Publié le 16 avril 2018 à 11h56 - Dernière mise à jour le 29 octobre 2022 à 13h46
Après des années de politique incohérente et de rivalité entre Russes et Américains, les choses s’accélèrent dangereusement au Moyen-Orient, avec à l’épicentre du séisme qui se prépare, la Syrie, terre de convoitise pour sa position stratégique et ses ressources en hydrocarbure. La dernière attaque aux gaz perpétrée par le régime de Damas à Douma a radicalement changé la donne. Immédiatement suivie de la destruction d’une base iranienne, attribuée à Israël, et de l’intervention coordonnée des USA, de la France et de la Grande Bretagne contre les installations chimiques, ces actions ne peuvent rester sans réponse aux yeux de Moscou et de ses alliés. Chacun des protagonistes, s’il veut éviter le pire, sera obligé d’amender sa politique. Mais rien n’est moins sûr.
Dans cet «Orient compliqué», on ne peut comprendre la situation actuelle et l’attaque occidentale en Syrie, si l’on sépare artificiellement les différents conflits qui le fracturent. Chacun est une pièce d’un puzzle très complexe, où les protagonistes sont soumis à des contraintes contradictoires, et qui prend tout son sens à condition d’avoir le recul suffisant pour visualiser le schéma d’ensemble allant de Gaza à Téhéran, en passant par Ankara.
Flambée de violence entre le Hamas et Israël à Gaza
En octobre 2017, une importante délégation du Hamas s’est rendue à Téhéran. Lors de cette visite, les représentants du mouvement islamiste, au pouvoir à Gaza, se sont vus reprocher leur passivité face à «l’ennemi sioniste», résultant des nouveaux développements technologiques israéliens, le «dôme de fer» contre les missiles et le système anti-tunnel. Il leur a été intimé l’ordre, s’ils voulaient continuer de bénéficier des largesses de la République des Mollahs, d’adopter une politique plus offensive. Pour Téhéran, le but principal étant d’impliquer Tsahal (armée de défense d’Israël) à Gaza afin de lui laisser les mains libres en Syrie et au Liban. C’est ainsi que progressivement le front Sud d’Israël s’est réchauffé avec en point d’orge la «marche du retour» mêlant manifestants et activistes, ce qui a valu au «mouvement de la résistance islamique» d’âpres critiques de la part de l’Autorité Palestinienne ainsi que d’autres gouvernements arabes dont celui de L’Égypte.
Par ce type de confrontation asymétrique, le Hamas tente d’atteindre plusieurs objectifs. Tout d’abord, au niveau international, raviver l’intérêt pour la cause palestinienne marginalisée par l’ampleur du drame syrien, jeter l’opprobre sur l’État Hébreu, contrecarrer la coalition entre Israël et les pays arabes modérés, et donner des gages à son bailleur de fond iranien. Au niveau national, prendre l’ascendant sur le Fatah à la tête de l’Autorité Palestinienne et être en position de force lors de la succession prochaine de Mahmoud Abbas. Enfin en local, détourner l’attention de la population contestant de plus en plus sa gestion calamiteuse de la bande côtière. Cependant, la branche gazouïte des Frères musulmans marche sur le fil du rasoir. Si les actions violentes devaient atteindre un niveau intolérable pour les dirigeants israéliens, il est certain que la réponse serait encore plus dure qu’en 2014 aboutissant à son éviction définitive.
Erdogan joue sur trois tableaux
Prétextant éliminer le danger terroriste à ses frontières, la Turquie procède à un nettoyage ethnique en bonne et due forme. Ses ambitions ne se limitent pas au district d’Afrine mais visent à empêcher la constitution d’une entité politique kurde en Syrie et en Irak et à se constituer une zone d’influence après l’effondrement de Daesh. Pour ce faire, toutes les alliances sont bonnes, avec les djihadistes, ceux-là même que la coalition internationale a combattu, et la Russie, alors qu’Ankara est membre de l’Otan. Allant même jusqu’à s’opposer à l’allié américain. Et pour bien démontrer sa détermination, le président Erdogan menace l’Europe de ne pas endiguer les vagues de réfugiés du conflit syrien. En remerciement de ses « bons et loyaux services », la Turquie recevra trois nouveaux milliards d’euros pour les réfugiés de la part de l’UE, et le silence du «monde libre» sur le martyr Kurde.
