Publié le 15 mars 2023 à 8h29 - Dernière mise à jour le 6 juin 2023 à 21h44
Le Premier ministre (PM) Benjamin Netanyahou, récemment élu, mène au pas de charge une réforme judiciaire controversée qui divise la société israélienne. Il fait face désormais à une opposition grandissante et semble débordé par ses alliés de la droite radicale.
L’assaut du Capitole, le 6 janvier 2021, par des soutiens de l’ancien Président US, Donald Trump, avait provoqué la stupeur du monde libre qui assistait incrédule à l’invasion du plus haut symbole de la démocratie américaine par des émeutiers. Ce qui se passe en Israël, seule démocratie du Moyen-Orient, n’est pas moins inquiétant. Pour ses détracteurs, la réforme judiciaire verrait la disparition de l’indépendance de la Justice qui serait soumise au seul pouvoir politique. Malgré les appels à la concertation venant de toutes parts, d’Israël et de l’étranger, pour l’heure, le chef du gouvernement, Benjamin Netanyahou, ne semble pas mettre un frein à son projet.
Le contexte de la réforme judiciaire israélienne
Pour les tenants de la refonte judiciaire, le dernier mot, en toutes choses, devrait revenir au gouvernement car il est «l’émanation de la volonté du peuple». En ligne de mire, la plus haute institution du pays qui, en l’absence de Chambre Haute et de Conseil Constitutionnel, représente le seul contrepouvoir au politique avec une double fonction de Haute Cour de Justice et de Cour Suprême. C’est à la fois la représentativité des juges, leur mode de désignation et l’étendue de leurs prérogatives qui sont remises en cause. Comme il n’existe pas à proprement parler de Constitution, contrairement à la France par exemple, mais une Loi Fondamentale, toute réforme, même si elle est justifiée, porte en germe une menace potentielle d’atteinte à la séparation des pouvoirs. Ce qui devrait inciter à la prudence et à la concertation.
Ce qui interpelle, même les plus modérés, c’est le timing de cette réforme et d’autres projets de lois tout aussi contestés comme la limitation des cas de destitution d’un PM. En effet, Netanyahou est sous le coup de trois mises en examens. Et le plus puissant allié de sa coalition, le chef du parti religieux sépharade Shass, Aryé Déri, condamné par deux fois par la justice, ambitionne d’occuper, contre l’avis des juges, un poste ministériel de premier plan. Il avait pourtant signé un accord de retrait de la vie politique en échange d’une réduction de peine. Cette réforme mettrait sous leur coupe les juges qui seraient amenés à statuer sur leur sort. Les opposants pointent un conflit d’intérêt évident.
Le paradoxe israélien : entre instabilité politique et croissance économique
Les quatre dernières années ont vu alterner à un rythme soutenu élections et gouvernements. Malgré cela, l’économie s’est développée et la « Start-up Nation » a réalisé des avancées géopolitiques considérables, comme rarement auparavant, tels les accords d’Abraham. Cette instabilité est la conséquence directe de la proportionnelle intégrale qui impose la constitution de coalitions artificielles et fragiles entre des partis parfois très distants sur l’échiquier politique. Souvent, le plus petit joue le rôle de faiseur de roi et pose ainsi des exigences démesurées par rapport à son poids réel.
Si l’on peut mesurer l’exploit politique d’une longévité rare aux commandes du pouvoir (6e gouvernement Netanyahou), « Bibi », comme l’appelle ses partisans, n’a pu l’emporter cette fois-ci que pour deux raisons. Par des alliances contre nature nouées entre son parti, le Likoud (équivalent israélien du LR français), et trois petites formations radicales. Ainsi qu’une légère élévation du seuil d’éligibilité qui a forcé ces partis d’extrême droite à fusionner afin de passer la barre du scrutin, pour se séparer peu de temps après. Aussi, l’inoxydable PM a dû multiplier les concessions et promettre des postes ministériels à ses nouveaux alliés au détriment de ses compagnons de route. Au final, cela a donné une courte majorité de 64 députés sur les 120 que compte la Knesset (le parlement israélien) pour moins de 50 000 voix d’avance pour la coalition la plus à droite de l’histoire d’Israël.
