Publié le 12 mars 2018 à 11h10 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 17h58
Sentiment d’illégitimité, culpabilité, difficulté à s’imposer, peur d’oser : c’est avec cette lourde batterie de casseroles que les femmes se lancent sur le terrain de jeu de l’entrepreneuriat. Mais elles s’y risquent, plus qu’auparavant. Pour autant, il faut continuer à casser les stéréotypes, comme l’ont démontré les invités de la conférence débat organisée par la CCI Marseille Provence à l’occasion du 8 mars.
Elles entreprennent, ça oui. Plus que par le passé, elles s’approprient l’acte de créer leur activité. Une date à retenir, comme un rappel : le 13 juillet 1965. A la faveur d’une loi promulguée ce jour-là, les Françaises prenaient enfin leur indépendance financière. Elles ont pu dès lors travailler et ouvrir un compte en banque sans le consentement de leur mari. 1965. Ce n’est pas si vieux. Tout cela pour dire que ce monde du travail, ses codes, ses règles ont largement eu le temps d’être façonnés par les hommes avant que les femmes ne s’y risquent. Peut-être se sentent-elles seulement tolérées sur ce terrain de jeu-là ? De fait, elles composent… avec ce sentiment d’illégitimité qui les taraude souvent. C’est peut-être l’un des premiers enseignements qui ressort de la conférence-débat organisée ce 8 mars par la CCIMP : elles sont pléthore, les barrières mentales à l’acte d’entreprendre. Les premières à les ériger au sein de leur esprit, ce sont les femmes elles-mêmes. Ainsi le témoigne Emmanuelle Champaud, codirigeante de Totem Mobi : «Ce que j’ai ressenti, c’est que le sentiment d’usurpation était très présent. J’ai créé mon entreprise à 50 ans passés, il m’a fallu un certain temps pour me dire que j’étais à ma place.» Pour complexifier la chose, elle le fait dans un secteur réputé masculin : l’automobile. Totem Mobi, c’est en effet cette entreprise d’autopartage de véhicules électriques vivant de la location de ces Twizys et des annonceurs, les utilisant comme des supports de publicité. «Je venais du milieu de la pub, qui est très féminin. Dans l’automobile, c’est différent. J’y suis arrivée avec l’idée que je me situais plus sur le secteur du service et de l’économie partagée, même si le code NAF de Totem Mobi est bien celui du secteur de l’automobile… Mais le fait d’aborder les choses par la notion de service a joué.» Il faudra néanmoins passer outre «les grands moments de solitude» éprouvés notamment face à des business angels «plutôt hommes, quinquas et pas très férus de nouvelles technologies». Un témoignage en soi révélateur.
Oser enfin
Françoise Rastit, déléguée régionale aux droits des femmes et à l’égalité en préfecture, abonde dans le même sens : «Les femmes créent moins que les hommes. Pour certaines, on pense que c’est un manque d’accompagnement spécifique. Il y a un poids culturel qui fait que les femmes sont bloquées. Par exemple, elles ont parfois des problèmes vis-à-vis de l’argent, pour se faire payer, au niveau du démarchage… A cela se rajoute les craintes vis-à-vis de leurs enfants, un sentiment de culpabilité, la peur d’être des mauvaises mères si elles se consacrent à leur entreprise.» Comme si cette forme de gestation pouvait forcément éclipser l’autre…. Des entraves qui rendent ainsi chez les femmes plus héroïques encore l’acte d’entreprendre. Plus audacieux. Car c’est bien de cela dont il s’agit : le réflexe à adopter se résume en un mot, oser. Ce que les femmes doivent faire, selon Jean-Luc Chauvin, président de la CCIMP et initiateur de la rencontre, avec Katia Blanc, membre associée de l’organe consulaire. «Il y a toute une rééducation à faire, il faut inciter les petites filles à oser autant que les garçons. Quand il s’agit de candidater pour un poste, une femme qui ne réunit par exemple que neuf critères sur douze va s’abstenir de postuler. L’homme lui ne doutera de rien, il n’en totalisera peut-être que trois, mais il va tenter sa chance.» Ainsi Katia Blanc exhorte-t-elle les femmes à ne pas douter, «à faire l’effort de demander, d’aller au-devant… et non pas d’attendre que ça vienne». Tout cela nous mène au constat, à la lumière des études réalisées au sein de la CCIMP : «Aujourd’hui, parmi les porteurs de projets, on note de plus en plus de femmes : elles sont 45%. Mais celles qui passent du stade de projet à la création effective de l’entreprise ne représentent plus que 27%. Dans les nouveaux métiers, la création de start-up, elles ne sont même que 9%.» Katia Blanc évoquera aussi «la non-représentativité des femmes dès lors qu’il s’agit de reprise d’entreprise». La transmission n’est pas, loin s’en faut, une option qu’elles considèrent. Quid des domaines dans lesquelles elles s’incarnent ? «On les retrouve surtout dans les professions libérales, les métiers du conseil et de l’accompagnement, les services à la personne, la restauration rapide, les concepts stores. En résumé, les femmes entreprennent davantage des projets moins ambitieux dans des domaines dits féminins. On a donc un vrai rôle. Nous devons mettre en avant les belles réussites de femmes, les modèles inspirants pour leur permettre de casser ces préjugés.»