Bachar el-Assad, un massacre de trop ?
Alors que l’on décompterait, depuis 2011, plus de 450 000 morts et disparus, ainsi que des millions réfugiés, la dernière attaque chimique du dictateur de Damas a provoqué une indignation internationale. Au-delà des condamnations habituelles, les USA, la France et la Grande-Bretagne ont décidé qu’une réponse forte et coordonnée était indispensable pour mettre fin à ce cauchemar et ont mis leur menace à exécution. Ils l’ont fait savoir préalablement à Vladimir Poutine, principal soutien du régime syrien avec les Iraniens. Cela pose tout de même une double interrogation. Pourquoi cette attaque au gaz, alors que Bachar el-Assad a réussi, contre toute attente, à rester en place et que la rébellion a été écrasée ? Et pourquoi ce sursaut des nations maintenant, alors que toutes les lignes rouges ont été franchies depuis bien longtemps ? S’il est difficile de répondre à la première question et de savoir ce qui préside aux décisions d’un homme qui s’acharne avec une telle cruauté sur son peuple, on ne peut exclure une volonté d’Assad de prouver à ses encombrants parrains qu’il existe toujours. En démontrant sa capacité de nuisance, il met en difficulté ceux qui se partagent déjà les ressources de son pays.
En ce qui concerne la deuxième question, les raisons principales que l’on peut avancer sont, d’une part, que le rapport de force actuel est plus favorable à Washington et ses alliés, en particulier du fait de la faiblesse de l’économie russe, accentuée par la chute du rouble. Et que d’autre part, il s’agit également d’envoyer un message clair à Téhéran au moment où Donald Trump s’apprêterait à sortir de l’accord sur le nucléaire iranien. Car, les avertissements du locataire du bureau ovale adressés aux Mollahs perses, – à propos du soutien au terrorisme, de la déstabilisation régionale et de leur programme balistique -, ainsi que le voyage de Jean-Yves Le Drian à Téhéran ont échoué à ramener la République Islamique chiite à de meilleures dispositions.
105 missiles tirés par la coalition occidentale
En réponse à l’attaque chimique, les USA, la France et la Grande-Bretagne ont décidé d’envoyer un signe fort non seulement au régime syrien mais à ses soutiens, la Russie, l’Iran et ses affidés, jugés responsables du massacre. Selon différents dispositifs, et n’attendant pas l’arrivée sur site d’un porte-avion américain pour assurer la couverture en cas de réplique, 105 missiles ont été lancés sur les installations chimiques et d’autres sites incriminés. Une attaque coordonnée et chirurgicale qui n’a fait aucune victime, en particulier russe, provoquant l’ire de Vladimir Poutine. De plus, ce dernier a échoué à faire condamner «l’ingérence occidentale» au Conseil de Sécurité des Nations Unies.
L’attaque dévastatrice quelques heures auparavant, et non revendiquée, de la base iranienne T4 en Syrie menaçant les frontières de l’État Hébreu, était-elle une action indépendante ou constituait-elle les prémices de l’offensive occidentale ? De l’avis de la majorité des experts, du fait des risques potentiels de dégâts collatéraux liés à l’intrication des forces russes et iraniennes, cette intervention n’aurait pu avoir lieu sans que le pensionnaire de la Maison Blanche en soit informé. De même, Israël a été prévenu par les alliés américains, français et anglais des frappes sur les installations chimiques. Et pour couronner le tout, peu de temps après le rappel à la raison occidental, le plus grand dépôt d’armes iranien, situé près d’Alep, a subi à son tour de violentes explosions. Contrairement à l’attaque de la base T4, Téhéran a évité de condamner Israël et n’a reconnu aucune victime dans ses rangs.
La retraite de Russie ?
