Publié le 28 janvier 2023 à 20h51 - Dernière mise à jour le 8 août 2023 à 9h08
Voilà un Objet Littéraire Non Identifié (OLNI). Signé Felix Macherez tenant du thriller, du récit onirique, de la quête intimiste, de la réflexion sur les enjeux de l’écriture, «Les trois pylônes» peut se définir comme un (grand) petit livre aromatisé à l’absolu.
Au centre un narrateur prénommé Nophto. Dans une gestre très «Fenêtre sur cour» du film de Hitchcock il observe le monde depuis son domicile, et scrute l’intimité de ses contemporains, quand il ne passe pas son temps à traîner avec ses amis, ou ses quelques relations sentimentales peu stables au demeurant. Écrivain ambitieux mais qui n’a publié qu’un ouvrage obscur passé inaperçu, il pense n’être, dans l’intimité des pupilles de ses voisins, qu’un «indistinct, un innommable, à peine quelqu’un : une hypothèse sans utilité pratique apparente. Un spécimen neutre, long et fragile, à la beauté spéciale, aux lignes de visage outrageusement non viriles- avec de grands yeux aux paupières plus conçues pour l’insomnie que la rêverie, un corps pas du tout fait pour affronter le monde du dehors : le froid, les femmes, les rixes et le reste ; une silhouette nichée dans une mansarde exiguë pour le corps et l’âme. Bref « un être vivant et mort à la fois ».»
Nous ajouterons qu’il se définit oisif, «et que pour reprendre l’expression de Stendhal: « Nous avouerons que notre héros est fort peu héros » au moment où nous en faisons la connaissance. Moitié écrivain moité dandy, Nophto aime enrichir son quotidien de phrases plus sentencieuses que pensées où l’on dira par exemple que la vermine est à l’homme ce que l’homme est à la terre : de là vient sa suggestive puissance de l’idée qu’on lui suggère selon laquelle « l’excès est la juste mesure de l’art » avec pour exemple Schönberg et son « Pierrot lunaire » Rodin et sa « Porte de l’enfer », Satie et son morceau « Vexations » à jouer huit cent huit fois de suite Nophto réfléchit au fait de pouvoir coucher les mots sobrement au contraire avec vue sur l’absolu. Dans une narration à la fois souple et saccadée, où les femmes ont la part belle, nous sont présentés un à un tout l’entourage de l’écrivain narrateur.»
Personnages atypiques
Il y a Antoine Zibibbi, 35 ans, vendeur à Videodream, «jeune homme doté d’une virilité années 80, qu’on voyait dans les polars et qui ne se fait plus aujourd’hui, avec, en prime, un air coquin et charmeur très XVIIIe siècle à la Casanova – et un vicieux Casa, pas un Casanovice !» Un être de la race dominante des «hommes à femmes», qui a aussi l’indiscrétion typique de sa supériorité, prenant autant plaisir à vivre ses aventures qu’à les narrer. Léon de Belax, 32 ans, brillant causeur, expérimentateur de vie, habile aux choses de l’existence, un esprit vif et farceur qui aime les combines, le flunch et les femmes. Ava, 26 ans, créature surnaturelle, call-girl un peu bimbo, «une mûlatresse très sexe taillée dans le patron du désir, adorablement maigre à la peau suave». Louis Cysséro, 29 ans, conteur de chinoiseries, toujours dans la contradiction, chercheur à la petite bête qui se croit praticien de la casuistique, mais qui demeure un praticien peu intellectualisé et donc un mauvais peintre psychologique. Sans oublier Victor-Henry Sareg, 32 ans, «un type d’une pâleur sénile, et d’une laideur si bien appliquée sur sa figure qu’elle paraît lisse, presque polie.»
Comme des boules de flipper
La manière dont Felix Macherez les fait se croiser les assimile à des boules de flipper. Totalement incontrôlables donc. Comme le narrateur et l’écrivain lui-même. Dans ce roman épique et drôle traversé de drames et où la mort rôde comme une voleuse en surprenant le lecteur Felix Macherez raconte en fait le gouffre existentiel dans lequel plonge son personnage central. Un Nophto, à la fois poète des sentiments et écrivain orientaliste signataire avec « Les trois pylônes», au titre renvoyant à l’idée de se brancher sur l’absolu, d’un grand roman qu’il ambitionne de terminer, alors qu’il ne l’a pas commencé. Dérouté, le lecteur entreprend ébloui et bousculé, cette traversée fictionnelle où au final se fait entendre une voix singulière dans la littérature française. Pour un roman moderne, à l’écriture qui se fait par moments prière contemplative, et qui sulfureuse et baroque révèle un styliste de l’extrême qu’auraient adoré célébrer les grands écrivains surréalistes.
Jean-Rémi BARLAND
«Les trois pylônes» par Felix Macherez. Gallimard, collection l’Arpenteur. 264 pages- 21 €