Publié le 22 avril 2017 à 21h57 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 16h02
La France est encore en deuil, depuis vendredi soir. Le monde se défait-il sous l’effet de forces obscures, malveillantes, nous menant vers l’apocalypse ? Non. Les siècles passés ne furent pas forcément plus accueillants pour les messages de paix. Nous ne sommes pas plus au bord du gouffre qu’en 1938 ou en 1962, lorsque les nazis puis la destruction nucléaire incarnaient le visage du mal et du chaos.
Mais nous ne comprenons plus vraiment comment se construisent toutes les insécurités et nous avons parallèlement perdu la volonté de lutter résolument contre toutes les menaces qui planent sur nous. Il serait d’ailleurs sans doute plus exact de dire que nous ne souhaitons pas analyser l’univers, en perpétuelle transformation, des malveillances. Il évolue sans repos sous nos yeux : nous choisissons toutefois de détourner le regard. Parce que lui faire face nous rappelle toutes nos erreurs, et que nous n’avons pas le courage de les accepter (elles sont pourtant l’autre nom de l’expérience disait Oscar Wilde) puis d’inverser la vapeur ; cela demanderait beaucoup de lucidité et de courage, individuel et collectif… Il faudrait renoncer aux routines confortables et repenser bien des modèles de comportement et de raisonnement, absurdement sacralisés. Il s’agirait de rompre de nombreux tabous. Exercice déchirant pour beaucoup d’esprits contemporains, surtout parmi les décideurs…
Les progrès des islamistes radicaux fournissent un excellent exemple de notre aveuglement collectif : les « succès » des terroristes et assassins que sont les Merah, Coulibaly et Kouachi, ou Daech et les Shebabs, constituent l’exacte contrepartie de notre aveuglement. À force de ne pas prendre suffisamment au sérieux les discours et manifestes des hommes qui se proclamaient depuis des années, voire deux ou trois décennies, des ennemis irréconciliables de « l’Occident », des « Juifs » ou des «Croisés», des abcès de haine se développèrent jusqu’à ce qu’une violence sans limite explose et fasse voler deux tours en éclats… À force de nier que nos «quartiers sensibles» se nommaient des ghettos et qu’ils formaient des « territoires perdus de la République », on combat aujourd’hui des centaines de djihadistes français en Syrie ou en Irak…
Pour autant, la fin du monde n’est pas pour demain… Mais le spectacle de la peur prospère : la machine à divertissement à laquelle la peur sert de carburant ne va pas s’arrêter de sitôt !
Les médias annoncent la chute de Rome et de l’Empire à chaque drame, pour mieux fasciner le spectateur et le garder rivé à l’écran, à la radio, à l’ordinateur, à la tablette ou au smartphone ! La santé de l’industrie de l’information en dépend, ainsi que la santé mentale de nos concitoyens. Car la mort du mythe du Progrès rend nécessaire le spectacle de la peur. Quand personne ne croit plus que demain sera meilleur qu’aujourd’hui, il devient indispensable de tromper l’ennui, de conjurer l’angoisse, de feinter le nihilisme… Notre société exige de mettre en scène le crime pour réussir à survivre, à éviter l’envie de suicide fabriquée par la lente agonie de l’espérance. Le show business de l’insécurité nous tient lieu d’antidépresseur. Le voyeurisme nous garde en vie, le goût morbide pour le sang nous empêche de songer à l’essentiel, cela même qui nous achèverait… Il faut donc d’une certaine manière que le mal ne disparaisse pas, quitte à l’amplifier si l’on vient à manquer… Le spectacle de l’insécurité ou l’opium du peuple ? C’est à méditer. Probablement que oui… Et il faut également que le « méchant » le soit radicalement : la bonne conscience collective exige des tueurs nés… Dire cela n’a rien à voir avec la culture de l’excuse. Il ne s’agit pas d’exonérer les criminels et les délinquants de leur responsabilité, mais de reconnaître que les aveuglements et carences de nos gouvernements, les petits abandons de chacun d’entre nous, forment le terreau des drames qui s’exécutent ou se préparent. L’insécurité : l’autre nom de notre lâcheté et de notre imprévoyance. Ce qui n’éteint pas la liberté de l’individu : celui qui transgresse la loi porte le poids de sa faute. Cela revient en revanche à reconnaître que l’infirmité publique condamne les moins solides psychologiquement : les tempéraments les plus faibles, les êtres les plus vulnérables s’avèrent les premiers à profiter d’une société où l’autorité raisonnable et bienveillante – mais pas négociée à chaque instant – n’a pas abdiqué. Que faire ? Dynamiter toutes nos scléroses et bousculer toutes nos habitudes paresseuses. Il n’existe guère d’autre choix, car renoncer n’est pas une option.
