation. La France, porteuse d’un message et d’une responsabilité, celle de la liberté, doit tenir son rang – sans faiblir – sur la scène internationale, travailler à ce que ses idéaux deviennent réalités. D’où l’importance que le Connétable accorda à la politique étrangère. Néanmoins, elle n’excluait pas le souci constant des affaires intérieures, comme on voudrait parfois le suggérer. D’abord, parce que seule une nation forte et prospère, en pleine possession d’elle-même, peut espérer se faire entendre de ses sœurs. Si le fondateur de la Cinquième République prit tant de soins à doter le pays d’une colonne vertébrale constitutionnelle, c’est pour permettre l’action, pour ressusciter la France et faire entendre sa voix jusqu’aux confins du monde. De surcroît, quel exemple offrirait-elle aux autres nations si elle s’enfonçait dans la médiocrité et la faiblesse : puissante, volontaire et moderne, car stimulée par un pouvoir cohérent et fort, la France pourra délivrer son verbe fécondant, le rendre actif par la vertu de l’exemple.
En 1945, au lendemain de la guerre des Titans, alors que les drapeaux à croix gammée finissaient de brûler, tout semblait possible. Les cavaliers de l’Apocalypse avaient échoué à accomplir la prophétie. Le règne de mille ans ne viendrait pas. Clio souriait de nouveau à l’infini des horizons. Prométhée avait brisé ses chaînes et terrassé l’hydre nazi. La France paraissait une page blanche où pouvaient désormais s’écrire toutes les audaces. Plus que jamais, la question constitutionnelle serait décisive. Mais la nouvelle aurore brillait déjà des feux brûlants d’affrontements idéologiques violents, alors même que le pays, encore traumatisé par le souvenir de la défaite, relevait à peine ses ruines. Lorsque les aigles noirs s’étaient abattus sur une nation lasse, un homme s’était levé, ramassant l’épée, et dédaignant le bouclier des lâches. Le grand homme avait vaincu, puis remis son glaive au fourreau. Hélas, déjà livrée aux partis, aux factions et aux idéologues, la nation glissait de nouveau vers l’abîme.
Le Général appela, une fois encore… Sa voix et sa plume esquissaient le visage de la République qu’attendait la nation, une République qui mettrait un terme à cent cinquante ans de querelles et de chaos institutionnels. Depuis 1789, les enfants de la Révolution s’étaient constamment perdus sur les sentiers de l’utopie – cet Eden inexistant -, s’enfuyant toujours plus avant, se précipitant dans la spirale de l’éternel retour du même, le glaive et le sang succédant à l’anarchique combat des loups, la guerre de tous contre tous, le désert où meurt l’État et la liberté. Ce fut alors la traversée du désert, car les politiciens n’aiment guère les rêveurs réalistes, et de Gaulle en était un. Sa stratégie consistait à toujours viser aussi haut que possible, avec l’espoir d’avancer un peu plus loin … Car un idéal de grandeur, fût-il inaccessible, constitue – du fait qu’on échoue à l’atteindre – l’essence d’une civilisation. Quand bien même poursuivons-nous un idéal hors de portée, reste l’ambition de la création et l’effort vers l’accomplissement. Nul se savait mieux que le Général de Gaulle que la civilisation occidentale était née de cette chimère : combler l’écart qui sépare l’humaine condition du mythe de l’homme qu’elle rêve…
La Cinquième chance
Douze ans plus tard, en proposant à l’approbation de la nation – le quatre septembre 1958 – la constitution de la Cinquième République, le Général de Gaulle se fit l’artisan d’une vaste synthèse des contradictions politiques et historiques qui déchiraient l’histoire de France depuis 1789. Plus encore que l’achèvement d’une contestable dialectique hégélienne, c’est une architecture institutionnelle inédite qui surgit du texte constitutionnel, une symbiose incroyablement féconde, née de l’entrée en osmose de multiples édifices conceptuels et idéologiques. S’y exprimait une philosophie du Pouvoir qui réconciliait le principe d’autorité et la liberté, la monarchie et la république, le prince et la démocratie. Ce n’est pas l’ombre du coup d’État qui planait sur le berceau de la Cinquième République, mais l’aurore d’une nation réconciliée avec elle-même. Les mythes se bâtissent souvent sur la médiocrité des âmes. Des intellectuels inconséquents et stériles, des hommes politiques impuissants et conformistes, hurlèrent que la Quatrième République avait abandonné le pouvoir au Général sous la menace du glaive des Légions. Si les armes du pouvoir de mai semblaient scintiller sous le soleil ardent des pronunciamientos, il faut l’imputer au climat délétère d’une république crépusculaire, non aux tendances autocratiques d’un rebelle impénitent, albatros baudelairien aux ailes de géant.
