Tribune du Pr. Gilbert Benhayoun: Israël, économie duale, société segmentée (1/3)

Publié le 23 août 2017 à  8h02 - Dernière mise à  jour le 28 octobre 2022 à  17h20

Le professeur Gilbert Benhayoun propose le premier volet d’un dossier économique qui en comptera trois : (1) Introduction générale, (2) Israël : économie duale, (3) Israël : société fragmentée.

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Introduction générale

Qui peut douter des résultats remarquables en matière de croissance économique obtenus par Israël ces dernières années ? Citons rapidement les domaines d’excellence. En premier, les experts reconnaissent que ce petit pays de 8 millions d’habitants est devenu en très peu d’années une superpuissance dans les technologies avancées. C’est ce que note, dès 2010, The Economist : « Au cours des deux dernières décennies, Israël s’est transformé, de trou perdu à moitié socialiste en une superpuissance de haute technologie. Par rapport à la population, Israël est le leader mondial dans le nombre de start-up de haute technologie et dans la taille de l’industrie du capital à risque« . A cet égard Israël se distingue dans l’ensemble des pays riches. Les pourcentages des dépenses R&D par rapport au PNB et de chercheurs est plus élevé en Israël que dans tous les autres pays, or dans un avenir proche c’est l’économie innovatrice qui constituera le principal moteur de la croissance.

Importance de la Recherche & Développement – 2015 (OCDE)
Pays R&D/PNB (%) Chercheurs/Emploi (pour mille)
Israël (2012)
4.3
17.4
Moyenne OCDE
2.4
8.3
États-Unis
2.8
9.1
France
2.1
10.1

Dans certains domaines, Israël est en pointe. En matière de cyber-sécurité, Israël attire 15% des investissements mondiaux. L’Université Ben-Gourion de Beersheba, ville du sud qui, il y a quelques années était pauvre et peu attractive, est aujourd’hui un centre mondialement reconnu dans le domaine de la cyber-sécurité. D’autres secteurs, comme le management de l’eau (dessalement, retraitement des eaux usées…) les services à la santé, la technologie financière, sont également très prometteurs. A propos des technologies de conduite des voitures sans chauffeur, Intel vient d’acquérir Mobileye, start-up israélienne pour 15.3 milliards de $. En 2016, une entreprise chinoise a racheté Playtika, société de jeu en ligne basée à Herzliya, au nord de Tel-Aviv, pour 4.4 milliards de $. D’autres transactions, plus anciennes, ont permis aux géants américains de faire l’acquisition de startups israéliennes. C’est le cas en 2012 de Waze par Google, pour un milliard de $, en 2013 de Trusteer, société de logiciels de sécurité, par IBM, également pour un milliard de $, de Intucell, entreprise de logiciels de téléphonie cellulaire, pour 475 millions de $. Il existe aujourd’hui, plus de 300 entreprises internationales dotées d’un centre de recherche high-tech dans le pays, dont des majors comme Microsoft, IBM, Apple, Cisco, HP, Intel. On est bien loin des années qui ont suivi la guerre de Kippour d’octobre 1973. Peu après la guerre, les dépenses militaires avaient représenté 30% du PNB. En 1984 la dette publique s’élevait à trois fois le PNB et l’hyperinflation atteignait 450% l’année. Un triple record. On mesure ainsi le chemin parcouru depuis.

