Paris – Nice : ‘La Campagne’ de Martin Crimp ‘un thriller domestique’ visité par Isabelle Carré, Yannick Choirat et Manon Clavel.

Publié le 15 janvier 2023 à  20h27 - Dernière mise à  jour le 23 janvier 2023 à  8h59

«Est-ce qu’on connaît jamais vraiment l’autre, ou bien reste-t-il un étranger, une étrangère, malgré une vie partagée pendant de nombreuses années ? Y-a-t-il un hiatus entre la communauté que forme le couple, notamment pour élever des enfants, et la sexualité ? Les pulsions trouvent-elles à s’épanouir et/ou à se canaliser dans la vie à deux, ou bien faut-il aménager un autre espace social, domestique ou sexuel en dehors du binôme. Jusqu’où un couple vit-il dans la fusion ? Quels sont les conflits cachés, les grands et les petits mensonges que l’on s’autorise pour que « cela tienne » ? Peut-on lire dans l’âme de son conjoint ou de sa conjointe ? » Autant de questions que pose clairement le metteur en scène Sylvain Maurice en préambule de la présentation de son travail sur «La campagne» la pièce de Martin Crimp donnée en ce moment au Théâtre du Rond-Point à Paris jusqu’au 22 janvier et qui sera reprise au Théâtre National de Nice du 26 au 29 janvier.

Isabelle Carré et manon Clavel dans
Isabelle Carré et manon Clavel dans

Comment définir ce texte absolument solaire et terrible traduit pour l’occasion par Philippe Djian et édité aux Éditions de l’Arche ? Cauchemar éveillé ? Description d’une simple atmosphère ? Polar ? Thriller ? Musique des âmes ? Sylvain Maurice répond là encore avec précision : «Tout cela à la fois ! Mais s’il faut hiérarchiser, je dirais avant tout un « thriller domestique »».

Il décrit : «Corinne (Isabelle Carré) et Richard (Yannick Choirat), un couple de la classe moyenne supérieure, viennent d’emménager à la campagne. Et Rebecca (Manon Clavel), une jeune femme d’allure citadine et émancipée, surgit de façon inopinée. Elle fait apparaître les fantômes du passé et tous les « non-dits ». Cette intrigue psychologique, assez classique quand on la résume ainsi, semble s’apparenter à du Pinter, « un trio amoureux », mais Crimp s’empare de cette convention pour en faire une matière complètement nouvelle. Il construit son intrigue à la façon d’un puzzle dont il nous manquerait des pièces, et l’agencement de ce puzzle prend la forme dans sa dramaturgie d’un travail sur la langue, sur sa musicalité et sa polysémie. Crimp est un dialoguiste exceptionnel. Il propose par conséquent un « théâtre associatif » qui rend le spectateur actif, au présent. Ainsi sommes-nous en permanence en questionnement, à l’intersection de choix multiples: quel est le secret du couple ? Pourquoi sont-ils partis à la campagne ? Que veut Rebecca ? Que connaît le personnage de Morris, qui ne cesse d’appeler au téléphone? Et toutes ces questions s’entremêlent en effet un peu comme un polar avec un dénouement inattendu… Mais je ne veux pas « divulgâcher » la fin !»

Où sommes-nous ?

Mais où sommes-nous d’ailleurs ? Dans l’espace mental de Corinne ? Chez le couple à la campagne ? Dans un théâtre laboratoire ou un théâtre réaliste ? Un peu de tout cela à la fois et surtout au cœur des mensonges de Richard qui prétend avoir trouvé Rebecca au bord de la route, et dont on s’apercevra qu’elle est en fait sa maîtresse.

Récit d’un adultère découvert par une femme blessée, (la scène des chaussures rouges que vous découvrirez est un moment d’anthologie), critique sociale et politique de notre monde d’aujourd’hui, avec l’idée de quitter la ville pour trouver un monde plus apaisé. «La ville étant, et particulièrement pour Richard, précise Sylvain Maurice, synonyme de tentations multiples et d’un dérèglement des sens».