La Cinquième République gaullienne organisait le face à face du chef de l’État et des citoyens, du pouvoir arbitral et des intérêts particuliers, du guide et de la société des hommes libres, responsables d’eux-mêmes tout en liant leur sort à celui – passé, présent et futur – d’une communauté nationale. Ce n’est donc pas assez dire que le monarque républicain entretient un dialogue permanent avec la nation : encore faut-il préciser que la conversation définissant sa charge le met aux prises avec un interlocuteur à double visage, tel le dieu romain Janus. Il s’adresse à la fois à l’Histoire et à ses compatriotes, à la nation spirituelle et aux vivants. Il ne faut pas en conclure, c’est malheureusement souvent le cas, que la France et les Français s’opposaient dans l’esprit gaullien, se distinguaient radicalement l’un de l’autre, les seconds n’étant jamais à la hauteur de la première. L’attaque la plus pernicieuse que l’on puisse porter contre le Connétable est bien celle-ci : le représenter en Don Quichotte de l’hypostase, en Jeanne d’Arc démodée – parce que travestie -, vantant les prestiges ringards de la Madone de Petit Lavisse.
En revanche, le Général percevait la nation en double dimension : si celle des intérêts particuliers et présents, c’est-à-dire la société, doit être représentée dans les formes classiques de la démocratie libérale parlementaire – débarrassée des caprices d’assemblée -, la nation dans son épaisseur historique s’incarne et se construit pour le futur à travers un pouvoir unique, personnifié et autonome, distinct du parlement, exprimant au-delà des clivages inessentiels et des contingences bassement politiciennes, l’unité et la permanence de la communauté nationale. Ainsi la société conserve-t-elle sa cohésion sans cesser d’honorer la pluralité des familles de pensée et la diversité des intérêts individuels. Garant de l’indépendance de la nation, et guide vers les vastes horizons des possibilités d’existence encore à découvrir, la logique métapolitique gaullienne ne s’incline pas devant la majesté inégalable du grand Corps social, mais sait que le moi se forge et s’exhausse en partie dans l’assimilation d’un passé, dont on trie l’héritage tout en l’assumant. Se l’approprier pour en explorer et en extraire toutes les ressources, les richesses, puis pour le surmonter, c’est-à-dire le conserver en le dépassant, toujours dans le dessein de transcender l’identité présente vers un moi davantage souverain, voilà bien la conception révolutionnaire et surhumaine dont la philosophie et la pratique politique du Général furent les vecteurs.
La conception gaullienne des institutions restitue aux individus leur responsabilité. Moderne et libéral à la manière de Benjamin Constant, le rebelle métaphysique suivait ce dernier quand il clamait que la séparation de l’État et de la société, nécessaire et féconde, pouvait seule permettre la redécouverte des individus, et le respect de leurs libertés. Comprendre que ceux-ci sont la réalité unique et ultime de la société, c’est acquiescer au dualisme démocratique : gouvernants et gouvernés ne se confondent pas. Affirmer le contraire revient à emprisonner les souverainetés individuelles sous l’étiquette de Corps social, – dénomination holiste et organiciste -, c’est-à-dire à effacer la pluralité pour affirmer une entité nationale indifférente aux hommes.
