Publié le 27 février 2023 à 7h30 - Dernière mise à jour le 7 juin 2023 à 21h42
La réforme de la justice telle que proposée par la majorité actuelle en Israël est vivement critiquée par une partie de la population qui manifeste en grand nombre le samedi soir dans toutes les villes du pays. Elle est également critiquée à l’extérieur. Au niveau le plus élevé de l’administration américaine, il est fortement conseillé au pouvoir en place en Israël de ne pas mettre en œuvre le projet de réforme tel qu’il est actuellement proposé au vote du parlement israélien. Le président Macron, lorsqu’il a reçu le Premier ministre israélien à l’Élysée, a également conseillé à Netanyahu de reprendre sa copie.
Ce qui explique l’inquiétude est que cette réforme de la justice telle qu’elle est proposée ressemble plus à une révolution qu’à une simple réforme. Elle comporte plusieurs éléments, qui séparément pourraient faire l’objet de compromis avec l’opposition à la Knesset, mais qui adoptés ensemble seraient susceptibles de remettre en cause le caractère démocratique d’Israël.
En 2013, un professeur de Princeton, Kim Lane Scheppele avait inventé un personnage nommé Frankenstate, qui rappelle le héros de la littérature et du cinéma, Frankenstein. A l’instar de celui-ci, Frankenstate est créée en «combinant des morceaux d’institutions démocratiques parfaitement raisonnables de manière monstrueuse, tout comme le monstre de Frankenstein a été créé à partir de morceaux d’autres êtres vivants. Aucune partie n’est répréhensible ; l’horreur sort des combinaisons».
Reprenons l’énoncé des propositions qui constituent le cœur de la révolution annoncée.
– La loi de dérogation : toute loi votée par le Parlement, annulée par la Cour suprême, pourra être revotée à la majorité simple par la Knesset, qui aura ainsi le dernier mot.
– Une loi, dite loi Déry, du nom de l’ex ministre de l’intérieur qui a du renoncer à son portefeuille ministériel par le procureur général car mis en examen par la justice. Cette loi, si elle est votée lui permettra de retrouver sa place dans le gouvernement, passant outre la décision de justice.
– Le contrôle total par l’exécutif du Comité de nomination des juges, y compris ceux de la Cour Suprême.
– Les conseillers juridiques ministériels seraient choisis par le pouvoir exécutif, qui pourra ainsi les transformés en consiglieri.
– Empêcher la Cour suprême de disqualifier les lois fondamentales.
Un sondage (cf. Institut de la Démocratie Israël) indique que la majorité des Israéliens s’oppose à cette réforme de la justice. Ainsi, 66% des israéliens estiment que la Cour Suprême doit conserver le pouvoir d’annuler une loi si celle-ci est incompatible avec les lois fondamentales du pays. Concernant le Comité de nomination des juges, 63% pensent que le Comité de sélection doit conserver l’obligation d’un accord entre les juges et les politiciens pour parvenir à un accord. Seulement 23% pensent que davantage de politiciens devraient être ajoutés au comité afin que la coalition ait une majorité permanente dans la sélection des juges. Enfin, 58% des Israéliens s’opposent à ceux que les conseillers juridiques des ministres et du premier ministre, actuellement fonctionnaires du ministère de la justice, soient directement choisis par les ministres contre 31% qui soutiennent le projet de transformer ces postes en nominations politiques. Par ailleurs, une majorité est d’accord avec les avertissements selon lesquels le plan nuira à l’économie d’Israël.
Pour le commentateur économique du Financial Times, Martin Wolf, «la préservation de la démocratie libérale signifie un pays avec des contrôles, avec un état de droit prospère et fort, et un système qui protège les droits civils politiques et économiques de tous ses résidents – dans leur intégralité. Et s’il est sous menace, comme me le disent de nombreux israéliens que je connais et en qui j’ai confiance – bien sûr, je suis très inquiet».
Les milieux économiques israéliens s’inquiètent et le font savoir. Dans une lettre publique, plusieurs maisons d’investissement appellent au dialogue sur le plan de réformes afin d’arriver à un compromis entre le pouvoir actuel et l’opposition. Certes, les milieux d’affaires s’accommodent assez aisément avec des pouvoirs politiques qui ne respectent pas l’état de droit. Mais le cas d’Israël est différant, en ce sens que les employés des start-up (50% du commerce extérieur) ne représentent que 10% de l’ensemble de la population active. Pour Martin Wolf, l’économie israélienne repose en fin de compte sur les Israéliens et en particulier sur le talent de ses personnes très éduquées et sophistiquées qui créent toutes ces nouvelles entreprises. Je ne voudrais pas prétendre parler en leur nom, mais ne soyez pas très surpris si, à tout point de vue, et pas seulement sur le plan juridique, ces gens commencent à regarder ce qui se passe autour d’eux.
Pour Dan Ben David, de l’Institut socio-économique Shoresh en Israël, ces actifs hautement qualifiés, moins de 400 000 personnes, «maintiennent l’économie, le système de soins de santé. Il suffit qu’une masse critique des personnes les plus qualifiées s’en aille, et nous nous dirigeons alors dans une direction non viable, lentement mais sûrement».
En 1970, Albert Hirschman publie Exit, Voice and Loyalty, ouvrage dans lequel il explique que lorsqu’une personne n’est pas contente d’une situation donnée, elle a à sa disposition trois choix : partir (exit), protester (voice), rester fidèle (loyalty). Pour les économistes, un consommateur mécontent fera défection (exit). En science politique, un individu mécontent le fera savoir, soit au travers d’élections, soir en manifestant.
Une des conséquences de la mise en œuvre de la réforme, qui transforme fondamentalement le système judiciaire, est que des entreprises des secteurs high tech risquent de partir…en silence (choix de l’exit). C’est ce qu’affirme un responsable de fonds d’investissement israélien. Pour lui, «il y a une fuite tranquille d’entreprises [hors du pays]. Une fois qu’il sera compris que nous nous dirigeons vers une législation anti-démocratique, la majorité des impôts sur les investissements et [la haute technologie] ne seront pas payés en Israël, et nous perdrons une industrie qui est adoptée partout dans le monde.» (Times of Israel).
Pour mémoire, Albert Hirschman a fait parti du réseau Varian Fry, qui, en 1941, à partir de Marseille, a aidé de nombreux juifs à fuir le régime nazi.
[(Le Professeur Gilbert Benhayoun est le président du groupe d’Aix -qui travaille sur les dimensions économiques d’un accord entre Israël et les Territoires palestiniens- qui comprend des économistes palestiniens, israéliens et internationaux, des universitaires, des experts et des politiques. Son premier document, en 2004, proposait une feuille de route économique, depuis de nombreux documents ont été réalisés, sur toutes les grandes questions, notamment le statut de Jérusalem ou le dossier des réfugiés, chaque fois des réponses sont apportées.)]
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