Publié le 7 avril 2018 à 12h15 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 18h40
On a beau avoir un peu de bouteille, c’est toujours impressionnant d’échanger pour la première fois avec un artiste. Surtout lorsque ce dernier vous est présenté comme l’un des plus doués à l’heure actuelle. En effet, depuis 2015 et un 4e prix au concours Tchaïkovski, le Français Lucas Debargue a intégré auprès de la critique et du public, la catégorie des pianistes virtuoses surdoués ; ajoutez lui un look d’intellectuel sévère derrière ses lunettes : il ne va pas falloir se louper sur la première question. Vendredi, c’est au sortir de la master-class qu’il venait de dispenser au Conservatoire que nous avions rendez-vous. Une classe qui s’était un peu éternisée nous offrant l’aubaine de la fameuse première question : «Alors, cette master-class, intéressante ?» La réponse fuse : «Très intéressante. Les étudiants étaient de bon niveau et les échanges aussi. Dans ce genre de rencontre, je fais en sorte de ne pas instaurer le rapport maître qui a le savoir /élève qui ne sait pas. Je suis totalement opposé au fait de prouver ses compétences par l’écrasement. En fait, en art, nous sommes toujours écrasés par la beauté. L’art est la seule forme de démocratie possible car face à lui nous sommes tous égaux parce que petits devant quelques chose de grand. Et on choisit, ou non, de se laisser prendre par la force d’une œuvre d’art.» On ne pouvait rêver mieux comme entrée en matière… Ses premiers liens à la musique, Lucas Debargue les a noués, enfant, en écoutant rock et chanson française en compagnie de ses parents. «Mais peu de jazz et de classique» qui font aujourd’hui partie de son quotidien. «Je devais avoir 9 ou 10 ans lorsque j’ai découvert la musique classique. Nous habitions à la campagne et j’ai écouté le mouvement lent du concerto n°21 de Mozart ; je venais de découvrir une langue qui me semblait évidente, celle de la musique, qui supplantait la langue des hommes, fausse et dévoyée. Aujourd’hui ma langue maternelle c’est la musique qui me recadre et me recentre en permanence, m’évitant de partir dans tous les sens.» Après un quinquennat au conservatoire en province, Lucas Debargue arrête le piano. Mais pas la musique ! «Je venais de passer cinq années avec le même professeur ; partir au Conservatoire de Paris me terrifiait et mes parents m’ont laissé le choix. Alors je suis resté chez moi pour mener une scolarité normale, avoir des amis, jouer de la basse dans un groupe de rock, être connecté à l’humanité et à l’humain. Puis, cela m’a permis de vivre les préoccupations de l’adolescent : boire des coups avec les copains, draguer, avoir la copine la plus jolie. Ce dont je me fiche totalement aujourd’hui. Toutes ces préoccupations sont devenues accessoires. Désormais je veux avoir le maximum de temps pour cultiver la musique. »
«Je rêve en musique»
Le break de l’ado durera cinq ans au cours desquels il obtiendra le bac scientifique et mènera ensuite des études de lettres modernes. Une polyvalence dont il est assez fier. «A cette époque, côté littérature, c’était un peu le néant. Le seul truc que j’avais lu c’était Harry Potter. Chez moi, la fac a développé la curiosité. J’en arrivais à lire deux à trois livres par jour. Tout ceci m’a permis de rebondir sur l’amour de la musique et du cinéma.» Depuis, Lucas Debargue va a l’essentiel, son essentiel, la musique. «Mon mode de vie, c’est la spiritualité. Je vis spirituellement, je rêve en musique, je ne pense qu’à la musique et je suis baigné par elle en permanence. Alors c’est vrai que cela peut avoir un côté inhumain, un peu extra-terrestre. C’est pour ça qu’un autre de mes rêves serait d’avoir des amis partout là où je vais