Si la nation prétend se gouverner elle-même, absolument, littéralement et intégralement, contre toute logique, si elle s’affirme transparente à elle-même, c’est que les citoyens s’identifient à leurs représentants par la médiation d’un collectif négateur des singularités. Dès lors, niant la séparation des pouvoirs, cumulant les fonctions législatives, exécutives et judiciaires, une Assemblée à la fois toute-puissante et impotente s’autorise les pires oppressions au nom de la Nation. Incarnation de la Souveraineté, suprême autorité, l’hystérique aréopage ne tarde pas à s’oublier, jouant à être Dieu. C’est-à-dire que les individus se livrent pieds et poings liés à quelques centaines de tyranneaux bien plus redoutables qu’un seul dictateur névrosé. En effet, le despote ne peut prétendre, malgré toutes les propagandes, à aucune autre légitimité que celle que lui fournit le droit du plus fort, le pouvoir des armes et de la terreur. En revanche, les représentants de la Nation n’hésitent pas à s’auréoler du Souverain Bien, de la Volonté générale, toujours droite et bienfaisante.
Rien de pire que cette Volonté générale, l’invention la plus détestable de Rousseau. Sieyès l’avait bien compris : cet authentique représentant de la Révolution française, celle de 1789, prométhéenne et individualiste, et non celle holiste et collectiviste du Comité de salut public de 1793, n’avait pas caché sa méfiance à l’endroit d’éventuels agités saisis par des bouffées délirantes jacobino-robespierristes. Tout en préconisant de lutter contre le déchaînement des appétits individuels, c’est-à-dire des égoïsmes bourgeois, il avait très clairement précisé que l’intérêt général résultait du choc des intérêts particuliers, et ne préexistait pas à leur confrontation. Pour Sieyès, ici précurseur de Constant, l’intérêt général n’est rien s’il n’est pas celui des intérêts particuliers se révélant commun au plus grand nombre possible d’individus. Encore faut-il d’ailleurs, Constant le précisera avec raison, que l’autorité politique s’exerce légitimement : c’est-à-dire qu’elle constitue en préoccupation sociale des intérêts individuels exigeant réellement de se rencontrer, de se frotter les uns aux autres, et de constituer l’objet d’une réglementation. Si ces différents intérêts ne se heurtent pas, ne se confondent à aucun moment, ne se recoupent jamais le moins du monde, le pouvoir ne peut s’en réclamer le tuteur.
La conception que s’était forgée le Général de Gaulle du régime parlementaire était étrangère à l’imaginaire et à l’idéologie républicains classiques. Elle n’en était pas scandaleuse et contre-révolutionnaire pour autant, tout au contraire. Sa portée et sa puissance de synthèse philosophiques, sa modernité et son pragmatisme, jetaient une lumière crue sur les illusions idéologiques de la république des hussards noirs. Le rejet gaullien du régime d’assemblée n’avait rien de commun avec l’idéologie réactionnaire ou populiste. L’antiparlementarisme des traditionalistes, fascistes et nationalistes de tout poil, est le fruit d’une haine tenace et inexpiable de l’héritage révolutionnaire : ces gourmets de servilité, enferrés dans une monolithique et viscérale répulsion, n’ont jamais pu souffrir l’existence de cette institution démocratique et représentative qui met en scène, couple inséparable, l’individualisme philosophique et la souveraineté populaire. Le général de Gaulle revendiquait quant à lui le legs de 1789, et la conception de l’homme qui en découle. Il prôna sans nul doute une révolution modernisatrice des théories et de l’appareil institutionnels, mais en aucun cas il ne renia les acquis philosophiques et politiques essentiels de la Révolution française. Le père de la Constitution de 1958 entendait simplement mettre fin à la confusion des rôles politiques entretenue par les membres des assemblées nationales successives depuis la mort de la monarchie. Pour lui, il existait deux sortes de représentants : les députés, chargés de symboliser les différents intérêts des français, de constituer une espèce de résumé des tendances idéologiques se partageant les esprits, et un représentant suprême, à la tête du pouvoir exécutif, incarnation unitaire, symbiotique, de la nation. Car, ainsi que le faisait très justement observer Hobbes dans le Léviathan, une multitude ne devient une seule personne que lorsqu’elle est représentée, avec le consentement de chacun, par un seul homme. Une foule ne peut espérer d’autre principe d’unité.