Une réforme profonde de l’État s’impose, indiscutablement. Refaire des « chefs » (qui sont aussi des passeurs vers cet univers étrange qu’est encore le vingt et unième siècle) se révèle indispensable. Des individus tout simplement capables de concevoir la charge politique comme une mission, pas comme un métier, d’y renoncer le temps venu, de choisir l’éthique de responsabilité contre l’éthique de conviction. Simpliste ? Certainement pas. Tout notre système (politique, administratif, culturel) conspire contre cet objectif élémentaire : tremper les caractères, promouvoir le courage, l’honneur, la lucidité et la responsabilité.
Au bout du compte, il faut marteler trois arguments. Le premier, c’est qu’il ne faut pas craindre l’Apocalypse. La planète ne va peut-être pas sans cesse plus mal… Le pire n’est jamais sûr. L’Histoire, sur le moyen et le long terme, nous donne plutôt quelques raisons d’espérer. Les commémorations du centenaire de la Grande Guerre devraient nous inciter à nous réjouir de n’avoir pas connu un tel malheur. Nous ne vivons pas davantage le drame du déferlement nazi sur l’Europe. La plupart des pays européens témoignent même de la possibilité d’éloigner durablement les confrontations entre eux au profit – globalement – d’une logique de coopération. Cela doit nous encourager, même si la paix reste par nature une chose précaire.
La deuxième est la plasticité incroyable du danger. Ce qui est menaçant change perpétuellement de visage : attendons-nous donc aux métamorphoses du crime et de la guerre plutôt que de penser qu’ils persévèrent dans leurs expressions d’un jour ou d’un siècle identiques à eux-mêmes.
Le troisième, c’est que la société de l’information, ou plutôt du spectacle, vise à divertir, pas à instruire, pas à remettre en perspective et à expliquer. Elle forme une espèce de drogue à l’usage de collectivités dépressives et qui s’ennuient, qui ne croient plus ni au Progrès ni à l’Histoire.
Les médias sont de surcroît animés par une logique marchande. Faire face à la concurrence s’impose comme l’objectif majeur, même au prix de la valeur ajoutée de l’information. La connaissance tend à devenir de plus en plus un produit réservé à de minces couches d’experts, prêts à payer (abonnements, accès ponctuels, séminaires et conférences fermés, etc.) pour obtenir les données et les interprétations que leur pratique professionnelle exige et que leur modèle socio-culturel valorise. Nous menace par conséquent une forme de désinformation pernicieuse, qui trouve sa source non pas dans l’idéologie mais dans l’impératif marchand et dans la satisfaction des « passions démocratiques (colère, envie, peur, etc.) dont Luc Ferry faisait l’analyse dans L’Innovation destructrice.
Jusqu’à présent, la sphère numérique déploie les mêmes errements que les médias traditionnels, plutôt qu’elle n’en constitue l’antidote. Mais ne désespérons pas… Savoir identifier nos vulnérabilités et nommer nos maux s’avère une première étape pour savoir construire l’autre option d’une alternative dont nous avons dénoncé la première : le spectacle de la peur… Reste ce que nous disions de l’insécurité en elle-même sur l’ensemble de notre planète : ni pire qu’avant, ni incompréhensible, simplement variée, infiniment variée… Mais si ce constat est froid, il est aussi porteur d’espérance, car le courage et la volonté de l’espèce humaine suivent également la voie de la diversité et de l’éternité : rien, jamais, ne réussit à les éteindre durablement.