Sur le territoire, des inspirations plurielles
Et des success-stories d’entreprises créées par les femmes, des modèles d’entrepreneuses inspirants, notamment dans les secteurs de la haute technologie, du digital, ce n’est pas ce qui manque sur le territoire de Marseille-Provence, terre d’économie numérique munie du précieux label French Tech. Ce 8 mars dans les murs de la CCIMP était donc présente Emmanuelle Champaud. On pourrait en citer d’autres, à l’instar d’une Séverine Grégoire, cofondatrice avec Chloé Ramade de Mon Showroom ayant réitéré l’expérience avec la plateforme de télémédecine Mes Docteurs, une Sabine Ferrero, initiatrice de Payrfect, solution digitale destinée à vérifier les bulletins de paye, une Magali Avignon, directrice générale de My chez moi, une Corinne Versini, dirigeante de Genes’Ink… La liste est bien loin d’être exhaustive.
Une observation toutefois : les femmes qui entreprennent seules sont plus rares. A l’instar d’Emmanuelle Champaud, cofondatrice de Totem Mobi avec Cyrille Estrade, entrevoyant le positif de cette association, puisqu’un binôme, c’est forcément «deux approches complémentaires». Les raisons qui poussent les femmes à s’associer, au vu des histoires entrepreneuriales du territoire, elles sont plurielles. Il s’agit parfois d’opportunités, de rencontres, d’affinités, ou bien d’envie de créer en famille, en couple… Mais sous-tendue derrière ce constat, pointe une interrogation : culturellement parlant, n’est-ce pas la présence d’un homme dans l’association qui contribue à lui donner du poids dans l’esprit formaté des prospects, des investisseurs, des financeurs? Jean-Luc Chauvin rappellera une anecdote vite devenue virale récemment : celle relative à ces deux entrepreneuses américaines, amenées à s’inventer un associé fictif masculin pour être enfin prises au sérieux. Force est donc de reconnaître que les stéréotypes n’ont pas seulement fait le siège dans l’esprit des femmes. En témoigne notamment Lucille Tissot-Laÿs, aujourd’hui dirigeante franchisée des « Menus services» et, dans une autre vie, cadre au sein de la CCIR. « J’avais un poste à mi-chemin entre la direction de cabinet et la direction de communication. Si j’ai trouvé face à moi des personnes qui m’ont fait confiance, j’ai aussi dû composer avec un élu qui me pardonnait mal mon caractère ambitieux.»
