Tribune de Bernard Valero: ‘Une nouvelle fois, l’histoire met a l’épreuve la résilience de l’Arménie’

Publié le 16 février 2023 à  11h50 - Dernière mise à  jour le 7 juin 2023 à  22h11

Premier État chrétien fondé en l’An 301, l’Arménie n’a cessé d’être, au fil des siècles, la proie des empires romain, perse, ottoman, soviétique, qui se sont disputés le Caucase au cours de l’histoire. Si le génocide commis par l’empire ottoman en 1915 restera à jamais la page la plus tragique de l’histoire de la nation arménienne, le début du 2e siècle n’est pas en reste et porte avec lui des vents mauvais.

Bernard Valero ©Destimed/PM
Bernard Valero ©Destimed/PM

C’est aujourd’hui à l’Azerbaïdjan que l’Arménie est confrontée, son grand voisin oriental, qui vit sous la férule du clan Aliev, dictateurs de père en fils depuis la chute de l’URSS et son indépendance en 1991 (les mêmes donc depuis plus de 30 ans), qui regorge de gaz et de pétrole, qui est trois fois plus peuplé et étendu que l’Arménie. L’Azerbaïdjan ne recule devant aucune turpitude, en s’acharnant d’abord depuis des années à effacer toute trace de présence arménienne sur son propre territoire, ensuite pour s’approprier la région du Haut Karabagh (peuplée à 95% d’Arméniens à l’époque soviétique), et enfin pour s’emparer sans vergogne désormais de portions du propre territoire de la République arménienne.

On se souvient de la guerre lancée en 2020 par l’Azerbaïdjan, 44 jours d’affrontements meurtriers qui s’étaient soldés par la déroute des Arméniens, défaits par un adversaire jouissant d’une supériorité militaire écrasante, fortement aidé en cela par la Turquie. La Russie était parvenue à imposer un cessez-le-feu et à déployer une force de 2 000 hommes pour en assurer le respect. Pour sa part, l’Azerbaïdjan avait mis la main sur un bon tiers du Haut Karabagh.

l’Azerbaïdjan se sent plus que jamais les coudées franches

L’invasion de l’Ukraine a sensiblement changé la donne dans cette région et a érodé les dispositifs militaro-diplomatiques mis en place a l’issue de la guerre de 2020 :
. Accaparée par sa funeste invasion de l’Ukraine, la Russie n’est plus en mesure aujourd’hui de jouer les arbitres entre Erevan et Bakou, tandis que sa capacité d’influence dans le sud Caucase s’est significativement amenuisée depuis un an.

. En contrepoint, l’Azerbaïdjan se sent plus que jamais les coudées franches, d’autant plus qu’il est activement soutenu et encouragé par la Turquie. S’installant de plus en plus dans une logique de retour a l’empire ottoman, Ankara compte bien mettre à profit son partenariat privilégié et sa communauté identitaire avec l’Azerbaïdjan pour poursuivre son rêve de restaurer l’espace turcique dans le Caucase et de faire de cette région un corridor vers les anciennes marches de l’empire ottoman que sont le Turkménistan et le Kazakstan. Le drame de l’Arménie est d’être au beau milieu de ce corridor, coincée entre les frères de Bakou et d’Ankara.

Un silence assourdissant

. Mobilisés aux côtés de l’Ukraine face à l’invasion russe, les Européens quant à eux, outre l’éloignement géographique, n’ont guère eu jusqu’ici le loisir, ni la capacité géostratégique de s’investir dans le conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie.

Cette distanciation, alors que l’on se retrouve face à un cas de figure de type ukrainien (un grand pays qui attaque son petit voisin), s’est accentuée à partir du moment où la Présidente de la Commission européenne, Mme Von der Leyen, a signé le 18 juillet 2022 un accord portant sur le doublement des importations européennes de gaz azerbaïdjanais afin de pallier l’arrêt des importations de gaz russe. Cet épisode énergétique a contribué à mettre un peu plus en sourdine les velléités des Européens à critiquer ou à mettre en cause les funestes desseins de l’Azerbaïdjan a l’encontre de son voisin arménien.

des incursions armées sur le territoire de l’Arménie

C’est donc dans un silence assourdissant et a huis clos que se poursuit aujourd’hui le drame de l’Arménie :

. Depuis le mois de mai 2022, Bakou a lancé à plusieurs reprises des incursions armées sur le territoire de l’Arménie, en y prenant le contrôle de dizaines de kilomètres carrés et de plusieurs bourgades. Un accord conclu à Bruxelles en août 2022 sous l’égide de Charles Michel, Président du Conseil européen n’est pas parvenu à endiguer les ardeurs expansionnistes de l’Azerbaïdjan.