Un autre point fort, récemment apparu, sont les récentes découvertes dans le domaine de l’énergie, et font qu’aujourd’hui Israël est exportateur de gaz. En date du 10 juin 2011, le Financial Post notait: «L’un des plus grands gisements (d’Israël)- 250 milliards de barils de pétrole dans le bassin de Shfela (est) comparable à l’ensemble des réserves de l’Arabie saoudite de 260 milliards de barils de pétrole (…) En plus de la taille des gisements, les ingénieurs israéliens sont des pionniers des innovations technologiques pour son extraction». En matière de croissance économique, les performances d’Israël sont considérées par les organisations internationales comme « remarquables ». Pour le Fonds Monétaire International [[FMI, « Israël : 2017 Consultation Press Release » ; Staff Report, 28 mars 2017]], Israël «profite d’une croissance économique forte, estimée à 4% en 2016, (…) le chômage diminue à 4.4% au quatrième trimestre 2016, l’inflation reste faible, (…) le déficit public est de 2.1% du PIB et le ratio dette/PIB est de 62%». Aussi, pour l’OCDE, «l’économie israélienne a des fondamentaux solides». C’est une croissance « résiliente », surtout comparée à celle des autres pays riches de l’OCDE.
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La croissance du PNB réel par habitant ces dix dernières années (2004-2014) a augmenté en Israël pratiquement quatre fois plus vite que dans l’ensemble des pays les plus riches, ceux du G7 : États-Unis, Allemagne, France, Grande Bretagne, Canada, Italie, Japon.

Pays PNB per capita
G7
+ 0.6%
Israël
+ 2.3%

Le bilan est très positif. La question cependant est de savoir si cette position enviable pourra à l’avenir se maintenir et durer. La concurrence d’autres pays, par exemple de celle de la Corée du Sud, est de plus en plus forte. En fait, la réalité d’Israël est plus complexe, d’autres indicateurs que ceux cités donnent une image moins élogieuse, et, en ce sens, c’est le pays des contrastes. Il suffit, pour s’en convaincre de visiter les deux plus grandes villes du pays, Tel-Aviv et Jérusalem. On passe d’une ville juive moderne, dynamique, plutôt séculaire, ou on ne dort jamais, à une ville, où les religieux dominent et où la pauvreté est importante. Ainsi, mis à part le Mexique, Israël est le pays le plus inégalitaire de l’OCDE, ce qui est inquiétant dans la mesure où cela affecte non seulement le bien-être des segments les plus vulnérables de la société, mais aussi mine les performances de l’économie. De plus, les inégalités peuvent engendrer de l’instabilité politique, accroître le mécontentement de la population [[En 2011, des troubles ont éclatés à Tel-Aviv, la population, en particulier les jeunes mariés, se plaignant du coût de vie et des difficultés à se loger du fait de loyers trop élevés.]] et entraîner des mouvements de révolte. Se rappeler à cet égard, les origines de la révolte en Tunisie (printemps arabe) et aujourd’hui, dans la région du Rif au Maroc. Ces troubles, peuvent engendrer à leur tour un climat d’incertitude néfaste au monde des affaires, réduire la demande, et impacter négativement les investissements, ce qui se traduirait par une perte de croissance économique [[ A. Alesina, R. Perotti, “Income Distribution, Political Instability, and investment” NBER Working Papers SERIES, octobre 1993. Cette hypothèse a été vérifiée et validée à partir d’un échantillon de 70 pays, sur la période 1960-1985..]]. Dans un article récent [[The Economist, « Six days of war, 50 tears of occupation : Startup nation or left-behind nation? Israel’s economy is a study of contrasts », 18 mai 2017]] The Economist posait la question, à propos d’Israël : «Startup nation ou pays laisser pour compte ?»