Des actes pour refonder
Comment dès lors casser l’ensemble de ces barrières ? Déjà en ayant conscience que c’est l’affaire de tous, rappelle Katia Blanc. «On doit faire l’effort de déconstruire ces schémas tous ensemble», martèle l’entrepreneuse. Même son de cloche chez Jean-Luc Chauvin : «Être féministe, ce n’est pas seulement réservé aux femmes, les hommes peuvent l’être aussi. Cela implique tous ceux qui veulent améliorer les choses et aller de l’avant.» C’est notamment vrai dans le domaine de l’entreprise, qui « doit ressembler à la société dans laquelle elle est, à ses clients ». Passée la mise en lumière du constat et la conscientisation, c’est ensuite l’acte concret qui prévaut. En la matière, le président de la CCIMP n’entend pas être en reste. «Je demande à nos élus d’organiser des permanences sur nos différents points territoriaux afin d’accompagner les femmes porteuses de projet et leur permettre de le concrétiser. De 45% à 27%, le décalage est trop important, il faut qu’on améliore ce taux. Je lance le sujet, à nous de le mettre en œuvre avec les élus. Il faut que l’on accompagne à oser.» Accompagner à oser, c’est aussi la mission des multiples réseaux de femmes présents sur le territoire, rappelle de son côté Aurore Sun, présidente de FCE, citant outre le sien propre, «Femmes 3000, Les Pionnières, Altafémina »… Il y a par ailleurs ces événements propres à «booster l’énergie des femmes et les aider à lever les freins, à faire des rencontres », expliquent de leur côté Laurent Zagaroli et Claire Désarnaud, initiateurs du forum Be a Boss, dont l’édition marseillaise aura lieu le 28 juin prochain.
«Les lois ne suffisent pas»
Enfin, le secrétariat d’État chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes impulse lui aussi des actions, avance Françoise Rastit. C’est vrai, ce programme d’intervention dispose «du plus petit budget au sein de l’État, soit 30 millions d’euros. Mais, la secrétaire d’État Marlène Schiappa rappelle que ce qui est important, c’est qu’il s’agit de politique interministérielle. De fait, ses actions s’intègrent aussi dans celles d’autres ministères, comme par exemple sur les questions d’emploi.» Bref, au sein du gouvernement, on mise sur la transversalité des politiques. Concrètement, la déléguée évoque ainsi le Fonds de garantie à l’initiative des femmes (FGIF) mis en place par Esia et dont le secrétariat d’État est partie prenante. Il s’agit de l’unique outil financier dédié aux femmes. Il a pour objectifs de favoriser le développement de l’entrepreneuriat féminin et renforcer les chances de pérennité des entreprises nouvellement créées. «C’est une garantie d’Etat qui a la particularité de ne pas demander d’engagement personnel.» Autre chantier, le lancement avec la CDC d’une étude pour développer une coopérative d’activité et d’emploi dédiée à l’accompagnement des femmes. Et puis, il y a aussi tout un arsenal juridique… reste à savoir s’il a toujours été opérant. La loi de 1972 a été citée lors du débat, elle pose pour la première fois le principe de rémunération égale entre les femmes et les hommes. D’autres suivront : en 1983, la loi Roudy, en 2001, la loi Génisson, en 2006, une nouvelle loi sur l’égalité salariale entre les femmes et les hommes… Une autre sorte de millefeuille, juridique celui-ci. Pour autant, à poste équivalent, on observe toujours un écart salarial de 9% entre les femmes et les hommes. Le nouveau texte juridique visant à pointer, via logiciel, lesdites disparités et de les rattraper sur trois ans sera-t-il efficace ? Toujours est-il que jusqu’ici, on pourrait se demander si avec la question des inégalités entre les hommes et les femmes dans le monde du travail, on n’avait pas atteint les limites du pouvoir politique et juridique. Pour Jean-Luc Chauvin, outre les textes, la volonté doit suivre, ainsi que l’intelligence. «La loi ne suffit pas, il y a aussi la façon dont on l’interprète.» Et de citer celle du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, intimant notamment aux candidats se présentant aux CCI de région d’être obligatoirement accompagnés d’un suppléant de sexe opposé. Ainsi, il est possible de cantonner les 50% de candidates femmes au statut de suppléantes. Les textes s’en trouveront respectés… Mais, il est envisageable également de leur adjoindre un rôle de titulaire. De les rendre actrices. C’est à ce prix que les relations hommes femmes s’en trouveront refondées : plus nombreuses côtoieront-elles les instances représentatives, plus aisé sera-t-il de bâtir un monde du travail favorable à tous les actifs, à tous les entrepreneurs, qu’ils soient femmes ou hommes.
Carole PAYRAU