Le Parlement, lieu de la parole, du débat et du discours, est inapte à engager, poursuivre ou développer, un programme politique vigoureux et efficace. Depuis 1789, cette incapacité structurelle provoquait chroniquement l’installation de pouvoirs forts et antidémocratiques, seul capables, hélas, de gouverner. Un incessant mouvement de balancier faisait succéder à un pouvoir démocratique, systématiquement paralysé par le régime d’assemblée – et naturellement confisqué par une clique d’idéologues obtus et de parlementaires inconséquents – un État autoritaire, dominé par un roi en quête de trône, une bande d’apprentis dictateurs, ou quelques terroristes en mal de Vertu. Le Discours de Bayeux de 1946 réclamait, pour cette raison, une authentique séparation des pouvoirs, afin de mettre un terme aux empiètements du législatif sur le pouvoir exécutif. Seul un exécutif indépendant, et capable d’initiative, préserverait la nation de l’autoritarisme des pouvoirs bottés, et de l’immobilisme politicien. Gardiennes de la démocratie, les Chambres ont pour rôle de contrôler le gouvernement et de voter la loi, non de se substituer à l’État.
En la matière, rien n’est plus instructif que de se remémorer les paroles d’Alain, peu suspect de complaisance idéologique à l’égard des pouvoirs et de l’arbitraire. Seul l’individu pense, écrivait-il : toute assemblée est sotte. Lorsqu’on impose point de bornes à l’autorité représentative, reconnaissait déjà Benjamin Constant en 1815, les représentants du peuple ne sont point des défenseurs de la liberté, mais des candidats à la tyrannie. Et quand la tyrannie est constituée, elle est d’autant plus affreuse que les tyrans sont plus nombreux. Sous une Constitution dont la représentation nationale fait partie, la nation n’est libre que lorsque ses députés ne sont point les maîtres absolus du navire … Une assemblée qui ne peut être réprimée ni contenue, est de toutes les puissances la plus aveugle dans ses mouvements, et la plus incalculable dans ses résultats, même pour les membres qui la composent. Elle se précipite dans des excès qui sembleraient s’exclure au premier coup d’œil. Une activité indiscrète sur tous les objets, une multiplicité de lois sans enjeu ni mesure, le désir de plaire à la partie passionnée du peuple, l’obstination dans l’erreur, l’esprit de parti qui ne laisse de choix qu’entre les extrêmes, l’esprit de corps qui ne donne de force que pour usurper, tour à tour la témérité ou l’indécision, la violence ou la fatigue, la complaisance pour un seul ou la défiance contre tous, l’entraînement par des sensations purement physiques, comme l’enthousiasme ou la terreur, l’absence de toute responsabilité morale, la certitude d’échapper par le nombre à la honte de la lâcheté ou au péril de l’audace, voilà quels sont les vices des assemblées lorsqu’on les laisse franchir les frontières de leurs domaines légitimes…
Le jugement du philosophe estampillé radical, un siècle plus tard, trouvait sa justification dans son individualisme même : il estimait que la personne humaine fonde l’autorité, au premier comme au dernier rang, qu’elle exerce celle-ci, la contrôle ou la désigne. Il en appelait donc à la personnification, à l’individualisation d’un pouvoir fort et concentré. Seul un homme disposant d’une puissance réelle, d’une capacité à faire, à agir, seul un homme en mesure de prendre des initiatives, pourrait féconder l’espace politique. Il devrait être absolument délivré des lilliputiens hargneux, distribués en factions rivales sur les bancs de l’hémicycle, potentats envieux et tyranneaux virtuels entravant à chaque instant l’action du grand homme, guettant le moindre faux pas, et jamais las de se tenir en embuscade.
