Publié le 10 juillet 2017 à 9h15 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 16h57
Sur l’écran on peut lire cette pensée de Francis Fukuyama extraite de son livre « la fin de l’Histoire » : «Hegel proclamait que l’Histoire avait connu son achèvement en 1806. Il voyait dans la victoire de Napoléon à Iéna, l’universalisation d’un état qui réaliserait les principes de liberté et d’égalité. L’État qui émerge à la fin de l’Histoire est libéral et démocratique. Selon Kojéve cet État qu’il qualifie d’universel et homogène a trouvé sa concrétisation dans les pays d’Europe d’après-guerre». Ainsi accueilli au Théâtre du Gymnase de Marseille et ce dans le cadre du Festival de Marseille, le spectateur se met à penser que «1993» d’Aurélien Bellanger mis en scène par Julien Gosselin est une pièce politique, âpre, et qui pourrait servir de débat à une table ronde sur l’économie mondialisée. Les minutes qui suivent vont l’en dissuader. Le noir se fait, des tonnes de décibels emplissent les oreilles et, les phrases prononcées par les acteurs plongés dans l’obscurité sont agrémentés de jets de lumières blanches projetées par écran interposé sur des néons. Volontairement psychédélique la manière dont nous arrive le texte a pour effet voulu d’essoriller la tête, d’empêcher même de réfléchir, ou en tout cas semer un trouble durable terminé par ce constat : «La fin de l’Histoire n’est pas un discours de philosophe mais un rêve d’ingénieur». Et en termes de construction on nous rappelle alors que la fin du millénaire a été marquée en Europe par le creusement de deux tunnels impliquant une forte coopération internationale et manifestant des idéaux pacifistes. Le premier, celui du CERN à la frontière franco-suisse permettra l’installateur d’un accélérateur de particules. Long de 27 km et totalement circulaire, il incarne pour Aurélien Bellanger le lieu précis de la fin de l’Histoire. Le second tunnel achevé quelques années plus tard creusé sous la Manche fera constater combien la Grande Bretagne n’est plus totalement une île, et qu’après en avoir terminé avec l’Histoire, l’Europe en avait fini avec la Géographie, devenant alors absolument moderne. C’est cela que met en lumière (au sens étymologique du terme) «1993» pièce inconfortable et peu didactique finalement qui est aussi un hymne au théâtre et à la liberté artistique. Calais au cœur de cette dernière réalisation devient la ville du questionnement tandis que se glisse une autre thématique, celle de l’identité de la génération née après la chute du mur de Berlin, dont les déceptions et les rêves sont présentés dans une narration éclaté.
Une soirée Erasmus psychédélique
Écrivain, auteur du remarquable «La théorie de l’information» Aurélien Bellanger aime bousculer les codes. Metteur en scène et passionné de musiques diverses Julien Bellanger est une sorte de double, un frère en agitateur de neurones et leur spectacle «1993» fait mouche. Toute la dernière partie du spectacle qui nous présente une quinzaine de personnages lors d’une soirée estudiantine Erasmus frappe fort et va loin, prenant tous les risques. On y voit des jeunes gens fumer des joints, faire l’amour, boire, danser, crier et chanter, dans une sarabande de sons étranges et de couleurs orangées et bleues. Les déplacements des comédiens impressionnent par leur côté horlogerie précise. Et toute la première partie de la pièce prend alors tout son sens. On a été comme plongés dans un état léthargique pour que s’ouvre enfin la teneur du spectacle qui évoque les rapports humains dans une désespérance rappelant les romans de Houellebecq, écrivain que Bellanger affectionne particulièrement et dont il a exploré l’univers dans un ouvrage d’études. Tout cela n’est guère «plaisant», ni «ludique», mais laisse des traces profondes. Et c’est surtout la preuve que le théâtre est un fantastique espace de liberté pour interroger le réel.
Jean-Rémi BARLAND