. Le 12 décembre 2022 en effet, Bakou a changé de tactique et a organisé le blocage du corridor de Latchine, seule voie terrestre entre l’Arménie et l’enclave arménienne du Haut Karabagh, par de soi-disant « militants écologistes ». Résultat : 120 000 Arméniens totalement isolés en plein hiver, confrontés à l’interruption des livraisons de gaz et dans l’impossibilité de recevoir approvisionnement et soins médicaux.

les Européens commencent à réagir

Face a cette dégradation de la situation et au risque de crise humanitaire auxquels sont acculés les Arméniens du Haut Karabagh, les Européens commencent à réagir :
. On l’a vu, en août dernier, le Président du Conseil européen, épaulé par le Président français, avait œuvré à un accord entre Erevan et Bakou pour enrayer un nouvel épisode de violences. L’Azerbaïdjan s’étant depuis assis dessus, il fallait passer à autre chose.

. C’est ce que les Européens viennent de faire le 23 janvier 2023 lorsqu’ils ont décidé l’envoi, pour un mandat de deux ans, d’une mission d’observateurs (une quarantaine, sous la conduite de l’Allemand Markus Ritter) visant à faire baisser les tensions aux frontières entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.
Cette implication de l’UE est heureuse et bienvenue. Elle gagnera toutefois à être accompagnée :

. D’un engagement fort pour que la mission européenne soit suffisamment robuste et dispose, notamment, de facilités de circulation transfrontalière, afin d’éviter toute tentative d’entrave de la part des Azerbaïdjanais , voire même de ce qu’il reste sur le terrain de la force d’interposition russe déployée depuis le conflit de 2020.

. D’un langage fort à l’endroit du Président Aliev pour qu’il comprenne que les achats de gaz par les Européens ne constituent en aucun cas un totem d’immunité, ni un certificat d’honorabilité.

. D’un langage tout aussi ferme au Président Erdogan pour lui signifier que ses affinités avec l’Azerbaïdjan ne sauraient aller jusqu’à une complicité du nettoyage ethnique que vise ouvertement son partenaire de Bakou.
. De manifestations visibles de soutien à l’Arménie, autant de preuves de solidarité qui pourraient se décliner en visites officielles a Erevan, en soutien économique et en aide humanitaire aux Arméniens du Haut Karabagh.
. De l’organisation, sur le temps long de la diplomatie, d’une conférence internationale destinée à favoriser l’émergence d’une solution pérenne, confirme au droit international, prenant en compte les intérêts des deux principaux protagonistes, afin de ramener cette région sur le chemin d’une paix durable.

En ce qui la concerne, la France….

En ce qui la concerne, la France entretient avec l’Arménie une relation singulière qui plonge profond ses racines dans l’Histoire, au cours de laquelle les destins de l’une et de l’autre se sont souvent croisés. Se souvient-on en effet que le dernier Roi d’Arménie, Léon VI, fils du Connétable Jean de Lusignan, est mort à Paris en 1342 et repose dans la Basilique de Saint-Denis ? Réminiscence historique certes, mais peut-on oublier l’accueil par la France des successives diasporas arméniennes qui, à leur tour, ont tellement apporté à leur pays d’accueil ?

Le 6 février dernier, et c’est tout à l’honneur de la France, le président de la République a réaffirmé au Président arménien, Nokol Pachinian, son «engagement total pour la sécurité de l’Arménie» et «la pleine solidarité de la France envers les populations arméniennes qui font face à des besoins humanitaires croissants». En première ligne sur ce conflit, Emmanuel Macron a demandé dans la foulée au Président azerbaidjanais de permettre la libre circulation entre le Haut Karabagh et l’Arménie.
Dans ce même esprit de solidarité et de responsabilité, Mme Yaël Braun-Pivet, Présidente de l’Assemblée nationale s’était rendue en janvier dernier à Erevan, à la tête d’une délégation de parlementaires français pour marquer à son tour le «soutien indéfectible» de la France à l’Arménie. Souhaitons que d’autres visites suivent.

En Ukraine, comme en Arménie, le drame qui se joue obéit, mutatis mutandis, aux mêmes ressorts : l’usage de la force d’un grand pays contre son petit voisin dont il recherche l’effacement. Dès lors, les valeurs que nous défendons en Ukraine sont les mêmes qui, vis a vis de l’Arménie, doivent dicter notre conduite, guider notre solidarité et inspirer l’action de notre diplomatie. Il en va du sort immédiat des 120 000 Arméniens soumis à un insupportable blocus sur leurs terres du Haut Karabagh. Au delà, c’est l’avenir de tout un peuple qui, une fois de plus, est en jeu. La France et ses partenaires européens n’ont pas le droit ni à l’aveuglement, ni au renoncement.

[(Bernard Valero: ancien consul général à Barcelone, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire à Skopje, ambassadeur de France en Belgique, directeur général de l’Avitem (Agence des villes et territoires durables méditerranéens) et porte-parole du Quai d’Orsay.)]

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