Publié le 2 mai 2017 à 23h22 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 16h04
Adaptation exceptionnelle de la pièce de Tennessee Williams par laquelle Stéphane Braunschweig signe une scénographie en forme de chef d’œuvre
Tennessee Williams n’aimait pas beaucoup le film que Mankiewicz avait tiré en 1959 de sa pièce Soudain l’été dernier et ce, malgré la présence à l’écran d’Elizabeth Taylor, Montgomery Clift et Katharine Hepburn et, en dépit du travail d’adaptation pour le moins honorable signé du scénariste Gore Vidal. Il trouvait le long métrage trop réaliste et reprochait au cinéaste d’avoir pris au pied de la lettre sa métaphore de la «dévoration» alors qu’il s’agissait pour lui d’une «allégorie» sur la façon dont les êtres humains se dévorent entre eux. Gageons que le dramaturge eût adoré la manière onirique dont le metteur en scène Stéphane Braunschweig s’est emparé de son texte pour en tirer une œuvre lyrique solaire et trouble, psychanalytique et sociale, d’une beauté visuelle absolument renversante. Sur la scène du Gymnase à Marseille où «Soudain l’été dernier» fut donnée provoquant un enthousiasme immédiat et continu chez les nombreux spectateurs présents, nous voilà plongés dans une sorte de jardin-forêt exotique, très humide, fait de lianes, de fleurs rouges, et d’arbres gigantesques, (Braunschweig suivant en cela les didascalies de l’auteur) où domine la couleur verte. Manière pour lui de tirer du décor très spécifique un long et grand poème compassionnel aux allures de jungle, où l’on verra comment Sébastien Venable, prédateur du début de l’histoire deviendra une proie dépecée par de jeunes mendiants, dans des circonstances (mais est-ce vraiment la vérité), révélées à l’issue d’un long récit entrepris par sa cousine Catherine Holly. Jouant autant sur les couleurs que sur les sons, (on est saisis par des sifflements aigus et les bruits d’ailes, symbolisant la possible présence de bêtes fauves, de serpents, et d’oiseaux à l’état sauvage), le metteur en scène installe un climat inquiétant, annonçant un drame tout en le dissimulant, donnant à sentir les choses en nous tenant éloignés d’une compréhension immédiate. C’est confondant d’intelligence, suivant ainsi l’esprit de Tennessee Williams, désireux de créer un théâtre de sensations, traversé par de troubles pulsions, primitives, «préhistoriques ». La beauté de la mise en espace, les lumières magiques de Marion Hewlett et la perfection du jeu des comédiens, transforment ce moment de théâtre en chef d’œuvre artistique total. Et puis il y a tous les thèmes abordés en filigrane dont celui de l’homosexualité non assumée de Sébastien Venable, qui nourrissent l’intrigue, et l’habillent d’un halo de mystère, d’opacité. Ce qui est important ici dans cette pièce où on parle beaucoup, c’est tout ce qui n’est pas dit. A ce titre Stéphane Braunschweig excelle en l’art de suggérer, d’inviter le spectateur à remplir les blancs laissés par l’expression de soi de chacun des personnages. Que s’est-il passé à Cabeza de Lobo, une modeste station balnéaire espagnole, lieu de villégiature de Sébastien Venable, un poète américain riche et fortuné dont la mère prétend qu’il cherchait Dieu et où il trouva la mort dans des circonstances affreuses. Sorte d’Arlésienne du théâtre de Williams, (on parlera beaucoup de Sébastien qui n’apparaîtra jamais), s’apparentant en l’état au père des «Revenants» d’Ibsen, pièce à laquelle Braunschweig a beaucoup pensé, et qui tourne aussi beaucoup autour d’une énigme sexuelle, le héros de «Soudain l’été dernier» est reconstruit par le regard des autres. Cette tentative de sonder l’insondable à partir d’un événement du passé traumatique et violent, le metteur en scène l’avait déjà abordé dans «Six personnages en quête d’auteur » ou «Vêtir ceux qui sont nus », deux pièces de Pirandello (là encore une énigme sexuelle), montées autrefois par Braunschweig. Deux points de vue antagonistes qui s’affrontent (celui de la mère et de la cousine) autour de l’identité d’un troisième (le défunt), offrent à la pièce la possibilité d’expliquer combien «nous nous servons tous les uns des autres, et c’est cela que nous appelons l’amour, et ne pas pouvoir se servir les uns des autres c’est cela la haine », que «la vocation d’un poète repose sur quelque chose d’aussi fin et d’aussi délicat qu’une toile d’araignée», ou encore «qu’on ne peut séparer la vie d’un poète de son œuvre». Langue superbe de Tennessee Williams magnifiée ici par la nouvelle traduction de Jean-Michel Déprats et Marie-Claire Pasquier qui rend lisible les moindres soubresauts de ces âmes malades cernées dans leurs pulsions intimes. «Nous sommes tous des enfants dans un immense jardin d’enfants qui essayons de composer le nom de Dieu mais pas avec les bonnes lettres», précise Catherine qui cite ici quelqu’un dont elle ne se souvient plus du nom. Ajoutons une histoire d’héritage, de folie et de soins s’incarnant dans le Docteur Cukrowicz chargé d’administrer des calmants à Catherine ainsi que recueillir son témoignage elle qui fut la seule témoin de la mort de Sébastien, et on aura les éléments principaux de ce kaléidoscope de passions dans lequel le frère de Catherine, sa mère, Sœur Félicité auront bien du mal à faire entendre leurs voix.
Magnifiques actrices
Ces deux femmes qui s’affrontent sont portées ici par deux magnifiques actrices. Dans le rôle de Mrs Venable, mère possessive et castratrice, tenu dans le film par Catherine Hepburn, la magnétique Luce Mouchel, pianiste et musicienne qui a signé les chansons de «La tempête» mise en scène par Daniel Mesguich est terrible à souhait. Économie du geste et des moyens, son jeu nous cloue sur place. Dans la peau de Catherine Holly agitée de crises de délire Marie Rémond qui succède à Elisabeth Taylor nous tire les larmes. Metteur en scène elle-même de la pièce de Lagarce, «Les règles du savoir-vivre dans la société moderne» elle se déplace tel un félin blessé, et se fond dans l’espace comme un caméléon. Et dans le monologue final d’une difficulté inouïe Marie Rémond nous rend son personnage inoubliable. Une pièce sublime habillée sublimement… et, dont on sort totalement secoués.
Jean-Rémi BARLAND