Une opposition venant de tous les secteurs de la société israélienne
La crise politique actuelle, contrairement à ce que rapportent trop souvent les médias, ou certains membres de la coalition, n’est pas l’opposition de la «gauche mauvaise perdante» contre la droite victorieuse, des laïcs contre les religieux ou de «l’élite intellectuelle ashkénaze» (juifs d’Allemagne et d’Europe de l’Est) contre «la masse laborieuse sépharade» (juifs d’Espagne, des pays arabes et orientaux) qui se superposerait à celles des juifs contre les non-juifs.
Depuis le début de la contestation, il y a 9 semaines, le nombre de manifestants ne cesse de croître (jusqu’à 500 000 personnes pour un pays de 9 millions d’habitants). Elle touche désormais tous les secteurs de la société israélienne. On voit pêle-mêle des citoyens juifs originaires du monde entier, des laïcs côtoyant des kippot (calotte religieuse), des électeurs de droite et de gauche. Toutes les classes sociales et professions sont représentées, patrons de start-up, universitaires, secteur de la santé, avocats, juges, jusqu’aux conditions les plus modestes. Tous les âges se sentent concernés, des rescapés de la Shoah, des vétérans de toutes les guerres aux jeunes couples avec leurs enfants. Les appels venant de la population druze ou du secteur arabe se multiplient et convergent dans la même revendication que leurs concitoyens juifs qu’ils côtoient au quotidien. En contrepoint, les soutiens de l’action gouvernementale sont bien maigres, et peinent à se faire entendre.
La grande muette donne de la voix !
Mais le coup de tonnerre est venu lorsque les institutions censées protéger le pays, l’armée dont des commandos d’élite, des pilotes, nombre d’officiers de très haut rang, les services de renseignement extérieur ou intérieur (le Mossad et le Shabak) sont montés aux créneaux en menaçant de ne plus servir, de ne plus participer à la réserve active ou aux exercices, si aucun consensus n’était atteint. Tsahal, première ligne de défense d’Israël, composée à majorité d’appelés et de réservistes, est un véritable outils d’intégration et d’émancipation. Elle est le ciment de cette société qui vit dans l’une des régions les plus violentes du monde. Ce n’est pas d’un coup d’État militaire qu’il faut se méfier car ces femmes et ces hommes revendiquent haut et fort leur attachement à l’État de droit. Leur prise de position est un appel à la raison d’un pays divisé et en plein désarroi, dont la majorité n’acceptera pas un «coup d’État institutionnel». Ce que confirme plusieurs études récentes montrant une baisse des intentions de vote pour la coalition qui ne l’emporterait probablement pas si de nouvelles élections devaient avoir lieu prochainement.
Les impacts négatifs sont déjà visibles
Devant ce rejet massif et le risque de fracture de la société, de nombreuses voix, toutes sensibilités confondues, ont appelé à la conciliation et à ce qu’il n’y ait pas d’ingérence de la politique dans l’armée. Parmi moult personnalités de premier plan, le président de l’État, Isaac Herzog, la présidente de la Cour Suprême, Esther Hayot, la procureure générale, Gali Baharav-Miara et les conseillers juridiques du gouvernement ont demandé instamment à la coalition d’arrêter le processus législatif et que tous les protagonistes entament un dialogue pour éviter une confrontation. Cependant, les ministres d’extrême droite Itamar Ben Gvir et Betsalel Smotrich multiplient les provocations et jettent de l’huile sur le feu entre les communautés dans une situation sécuritaire des plus précaires.
Alors qu’Israël faisait figure d’exception avec une économie florissante malgré la pandémie, la guerre en Ukraine et multipliait les succès diplomatiques, aujourd’hui tous les indicateurs s’affolent. L’économie a besoin, plus que tout, de stabilité. Or, la situation est volatile. Déjà certains acteurs majeurs de l’économie mondiale menacent de retirer leurs investissements, les agences de revoir leur notation, les banques sonnent l’alarme, et les start-up, fleurons de la high-tech made in Israël, commencent à se délocaliser. En réponse à ces menaces et malgré l’urgence de la situation, la ligne suivie par le PM reste floue. Il hésite à museler ses encombrants alliés, sous peine d’implosion de sa coalition, et alterne les annonces d’ouverture tout en multipliant les gestes contraires.
