Théâtre. « Terminus » d’Antoine Rault : La nuit intérieure de Georges Feydeau devenant fou

Publié le 10 octobre 2018 à  11h49 - Dernière mise à  jour le 28 octobre 2022 à  19h07

Ce sont en général des personnages ballotés par les turbulences de l’Histoire (souvent des binômes d’ailleurs) qu’Antoine Rault dépeint de pièce en pièce en mêlant authenticité des faits rapportés et fantaisie narrative. Cela a donné dans le passé de merveilleux spectacles tels que «La première tête» (une confrontation entre Louis XVI et son valet à la veille de la Révolution française), «Le Diable rouge» (Mazarin rusant face à la régente Anne d’Autriche pour arracher par mariage interposé un traité de paix entre la France et l’Espagne) «Le Caïman» (le couple Althusser dans un drame épouvantable), ou «Un nouveau départ» (une femme d’affaires rencontrant un SDF un soir de Noël) servis par des mises en scène inventives au service de récits à rebondissements.

Destimed terminus de antoine rault 9 copieAvec «Terminus» qui est créé en ce moment au Centre National de Création d’Orléans-Loiret (le Cado) et joué jusqu’au 12 octobre avant deux représentations les 18 et 19 octobre au Théâtre de Grasse (où fut donné en 2015 «Le système»), Antoine Rault propose une pièce intense, drôle, émouvante, qui s’impose comme un hommage à Feydeau, à son théâtre et à sa liberté de ton. Pourtant il ne va pas bien le sieur Georges au début de la pièce. Pas en forme du tout en fait, enfermé qu’il est en cette année 1920 au sanatorium de Rueil-Malmaison, comme dans sa tête mentalement perturbée où surgissent souvenirs d’enfance, désirs d’assouvir sa libido, et même les principaux personnages de ses chefs d’œuvre passés. On rit beaucoup, on est émus souvent, d’autant plus que l’écriture d’Antoine Rault demeure d’un équilibre parfait, oscillant entre poésie et vaudeville. Comme chez Feydeau en fait à qui l’auteur rend un vibrant hommage avec élégance, humour, et surtout un rythme effréné, symbole de tout son travail. Des bleus, des verts, des ocres, et toute une batterie de lumières bariolées, (signées Marie-Hélène Pinon, artiste majeure), accompagnent ce récit loufoque jubilatoire, fait de flash-back, de portes qui claquent, de réflexions en filigrane sur les principes créatifs, d’hommages aux femmes, le tout dans un va-et-vient «tohubohuesque» entre présent et passé, le futur, au regard de la santé du patient semblant plus que compromis. «Rire de tout de peur de devoir un jour en pleurer», telle est la devise des uns et des autres qui nous éblouissent à commencer par Feydeau lui-même interprété par Bernard Malaka, déjà remarquable dans le rôle de Colbert dans la pièce «Le diable rouge» (qui offrait un des plus beaux rôles au théâtre de l’immense Claude Rich).

Interprètes savoureux et Chloé Berthier épatante

A ses côtés Valérie Alane, Marianne, la femme médecin qui est excellente. Tout comme Lorant Deutsch qu’Antoine Rault retrouve après «Le système» et qui campe avec malice le médecin chef, le père de Feydeau et même Wellington, un Anglais fantasque déclamant à Marianne : « toute ne poute pas être fini entre nious pouisque rien n’a commencé. Alors, je me dites que si vous commencez par la fin, vous finirez peut-être par la déboute». Mais la palme revient au tandem formé par Maxime d’Aboville, immense sous les traits du malade Pacarel, et sous ceux de tous les autres rôles que Feydeau va lui donner, et la virevoltante Chloé Berthier (fille de Jacques Berthier qui co-dirige avec son épouse Fabienne Bécu le café-théâtre aixois « La Fontaine d’Argent ». Gigantesque actrice née le 17 août 1983 déjà saluée par Jean-Pierre Bacri et Agnès Jaoui dans «Les femmes savantes», à l’aise en tournée face à Michel Sardou dans «Secret de famille» d’Eric Assous, bouleversante dans «L’hermine » le film avec Lucchini cette comédienne crève ici les planches. Il faut dire qu’elle doit représenter en un minimum de temps toutes les femmes de la vie de Georges (et ce n’est pas une mince affaire), en se changeant en infirmière du maître qui assiste à ses délires. Le mérite de cette distribution homogène et de performances successives des uns et des autres revient bien entendu à la plume d’Antoine Rault, maître artificier du rire et des mots qui sonnent juste, des phrases remplies de compassion jamais vulgaires toujours porteuses d’images et de métaphores. Et puis il y a enfin le metteur en scène Christophe Lidon, l’actuel directeur du Cado d’Orléans où nous avons vu cette pièce éditée chez Albin Michel, complice de l’auteur depuis des lustres («Le diable rouge», «Un nouveau départ», «La vie rêvée d’Helen Cox », créée au théâtre La Bruyère à Paris le 21 septembre dernier) et qui ne surligne ni l’illustre jamais mais qui propose un prolongement personnel de chaque texte qu’il donne à voir. C’était le cas avec son travail sur «L’antichambre» de Brisville, ou «Marie Tudor», et «Andromaque» (avec sa compagnie), cela l’est encore davantage lors de ce «Terminus», où il montre qu’il est toujours l’un des premiers metteurs en scène français de l’Histoire avec un grand H. Sa connaissance du monde de Feydeau enrichit celle de Antoine Rault, pour un moment superbe et un grand divertissement qui pose les bases d’une re-découverte originale des pièces du maître. Scénographie impeccable (un décor qui tourne), texte au diapason, c’est ainsi grâce à Lidon et Rault que Feydeau est grand ! Et, à l’inverse du désastre annoncé au début et à la fin de la pièce (poignant monologue évoquant en conclusion le Paris vu par le dramaturge du « Fil à la patte ») totalement immortel.
Jean-Rémi BARLAND

«Terminus» de Antoine Rault au Cado/Centre National de Création d’Orléans jusqu’au 12 octobre à 20h30. Réservations au 02 38 54 29 29 – Plus d’info et réservations : cado-orleans.fr/ et au Théâtre de Grasse les 18 et 19 octobre à 20h. Réservations au 04 93 40 53 00 – Plus d’info et réservations: theatredegrasse.com.

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