Lors d’un séminaire récent consacré à la dualité de l’économie israélienne, le professeur E. Kandel [[ Israël Democracy Institute, The Eli Hurvitz Conference on Economy and Society, « Two economies-one society », 19 juin 2017]] comparait les secteurs high-tech israéliens à un ballon dirigeable qui flotterait au-dessus du reste de l’économie. Le ballon n’est pas lié au sol à l’image des secteurs high-tech qui eux aussi ne sont pas ou très peu connecté à l’économie traditionnelle. Cette situation, où des deux secteurs, moderne et traditionnel, sont séparés, où la mobilité entre eux est inexistante, engendre deux dangers. En premier, le ballon dirigeable peut très facilement et à un coût faible s’éloigner vers le grand large, concrètement les États-Unis, l’Australie ou l’Europe, si jamais la situation politique et sécuritaire se détériorait. Le second est que, dans l’avenir, les effets d’entraînement, qui permettraient à la seconde économie de décoller et d’intégrer les innovations, risquent de faire défaut, laissant l’économie secondaire ressembler de plus en plus à une économie du tiers-monde. Pour éviter ces écueils, Kandel espère que les jeunes entreprises start-up, au lieu d’être rachetées par des entreprises étrangères et de se délocaliser, se développeront de plus en plus en Israël même. C’est précisément le cas d’Intel qui vient de décider non de délocaliser sa nouvelle acquisition, Mobileye, mais de la maintenir en Israël.
La prise en compte des inégalités. Depuis quelques années, les économistes, conscients des limites du raisonnement basé sur des valeurs globales, tel le PNB ou le taux de chômage, ou des valeurs moyennes comme le revenu moyen, le salaire moyen, qui appauvrit la perception de l’image d’un pays, insistent sur l’importance de tenir compte des écarts entre les différents groupes qui composent la société. En Israël, les résultats macroéconomiques sont certes remarquables, mais lorsque l’on considère la situation des différentes composantes de la société, selon la religion, la localité, le tableau est beaucoup moins positif. Certes, sur certains aspects, qui mesurent le bien-être de la population, le degré de satisfaction, la qualité des soins, le pays enregistre plutôt de bons scores, comparé aux autres pays de l’OCDE. En revanche, sur d’autres aspects, tout aussi importants, Israël est très mal classé, certaines dimensions du bien-être sont déficientes, en particulier en matière de logement, de qualité de l’air et d’inégalités de revenu. Notons que seulement 20% de la population assurent 90% de l’impôt sur le revenu.
On comprend dans ces conditions que, le 19 juin dernier, à propos des problèmes économiques rencontrés par Israël, The Israel Democraty Institute organisait un séminaire sur le thème, « Two Economies-One Society » , insistant sur le caractère dual de l’économie israélienne. Pour notre part, à la question de savoir si l’économie est duale, il faudrait aussi s’interroger sur la société elle-même. Des indices montrent que, par certains aspects la société israélienne est divisée. On a évoqué, à cet égard, la société israélienne non comme une entité entière, mais comme étant composée de plusieurs tribus. Quatre tribus composeraient la société israélienne, les juifs laïcs, les juifs religieux, les juifs ultra-orthodoxes et les arabes. Un cinquième groupe, d’importance démographique beaucoup moindre, les bédouins, peut être également retenu. Reuven Rivlin, l’actuel président d’Israël, dans un discours prononcé en 2015, s’inquiétant de l’augmentation des divisions et de l’intolérance grandissante en Israël, et se référant au système d’éducation rigide et segmenté qui reflète et renforce les divisions, il ajoutait, amer : «Un enfant de Beth El, un enfant de Rahat, un enfant de Herzliya et un enfant de Beitar Ilit , non seulement ils ne se rencontrent pas, mais ils sont éduqués avec une vision totalement différente des valeurs fondamentales et du caractère souhaité de l’État d’Israël». Il posait alors la question de l’identité nationale du pays, «Israël, sera-t-il un état laïc, libéral, juif et démocratique ? Est-ce que ce sera un État basé sur la loi religieuse juive ? Ou un État de démocratie religieuse ? Sera-t-il un État de tous les citoyens, de tous ses groupes ethniques nationaux ? Tribu, par tribu, par tribu, par tribu.»

Le Professeur Gilbert Benhayoun est le président du groupe d’Aix -qui travaille sur les dimensions économiques d’un accord entre Israël et les Territoires palestiniens- qui comprend des économistes palestiniens, israéliens et internationaux, des universitaires, des experts et des politiques. Son premier document, en 2004, proposait une feuille de route économique, depuis de nombreux documents ont été réalisés, sur toutes les grandes questions, notamment le statut de Jérusalem ou le dossier des réfugiés, chaque fois des réponses sont apportées.

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