Cette réforme arrive au plus mauvais moment de l’agenda local et international
Au niveau local, l’Autorité Palestinienne est au bord de l’implosion. Son Président, Mahmoud Abbas, âgé de 88 ans, initialement élu pour un mandat de 4 ans, ne survit que grâce à la protection des services de sécurité hébreux. Il ne contrôle plus ni Gaza ni la rue palestinienne de Cisjordanie. La recrudescence des actes terroristes actuelle en Israël doit être analysée dans le contexte d’une guerre de succession du vieux Raïs, où les groupes armés, et en tout premier lieu le Hamas (branche palestinienne des frères musulmans), se livrent à une surenchère via «l’ennemi commun».
La situation internationale, quant à elle, n’a jamais été aussi instable depuis des décennies. Elle est dominée par une administration américaine dont la faiblesse et le manque de vision globale marginalisent les USA dans les affaires du monde, laissant ainsi la place à des acteurs comme la Russie, la Chine ou l’Iran dont les régimes sont très éloignés du modèle démocratique.
En particulier, la République islamique d’Iran qui appelle régulièrement à la destruction de l’État Juif, serait désormais au seuil nucléaire. Elle possèderait suffisamment d’uranium hautement enrichi pour confectionner une ou plusieurs bombes. Cependant, malgré l’apathie de la communauté internationale, la Théocratie chiite est régulièrement tenue en échec par l’État hébreu dans tous les théâtres d’opération, y compris sur son propre territoire. Sans ses interventions, Téhéran aurait déjà l’arme nucléaire depuis plusieurs années. Néanmoins, l’une des seules arènes où les Mollahs perses peuvent infliger des pertes sanglantes à «l’entité sioniste», c’est en soutenant et en instrumentalisant localement les groupes terroristes palestiniens et le Hezbollah libanais dans leur lutte contre Israël.
Plutôt que de se préparer au mieux pour contrer ces menaces existentielles, le gouvernement Netanyahou, par sa refonte judicaire, divise le pays et fragilise ses forces armées.
Quelles issues à la crise ?
Malgré les arguments de façade de «restaurer la démocratie confisquée par les juges», rien ne justifie la frénésie législative actuelle. Hormis, par l’instauration du contrôle de l’appareil judiciaire par le politique, d’éviter au chef de l’exécutif de se voir infliger une condamnation dans les affaires en cours, et ce à un prix exorbitant pour le reste de la population. En extrapolant, ce système permettrait à l’équipe en place de se maintenir indéfiniment au pouvoir en repoussant, pour des raisons fallacieuses, les prochaines élections comme cela s’est vu sous d’autres latitudes. Mais cela, les Israéliens ne sont pas prêts à l’accepter. S’ils sont disposés à servir au péril de leur vie, ce n’est pas pour un gouvernement, mais au nom d’un ensemble de valeurs partagées, dont le caractère démocratique du pays, comme en témoignent les nombreux manifestants scandant le mot «Démocratie» dans les rues de tout Israël.
Si La coalition persiste dans cette voie, la confrontation est inévitable. On passera d’une crise politique à une crise constitutionnelle. La Cour Suprême invalidera les dernières lois pour «anticonstitutionnalité» car non conformes avec la Loi Fondamentale. Les corps constitués, devront alors choisir entre obéir au gouvernement ou à la Cour. Et par nature, c’est à cette dernière, étant la plus haute instance du pays qu’ils feront allégeance. Il se peut également qu’avant même cette échéance, la coalition perde sa majorité par défection de partenaires dont les promesses n’auront pas été tenues, on parce que la jeune garde du Likoud y verra l’occasion de prendre les rênes du parti en mettant sur la touche leur leader usé par le pouvoir.
En définitive, si Benjamin Netanyahou veut éviter de rester dans les livres d’histoire comme étant celui qui a fracturé le pays, en tentant de sauver sa personne, les options sont limitées. La meilleure solution, avant qu’un drame ne se produise, à l’image de l’assassinat de Yitzhak Rabin, serait de signer un accord avec la Justice. Il s’y engagerait à quitter définitivement la vie politique (avec des garanties suffisantes) en échange d’un abandon des poursuites. Ce qu’ont proposé certaines des personnalités les plus éminentes du pays.
Les leçons de la crise politique israélienne
La situation Israélienne est un cas d’école. Elle est prémonitoire de ce qu’il pourrait arriver à des pays de longue tradition démocratique et en particulier en Europe, à la faveur d’une période d’instabilité : la tentation illibérale, fusse à la suite d’une élection.
