Publié le 1 juin 2017 à 15h05 - Dernière mise à jour le 29 octobre 2022 à 13h46
Sur le papier, c’est alléchant… Beaux effets spéciaux, acteurs plutôt taillés pour les rôles, esthétique intéressante, scènes d’action suffisamment musclées, etc. Pourtant, quelque chose cloche ! Quoi ? La manie de vouloir transformer les héros en bad boys au rabais…
C’est ce qui plombe la dernière version cinématographique du Roi Arthur, avec Charlie Hunnam et Jude Law… Voilà d’ailleurs comment on nous présente les choses sur le site internet des salles obscures : «Jeune homme futé, Arthur tient les faubourgs de Londonium avec sa bande, sans soupçonner le destin qui l’attend – jusqu’au jour où il s’empare de l’épée Excalibur et se saisit, dans le même temps, de son avenir. Mis au défi par le pouvoir du glaive, Arthur est aussitôt contraint de faire des choix difficiles. Rejoignant la Résistance et une mystérieuse jeune femme du nom de Guenièvre, il doit apprendre à maîtriser l’épée, à surmonter ses démons intérieurs et à unir le peuple pour vaincre le tyran Vortigern, qui a dérobé sa couronne et assassiné ses parents- et, enfin, accéder au trône»…
Seul petit problème, le roi légendaire n’est pas Robin des bois, et encore moins un petit loubard mal élevé, ignare et rouleur de mécaniques… Ce qui lasse dans ce film, c’est l’acharnement à vouloir casser le mythe, fondé sur une énorme confusion entre anti-héros et blaireau… Ce qui sauve le premier, c’est son élégance et le fait qu’il demeure un personnage romanesque voire romantique. Arthur joué par Charlie Hunnam (qui a pourtant de belles qualités d’acteur et un physique très avantageux) évoque davantage Al Pacino dans Scarface que la quête du Graal…
En théorie, Il est assez clair que l’archétype du héros -qui sous-tend la veine des super-héros Marvel et DC Comics- se laisse contempler dans toute sa profondeur dans les légendes du roi Arthur (auquel DC consacra d’ailleurs une série de douze épisodes en décembre 1982 : Camelot 3000) et de Robin des Bois. Il n’y a guère de caractéristique héroïque que l’on ne puisse trouver au moins dans l’un des deux. Ils incarnent dans toute sa force l’idéal du chevalier, du guerrier lumineux, de l’homme épris de justice, compatissant et bienveillant, sachant utiliser la raison sans renoncer à l’instinct et à la foi, courageux, défiant le sort et les pouvoirs établis lorsque le chaos ou un ordre inique bafoue les principes humanistes les plus élémentaires. À la fois souverains (Robin est d’abord un noble de haut rang) et dissidents, ils se guident en priorité avec la boussole de leur conscience. Que ce soit avec les chevaliers de la Table Ronde ou les compagnons de Sherwood, ils s’appuient sur une chevalerie destinée à transformer le monde parce qu’ils croient au progrès, celui qui se définit comme l’accomplissement des individus, matériellement et spirituellement.
Il dérive de tout cela que le véritable héros contemporain amalgame et synthétise les concepts du héros, du anti-héros et du surhomme. Il condense dans son archétype les espérances les plus folles que nous inspire l’humanité. Cela dans une visée «libertaire», c’est-à-dire articulée sur le souhait de voir chaque individu devenir une individualité d’exception, une singularité solaire faisant pourtant preuve de la plus grande solidarité avec l’ensemble de ses semblables. Le pire ennemi du héros n’est pas le «méchant» mais le dernier homme décrit par Nietzsche, c’est-à-dire une caricature de personne, ayant renoncé à tout effort, à toute passion du dépassement individuel et collectif. Ce dernier homme, tissé de nihilisme, s’épuise dans le divertissement et n’exprime plus aucun rêve de grandeur et de noblesse. Il ne croit plus en rien et ne veut rien, à part s’étourdir de médiocres plaisirs. Il se pense unique alors qu’il n’est que l’un des moutons interchangeables d’un gigantesque troupeau (cf. Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley)…
Dans la bande dessinée, Corto Maltese et le lieutenant Blueberry incarnent puissamment l’archétype de l’anti-héros, héros solitaire taciturne, aimant se confronter à lui-même en priorité, et ne nourrissant pas d’illusion excessive sur la nature humaine. Plus corsaires que soldats dévoués à l’État et au chef, ils entretiennent un solide cynisme leur servant de bouclier contre les déceptions. Esprits libertaires, ils se battent néanmoins pour des causes, mais les choisissent eux-mêmes et veulent en assumer la responsabilité. XIII ou Bob Morane, aventuriers au regard profond, ne se laissent pas davantage aveugler par les pouvoirs, quels qu’ils soient. Alix fit de même dans l’Antiquité, au cours des péripéties qui le menèrent de la Gaule à l’Égypte en passant par Rome et la Grèce. Thorgal endosse quant à lui des rôles multiples : à la fois guerrier médiéval, fils des étoiles (extraterrestre) et habitué des espaces mystiques et des univers magiques, il mêle la science-fiction, l’heroic fantasy et l’aventure dans les récits qui lui sont consacrés. Néanmoins, tous se battent au finish pour mettre fin à des désordres ou à des injustices qu’ils n’entendent pas tolérer. En ce qui le concerne, Valerian joua le redresseur de torts de l’espace, sous l’aspect d’un garçon un brin hippie qui sait employer la manière forte en cas de besoin. Des personnages comme le Scorpion ou Largo Winch s’épanouissent dans l’époque tout en s’inscrivant -si l’on peut s’exprimer ainsi- dans la continuité héroïque.
