Publié le 17 novembre 2017 à 11h20 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 17h47
« Et si on parlait d’Averroès », telle était l’invite de la soirée d’ouverture des Rencontres éponymes, ce jeudi 16 novembre, à la Criée, à Marseille, à l’occasion du lancement de la chaire Averroès par l’IMéRA dont le premier titulaire sera le juriste tunisien Yadh Ben Achour, présent à cette table ronde. A ses côtés, les philosophes Pauline Koetschet et Jean-Baptiste Brenet, l’écrivain et dramaturge Driss Ksikes pour une rencontre animée par Thierry Fabre, fondateur et organisateur des Rencontres. Une soirée- rythmée par les lectures de Serge Renko- qui met en lumière le fait que la pensée d’Averroès est d’une absolue actualité dans le monde musulman et tout autant en Europe.
«Averroès est l’Homme de la discontinuité, de la révolution intellectuelle»
Juriste, théologien, médecin, philosophe arabo-andalou, né à Cordoue et mort à Marrakech en 1198, Averroès-nom latinisé d’Ibn Rochd- symbolise la pensée rationnelle dans l’Islam médiéval. Il fut notamment l’un des grands introducteurs de la philosophie d’Aristote dans la pensée européenne et un passeur entre les cultures du monde méditerranéen. Pour Pauline Koetschet: «Nous sommes devant la figure la plus connue de la philosophie arabo-médiévale, celle que l’on croit connaître le mieux et qui est pourtant toujours surprenante lorsque l’on se replonge dans l’Histoire». Yadh Ben Achour avance pour sa part: «Averroès est l’homme de la discontinuité, de la révolution intellectuelle, alors, dans le monde de clôture, de fermeture que nous connaissons, nous n’avons jamais eu autant besoin de la discontinuité».
«Sans lui l’Europe n’aurait pas existé telle qu’elle a existé»
De la discontinuité mais qui s’inscrit dans une histoire comme le souligne Jean-Baptiste Brenet: «C’est un héritier qui arrive au terme d’une belle histoire arabe, mais il ne se réduit pas à cela, il crée aussi un héritage. Il est une figure centrale du monde juif et latin. Sans lui, l’Europe n’aurait pas existé telle qu’elle a existé ». Mais qu’en est-il dans le monde arabe? Driss Ksikes note: «Il est celui qui met sur un pied d’égalité le Coran et Aristote, qui essaie d’affranchir des dogmes». De déplorer: «Sa pensée ne sera jamais prise au sérieux pour fonder une possible rationalité de l’intérieur de l’Islam. Alors, il est la métaphore d’une béance. Il perdure en Europe grâce à l’Université, ce n’est pas le cas chez nous». Thierry Fabre repositionne le débat sur l’actualité de la pensée d’Averroès. Pour Yadh Ben Achour: «Nous sommes avec Averroès devant l’éternel débat entre interprétation du patrimoine culturel et les libertés. Nous avons connu cela avec l’élaboration de la Constitution tunisienne». Il souligne qu’Averroès s’inscrit dans une tradition critique et rationaliste de l’Islam avant d’interroger: «Comment se fait-il que ce courant fort, profond, soit toujours vaincu dans le monde arabe? Comment se fait-il qu’après le réformisme du XIXe siècle nous en soyons à réfléchir comme si l’histoire n’existait pas? Quel est le secret de l’absence de capitalisation sur nos valeurs? Comment se fait-il qu’un philosophe arabe ait un tel succès, une telle influence en Europe et qu’il soit ignoré sur son territoire, dans son histoire? Comment en sommes-nous à connaître les mêmes mouvements de réaction à l’encontre de la chanson, la musique, la mixité. Pourquoi toujours succomber aux tendances les plus réactionnaires?». Pour Driss Ksikes la question est politique. Yadh Ben Achour n’est pas convaincu: «En France, le Roi était de droit divin, au Japon l’empereur était fils de Dieu, fils du ciel en Chine… partout le pouvoir a utilisé le religieux mais en Occident la liberté l’a emporté au point d’acquérir le statut de sacré, pourquoi en va-t-il différemment dans le monde musulman? ». Et, poursuit-il: «Je vais profiter de la chaire pour me concentrer sur cette question et tenter d’y répondre».
«Il devient inquiétant, non parce qu’il est l’Autre mais parce qu’il est du dedans»
Jean-Baptiste Brenet revient sur l’histoire entre Averroès et l’Europe: «En 1225 les textes d’Averroès arrivent à Paris, au début de la scolastique, de l’Université. Tout le monde va lire Averroès dans une Europe qui retrouve Aristote mais a besoin d’Averroès pour le lire. Mais très vite cela va coincer, il va avoir une réputation impie qui va perdurer au travers des siècles. Il devient inquiétant, non parce qu’il est l’Autre mais parce qu’il est du dedans». Il est opposé à Thomas d’Aquin «qui est pourtant son héritier mais critiqué, dénoncé, il n’en reste pas moins lu, utilisé».
«Vous ne tuerez point, la vie est sacrée»
Pauline Koetschet met en lumière le fait que «l’apparition de l’Islam bouleverse le monde arabo-musulman et induit des questions contemporaines aux philosophes qui jugent utiles de se tourner vers les Grecs pour apporter des réponses immédiates aux questions qui se posent. Et la plupart travaillaient à partir de traduction ce qui a encore plus favorisé leur créativité». «Lorsque je me suis rendue en Syrie en 2005, raconte-t-elle, pour apprendre l’Arabe et la philosophie, j’ai eu la surprise de découvrir qu’il n’y avait aucun cours sur la philosophie arabe, étudiants et enseignants ayant une fascination pour la pensée européenne». Un phénomène qu’elle déplore: «Les chercheurs en philosophie arabe comme moi, arrivant de l’extérieur, souhaiteraient beaucoup plus de réappropriation». Jean-Baptiste Brenet constate qu’un nombre croissant d’étudiants s’intéresse à la philosophie arabe mais regrette qu’il existe trop peu d’enseignants en ce domaine. Puis de mettre en exergue, comme l’intervenante précédente, la dimension philosophique et scientifique de la langue l’arabe. Yadh Ben Achour cite enfin le Coran dans lequel il est écrit: «Vous ne tuerez point, la vie est sacrée». Il voit là: «Une déclaration des droits de l’Homme avant l’heure».
Michel CAIRE