La démocratie ne se réduit pas aux seuls rendez-vous électoraux. Le 3e mandat conféré à l’unanimité au président chinois Xi Jining en est la parfaite illustration. Il ne s’agit pas non plus de la loi du plus fort, imposée par la majorité au reste de la nation. Dans un régime démocratique, une fois élu, le détenteur du pouvoir doit cesser d’être un chef de parti pour gouverner au nom de tous les citoyens, y compris ceux qui ne lui ont pas accordé leur bulletin. Il devient le garant des libertés, du respect des minorités et des institutions. Car un vote n’est pas un blanc-seing donné à toutes les décisions du gouvernement. Elles peuvent être critiquées et contestées ; le droit de manifester étant une liberté fondamentale. En définitive, l’exercice du pouvoir, c’est avant tout la recherche d’un compromis. S’il venait à l’oublier, la rue ne tarderait pas à le lui rappeler. Et la revendication de la victoire aux précédentes élections ne serait d’aucun secours. Comme on peut le constater aujourd’hui de Jérusalem à Tel Aviv, mais également en France avec la réforme des retraites.
Souvent, par manque de programme politique, on avance la nécessité de changer les modalités électorales en y mettant «une dose de proportionnelle» plus ou moins grande. L’exemple israélien est là encore pour nous rappeler que ce n’est peut-être pas la panacée que l’on croit. C’est une disposition à manier avec beaucoup de discernement.
Mais les plus grands dangers sont l’absence de limitation au nombre de mandats exercés et le piège de l’homme ou de la femme providentiel(le). Dans certains pays, comme la France, le premier cas ne se pose pas dans l’immédiat car des restrictions ont été posées. Mais, ce péril pourrait resurgir à la faveur d’une refonte constitutionnelle diligentée par une personnalité charismatique qui voudrait pérenniser sa mainmise sur le pouvoir. Ce dernier est une «drogue dure», et il est rare que son détenteur le quitte spontanément si le système ne l’y contraint pas. En corolaire, un pays qui ne regorgerait pas de personnes compétentes et talentueuses qui pourraient présider à son avenir ne pourrait survivre dans un monde en perpétuel mouvement. D’où la nécessité d’un renouvellement de la classe politique et des élites en constituant un vivier de futurs dirigeants et de décideurs.
Aujourd’hui, la France est la croisée des chemins. Habitués à l’État providence nous avons du mal à accepter des changements nécessaires si l’on veut préserver l’essentiel des mesures qui font notre fierté : la santé et l’éducation pour tous, la retraite par répartition ou les différentes aides sociales. Un nombre sans cesse croissant d’électeurs semblent déçus par les partis traditionnels, leurs attitudes et leurs programmes. En conséquence, ils ont fait monter les extrêmes de droite comme de gauche aux dernières élections. Les élus LFI enhardis par leur leader, Jean-Luc Mélenchon, ont multiplié les actes de provocations jusqu’au sein de l’Hémicycle et cultivé des liens avec ceux qui défient la République par intérêt clientéliste, alors que tout devrait les en éloigner. Ce faisant, ils ne font que renforcer le RN, qui engrange des gains politiques et acquière de la respectabilité, même ou surtout, en adoptant une attitude de retenue apparente. Le risque est que par pur rejet de l’establishment, une majorité se dise qu’après avoir tout essayé pourquoi ne pas miser sur «le parti de la fille de son père» ? Comme, le terreau, le noyau dur de ce parti et son logiciel idéologique sont bien éloignés du modèle Républicain, le danger est grand qu’une fois au pouvoir il soit difficile de l’en déloger.
Aussi, une lecture attentive et sans parti pris de la crise politique israélienne devrait faire réfléchir collectivement les élus, les électeurs et les médias, en France mais également ailleurs. Il en va de notre avenir !
[(Hagay Sobol, Professeur de Médecine, est également spécialiste du Proche et Moyen-Orient et des questions de terrorisme. A ce titre, il a été auditionné par la commission d’enquête parlementaire de l’Assemblée Nationale sur les individus et les filières djihadistes. Ancien élu PS et secrétaire fédéral chargé des coopérations en Méditerranée, il est vice-président du Think tank « Le Mouvement ». Président d’honneur du Centre Culturel Edmond Fleg de Marseille, il milite pour le dialogue interculturel depuis de nombreuses années à travers le collectif « Tous Enfants d’Abraham ». )]
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