jouer pour ne plus me retrouver seul à l’hôtel mais pouvoirs échanger et partager avec d’autres.» Il a vingt ans lorsqu’il renoue avec le piano et entre au Conservatoire de Paris dans la classe de Jean-François Heisser. Mais c’est auprès de Rena Shereshevskaya, à l’École Normale de Musique Alfred Cortot, qu’il va s’accomplir. Une professeur dont on dit qu’elle est redoutablement critique, mais efficace. En ce qui concerne Lucas Debargue: «Elle est aussi exigeante envers moi qu’elle l’est envers elle même. Avec elle, il faut savoir mettre son ego de côté et être capable d’accueillir ses conseils pour progresser et d’accepter ce haut niveau de sacrifice qu’elle exige pour travailler la musique. Aujourd’hui, nous nous voyons de moins en moins. Mais, c’est vrai que je comprends très vite la langue qu’elle parle en matière d’interprétation. Elle me pousse à décrypter ce qui est derrière la partition, à comprendre la logique et le message du compositeur pour nourrir les interprétations. Pour Rena le circuit c’est l’œil, le cerveau, l’oreille et les mains. Entendre et comprendre puis se servir des outils pour concrétiser la musique qui est une vision de la vie.» Lucas Debargue donne environ 70 concerts par an. Dont de nombreuses prestations en Russie ; parfois même dans des villes assez reculées du pays. «J’aime beaucoup aller à la rencontre des gens. La Russie est un pays immense et il faut aller vers des publics qui ne se déplacent pas ; humainement je vis des choses intéressantes et cela me passionne. Mais c’est vrai que j’ai un lien privilégié avec ce pays, même s’il faut surmonter le politiquement correct. Il faut être capable d’apprécier les choses en dehors de la politique. C’est identique en ce qui concerne les Hommes. Lorsque je travaille avec Gergiev, c’est avant tout le grand musicien qui m’intéresse. On me disait qu’on ne pouvait pas travailler avec lui, c’est faux. Chaque fois, j’ai droit à des répétitions de plus d’une heure et demi avec lui.» A 28 ans, d’avions en chambres d’hôtel, de festivals en salles prestigieuses Lucas Debargue vit pour la musique. Celle des autres, mais aussi la sienne puisqu’il compose avec assiduité. Il vient même de créer ces derniers jours un quatuor avec piano… Un rythme de vie intense et quelques petits titillements physiques. «Je n’ai pas d’hygiène de vie particulière, je ne suis pas très motivé pour le sport et, depuis trois ans, j’ai des petits blocages qui me poussent aujourd’hui à prendre quelques résolutions pour m’entretenir physiquement. Mais dans cette vie, le plus important c’est le temps. La musique, c’est l’art du temps ; la dimension de la musique c’est la dimension du temps et organiser son temps est important. Il faut avoir un peu de tout, chaque jour, mais pas dans un ordre préétabli. Il faut relever le défi temporel quotidiennement et je pense qu’en trois ans j’ai pas mal progressé en la matière. Même si mon rêve ultime serait de devenir comme un animal sauvage et de m’enfermer totalement dans la musique…»
Michel EGEA
Lucas Debargue du tac au tac -Votre qualité essentielle ? La loyauté -Votre principal défaut ? La nervosité -votre film préféré? La Maman et la putain -Votre plat préféré? La poule au riz -Votre livre de chevet? Illusions perdues -Quelle qualité appréciez vous le plus chez un ou un(e) ami(e)? La loyauté -Votre rêve? Vivre la musique en permanence -Votre musicien préféré? Beethoven -Un CD sur une île déserte? Thelonius Monk, London Session -Votre peintre préféré? Rembrandt M.E. |
Au Festival de Pâques d’Aix-en-Provence, Lucas Debargue joue le Concerto pour piano en sol majeur ce samedi 7 avril à 20h30 au Grand Théâtre de Provence devant l’Orchestre National de Russie dirigé par Mikhail Pletnev.