Publié le 24 juillet 2018 à 19h41 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 18h55
Arriver à passionner le spectateur, en lui racontant, développement mathématiques à l’appui, une histoire de chiffres… voilà un défi apparemment bien difficile à relever. Et pourtant Benoît Solès y est parvenu et ce par le biais de sa pièce «La machine de Turing» jouée actuellement dans le cadre du Off d’Avignon dans un Théâtre Actuel plein à craquer. Énorme succès -qui est en passe de devenir un phénomène comme ce fut le cas l’an dernier dans ce même lieu avec « Au revoir monsieur Haffmann »-, cette plongée scientifico-policière est un régal pour l’esprit et un moment artistique très émouvant.
Nous sommes en 1952. A la suite d’un cambriolage de son domicile le professeur Alain Turing porte plainte au commissariat de Manchester. Avec son allure peu conventionnelle, Turing n’est pas pris au sérieux par le sergent enquêteur Ross. Surveillé par les autorités de son pays pour des raisons que l’on va découvrir Turing, dont la présence dans ce poste de police n’échappe pas au Général Menzies pour lequel il a travaillé pendant la guerre, se voit alors subir de la part de Ross un interrogatoire en règles, aussi précis qu’inamical. Mais que lui reproche-t-on ? Ross qui avance à pas de loup et qui se demande si Turing est un espion soviétique, un conspirateur ou un manipulateur, muscle ses questions et de leur face-à-face surgira la vérité de la vie passée de cet homme malmené par la police dont on va apprendre des choses incroyables. Turing en fait brisa le code de l’Enigma allemande pendant la Seconde Guerre mondiale et inventa l’ordinateur. Cela ne suffira pas à le transformer en héros, ses relations amoureuses avec son amant Arnold Muray, et la découverte par la police de son homosexualité seront à l’origine de sa lourde condamnation. Dévoilant des pans entiers de sa vie privée les enquêteurs se montreront bourreaux et obtus. De son enfance marquée à jamais par la disparition de son ami Christopher Morcom, à ses travaux sur «ses machines pensantes», genèse de l’intelligence artificielle, en passant par le récit de ses amours, ses amis, ses emmerdes, jusqu’à sa création du « jeu de l’imagination » et sa mort par suicide le 7 juin 1954, la pièce raconte le destin hors normes d’un mathématicien britannique injustement resté dans l’ombre et broyé par la machine bien-pensante de l’Angleterre puritaine des années 1950. Construite sur le modèle efficace de ces pièces qui opposent deux personnages -on songe surtout au chef d’œuvre «A tort ou à raison» de Ronald Harwood interprétée par Michel Bouquet et Claude Brasseur- «La machine de Turing» est un cri de colère contre tous les ostracismes et un hymne à la liberté. La mise en scène de Tristan Petitgirard faite de nuances et qui utilise la vidéo -on projette les chiffres et les éléments susceptibles de faire comprendre aux spectateurs les subtilités scientifiques du sujet- renforce l’émotion du texte.
Un auteur acteur lui-même
Mais le mérite en revient surtout à Benoît Solès le très intelligent auteur de la pièce qui bon prosateur interprète aussi le rôle de Turing, avec un jeu très fin. «C’est l’histoire d’un homme qui court», dit-il en préambule. Et d’explorer les mystères de sa vie, sans grandiloquence ni répétitions, aidé en cela par la présence à ses côtés d’Amaury de Crayencour qui incarne sobrement tous les autres personnages. C’est certes du théâtre d’idées mais c’est fait avec tant d’inventivité formelle que l’on suit tout cela avec un plaisir fou. Et souvent avec la gorge serrée.
Jean-Rémi BARLAND
«La machine de Turing» par Benoît Solès. Au théâtre Actuel dans le cadre du Off d’Avignon tous les jours jusqu’au 29 juillet à 12h05.