«La campagne» multiplie ainsi les ouvertures de lecture, et transforme le spectateur en acteur de la pièce puisque celui-ci doit remplir les blancs laissés par le texte. On notera qu’une fois encore Martin Crimp présente un couple ayant des enfants que l’on ne verra jamais, mais sur qui l’auteur pose en filigrane deux questions essentielles : «Que deviendront-ils ?» – «Que sera leur monde demain?». Là encore Sylvain Maurice, metteur en scène de génie a une réponse à apporter très pointue : «Cette présence/absence des enfants est un thème récurrent chez Crimp. Il leur donne une place assez subtile : la maison et la vie du couple s’organisent autour d’eux, mais sur un mode fantomatique. On a souvent le sentiment, chez Crimp, que l’éducation des enfants est prise en charge par un tiers, baby-sitter, jeune fille au pair ou personnel de maison. Ce recours à la domesticité est bien entendu un marqueur social, mais c’est surtout le synonyme d’un manque d’engagement des parents vis-à-vis de leur progéniture… Richard, qui est médecin, revient au début de la quatrième scène, d’un accouchement. Et la vision de bonheur du père du nouveau-né fait naître chez lui une grande inquiétude. À l’inverse, Rebecca exprime assez clairement son propre désir d’enfant, ou plus exactement, le fait qu’elle serait capable d’aimer les enfants de Corinne et Richard comme les siens. Les enfants sont marqués au sceau d’une ambivalence profonde, et on ne peut pas par conséquent dessiner leur avenir.»

Acteurs sublimes

Isabelle Carré et Yannick Choirat (Photo Giovanni Cittadini Cesi)
Isabelle Carré et Yannick Choirat (Photo Giovanni Cittadini Cesi)

Mise en scène lumineuse, scénographie du même ordre que l’on doit à Sylvain Maurice en collaboration avec Margot Clavières, travail époustouflant sur la lumière signé Rodolphe Martin, costumes confiés à Olga Karpinsky, ajout d’un son très suggestif de Jean De Almeida, travail de troupe en fait, tout concourt à mettre en évidence la partition cinq étoiles des trois comédiens.

Isabelle Carré qui vient d’enregistrer en parallèle la lecture intégrale du roman de Jonathan Coe « Billy Wilder et moi» (CD MP3 audio Gallimard, et dont le DVD du film «La dégustation» d’Ivan Calbérac est en vente) demeure comme à son habitude solaire et bouleversante. Lumineuse aussi, et qui incarne jusqu’à l’osmose cette mystérieuse Rebecca, la comédienne Manon Clavel possède force, et charme ici vénéneux. Elle que l’on retrouvera sur les écrans le 1er février prochain aux côtés (entre autres) du Marseillais Pascal Rénéric, dans le film «Un petit frère» de Léonor Serraille qui fut présenté en compétition officielle du Festival de Cannes 2022, nous offre un moment d’anthologie en forme de confession intime de son personnage.

Quant à Yannick Choirat, inoubliable capitaine Denoyelle dans le film «Les Harkis» que le réalisateur Philippe Faucon a présenté en avant-première au Mazarin d’Aix-en- Provence, il est ici une sorte de César du «César et Rosalie» de Claude Sautet. Ne surlignant jamais les travers de son personnage il en donne à percevoir les ambiguïtés et les failles. L’aspect insupportable aussi. La manière dont sont présentés ses dialogues avec une Isabelle Carré au sommet de son art contribuent à rendre «La campagne» un moment de théâtre particulièrement riche en émotions et en surprises où Martin Crimp invite le spectateur à se promener dans un labyrinthe existentiel d’une noirceur dangereuse et jubilatoire.
Jean-Rémi BARLAND

Affiche de
Affiche de

«La campagne» – Au théâtre du Rond-Point jusqu’au 22 janvier 2023 – Du mardi au samedi, 21 heures – Dimanche: 15heures ou 18h30 – Relâche : Les lundis. Plus d’info et réservations: theatredurondpoint
Au Théâtre national de Nice du 26 au 28 janvier 2023. Jeudi 26 à 20 heures. Vendredi 27 à 20heures. Samedi 28 à 15 heures – Plus d’info et réservations : tnn.fr.

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