Bien qu’affichant en façade un soutien sans faille à ses deux alliés, la Syrie et l’Iran, Moscou ne sert que ses intérêts propres et l’a démontré à maintes reprises par une politique ambigüe, en particulier, en laissant Israël attaquer régulièrement des transferts d’armes iraniens à destination du Hezbollah libanais. Les desseins hégémoniques perses, échappant de plus en plus au contrôle russe, conjugués au comportement du despote de Damas, il est tentant de régler ses comptes par procuration, et en l’occurrence par Donald Trump, Emmanuel Macron, Theresa May et Benjamin Netanyahou. Mais cela ne semble pas suffisant pour faire changer de manière radicale et durable la position de l’ancien officier du KGB. D’autres éléments sont à prendre en considération.
Un facteur non négligeable étant l’imprévisibilité de « l’homme le plus puissant de la planète ». Après avoir laissé carte blanche à Vladimir Poutine en Syrie, Donald Trump a changé diamétralement d’attitude allant jusqu’à la confrontation, dans la vallée de l’Euphrate ce qui a occasionné des pertes importantes parmi lesquels des Pasdarans iraniens, des membres du Hezbollah et des «mercenaires russes». En conséquence, après les messages postés sur Twitter par le Président américain, la Russie, jugeant la menace crédible, a pris les devants en retirant sa flotte du port syrien de Tartous et laissé ses alliés syriens et iraniens seuls face aux missiles occidentaux. Menace d’autant plus crédible qu’il semble que l’aviation israélienne ait trouvé une parade aux systèmes de défense anti-aérien russe S-300 et S-400, considérés comme les plus avancés au monde, ce qui augmentait d’autant l’efficacité et la sécurité de l’intervention occidentale et évitait une déconvenue supplémentaire au Maître du Kremlin. Cependant, Moscou n’a probablement pas dit son dernier mot. Pour tester en retour la détermination occidentale, Vladimir Poutine pourrait être tenté, comme il l’a fait récemment, de lancer des attaques via ses supplétifs dans la zone d’influence US de la vallée de l’Euphrate, riche en hydrocarbures, par exemple.
Le grand perdant est l’Iran
En stationnant ses soldats à proximité des positions russes, l’Iran se pensait à l’abri des attaques et libre de continuer sa politique d’offensive régionale via son couloir chiite menant jusqu’à la Méditerranée. Dans cette logique, rien ne pouvait lui faire barrage, ni le mécontentement de son allié russe, ni les occidentaux les mains liées par l’accord sur le nucléaire. Pas même Israël ayant fort à faire à Gaza. Il n’en a rien été. Et pour la première fois, Téhéran a dû reconnaître des pertes dans ses rangs. En désignant l’État Hébreu comme responsable de l’attaque de la base T4, le régime des Mollahs s’est placé dans l’obligation de réagir. Et les options sont limitées, soit attaquer directement Israël ou la communauté juive à l’étranger soit via ses supplétifs, chacune étant lourde de conséquences.
Chacun tient un pistolet sur la tempe de l’autre !
Il en faudra certainement plus à Poutine pour qu’il amende sa stratégie. Un savant mélange de dissuasion et de souplesse sera sans doute nécessaire. Mais pour conserver ses bases en Méditerranée orientale et obtenir des dividendes sur les ressources syriennes, il pourrait lâcher Bachar el-Assad devenu trop encombrant. Quant à l’Iran, sa course folle au coût prohibitif menace de plus en plus sa stabilité intérieure. Si les Ayatollahs et les gardiens de la révolution veulent garder le pouvoir, il leur faudra revoir leurs ambitions à la baisse. En ce qui concerne l’islamiste «modéré» Erdogan, pour prix de son retour dans la coalition internationale, il est à craindre qu’il exige le sacrifice des Kurdes, une fois encore victimes d’intérêts supérieurs pour le partage du monde. Bien entendu dans les forums internationaux, seront mis en avant les droits de l’homme et dans les coulisses, les marchandages battront leur plein. La situation actuelle ressemble à s’y méprendre à la scène d’un film de Quentin Tarantino où les protagonistes tiennent un pistolet sur la tempe de l’autre. Chacun sait ce qu’il a à perdre d’appuyer sur la détente et pourtant tout peut basculer d’un instant à l’autre, aboutissant au pire.
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