Dès 1930, rappelait très justement Gary, lorsqu’il n’était encore qu’un jeune écrivain militaire, de Gaulle faisait observer à l’un de ses camarades officiers qu’une vision profondément pessimiste de l’homme dominait la vie politique française. L’effort le plus conséquent que le législateur eût jamais accompli avait consisté à édifier un système de gouvernement dans lequel aucun homme d’État ne pouvait donner le meilleur de lui-même. Parti-pris institutionnel qui reposait lui-même sur le présupposé que le prince ne pouvait qu’être corrompu par le pouvoir. Sous la IIIe République, la crainte qu’un élément personnel pu influencer l’acte de gouverner, incita le parlement à guillotiner automatiquement toutes les têtes qui s’élevaient au-dessus de la ligne d’horizon. Le naufrage des vaisseaux de la République -garnis d’un amiral falot à leur tête – se haussait conséquemment au rang de triste habitude, pendant que six cents capitaines se disputaient sur les ponts. Le Général parvint ainsi à la conclusion que les lois organiques de la France n’autorisait la nation à reconnaître ses grands hommes qu’à l’heure de leurs funérailles.
Le professeur de khâgne d’Henri-IV n’aurait pas contredit le jeune officier. Face au chef, précisait d’ailleurs Alain, l’assemblée représentative ne devrait exercer qu’une fonction de contrôle : simples spectateurs, ses membres ne sont nullement fondés à souhaiter se placer sous les feux de la rampe, à désirer entrer dans l’arène, à rêver d’occuper la scène dévolue à un seul. Libre de toute ambition et de tout projet politique, c’est alors seulement que chacun d’entre eux pourrait juger avec toute la distance nécessaire, avec l’impartialité du regard contrôleur, les actions du magistrat suprême. D’ailleurs, pour atteindre ce but, chaque député devrait, préalable indispensable, cultiver sa solitude, et ne jamais se soucier d’accorder sa pensée, sa volonté et ses arrêts, à ceux de son voisin de chambrée idéologique. Force est de constater, c’est le moins que l’on puisse dire, que la réalité n’a pas grand chose à voir avec le souhaitable…
Trop nombreux sont encore ceux qui confondent le nombre et la démocratie, le pullulement des assemblées, aréopages, conseils et comités, et la vigueur de la liberté. Rien n’est plus dommageable au dynamisme des nations, et particulièrement à celui de la France, que les préjugés, les lieux communs, les paresses conceptuelles et les aveuglements idéologiques, qui emprisonnent la lucidité et l’imagination politiques des sociétés modernes depuis la Révolution française. Les intellectuels et les politiciens ont pris l’habitude de définir le Souverain Bien politique comme jadis l’Église les canons de l’orthodoxie : à coups de transcendance inquisitoriale et d’hypostases fantômes ravageuses. En bref, ils forcent la réalité à se plier aux caprices de leur système platonicien et dogmatique, jouant les démiurges de salon avec la plus parfaite intolérance pédante, et exécutant en meutes l’impudent imprudent qui ose les contredire. Point de salut pour ceux qui jugent étroit leur triangle magique : la mystique de l’Assemblée, la haine du héros et la mauvaise conscience, sont les trois pointes du trident qui transpercera les dissidents…
Une dernière évidence pour conclure : je ne célèbre pas ces deux hommes d’exception pour satisfaire quelque penchant à la servitude. L’exemple utile, le modèle fécond, tient lieu d’exhortation et non de geôle. Source d’inspiration, il permet de ressembler, pas pour disparaître comme individu, mais pour s’accomplir comme ego souverain. Si j’ai longuement évoqué les figures du père de Zarathoustra et du Connétable, ce n’est nullement par passion apologétique, mais pour mieux armer le futur d’espérances. Explorer des terres inconnues exige des rêves à construire, la prudence élémentaire de prévoir ce qui peut l’être, le désir de connaître, et l’obsession de rester lucide. Nietzsche et le Général de Gaulle nous ont offert ces rêves à réaliser, et la volonté acharnée de n’être pas dupe.