Largo Winch en particulier suscite forcément l’attention car il concentre des enjeux capitaux de notre temps et des tendances fortes. On le connaît en tant que héros de bande dessinée et comme personnage de série et de films. On se souvient un peu moins qu’il fut d’abord une fiction romanesque créée par Jean Van Hamme dans les années 1970. Ce dernier écrivit six romans mettant en scène le jeune milliardaire Largo Winch, patron du groupe W, hérité de son père adoptif Nerio. Ces textes à l’origine de la saga illustrée vendue à des millions d’exemplaires s’intitulaient : Le groupe W, La Cyclope, Le Dernier des Doges, La Forteresse de Makiling, Les Révoltés de Zamboanga, et Business Blues. Ils illustrent à la perfection les réalités et les mécanismes de la guerre économique. Certes, les structures narratives fictionnelles imposent quelques contraintes, mais Van Hamme (qui travailla des années dans le monde de l’entreprise) saisit de manière extrêmement réaliste, percutante et convaincante, la vie des affaires à partir de la fin des Trente Glorieuses.
On peut y comprendre plusieurs logiques essentielles de l’hypercompétition et des affrontements économiques : des entreprises et leurs dirigeants se combattent pour prendre le contrôle d’empires industriels et financiers, en usant des moyens les plus détestables, de la corruption à l’espionnage économique en passant par l’instrumentalisation des médias ; des organisations criminelles s’infiltrent dans des firmes pour y détourner de l’argent, contribuant ainsi à lier l’économie légale et l’économie criminelle ; et des États tentent de déstabiliser leurs adversaires au moyen de prises de contrôle capitalistiques leur donnant d’énormes moyens d’influence sur la puissance globale d’une nation (dans Business Blues, c’est l’Iran qui entend ainsi porter un coup redoutable aux États-Unis). Le héros vit dorénavant dans d’autres jungles que celle du passé, urbaines et immatérielles, où il convient également de mettre en échec des criminels et d’encourager les attitudes éthiques et responsables. Mais ne nous y trompons pas : Winch est le fils de Blueberry et Maltese !
Le portrait que dresse de lui Van Hamme ne laisse aucun doute à ce sujet : « À l’image d’un roi constitutionnel qui règne mais ne gouverne pas, il était devenu à la fois le symbole et le prisonnier de son Groupe dont il garantissait l’unité. […] L’argent n’intéressait pas Largo Winch. L’exercice du pouvoir encore moins. Et il haïssait la lutte sournoise et feutrée, mais implacable, que doivent se livrer les capitaines de la politique et du grand commerce pour asseoir et consolider leur puissance. Lui, Largo, se savait fait pour une autre forme de combat. […] derrière cette façade de grand jeune homme trop riche plein de charme et de maladresse se cachait un filin d’acier d’une résistance sans limites. L’autre Largo […]. Le fauve de combat à l’état brut, d’une volonté implacable et prêt aux audaces les plus folles et aux risques les plus inouïs pour atteindre l’objectif qui lui tenait à cœur. […] Sans l’extraordinaire destin qui avait fait de lui le plus inattendu des chefs de file du capitalisme international, il aurait sans doute fini sa vie comme obscur mercenaire d’une guerre ignorée dont l’idéal lui aurait plu. » (Jean Van Hamme, Largo Winch. Tome 4 : La Forteresse de Makiling, Bragelonne-Milady, 2008)
Bref, il y de la noblesse dans le mystère trouble et ambigu de l’anti-héros. Dans cette figure d’Arthur que nous propose le film de Guy Ritchie, on ne perçoit qu’un mauvais garçon qui «rame» pour comprendre que la démarche chaloupée d’un rappeur musculeux arrogant ne fait pas un souverain… Dommage, ce blockbuster avait beaucoup d’atouts pour devenir une référence : en manquant de réfléchir à la figure du Roi, il devient insignifiant…
Eric DELBECQUE est Président de ACSE– Il est l’auteur de : Les super-héros pour les nuls (First)