Publié le 13 octobre 2018 à 21h41 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 19h07
Jeudi 8 mai 1902 à Saint-Pierre de la Martinique. L’air est lourd dans la ville, chargé de cendres et d’odeurs de soufre qui piquent la gorge. Les chevaux tapent le sol avec leurs sabots, hennissent, essaient de se libérer. Il est 7h50. Dans quelques minutes, le volcan actif de la Montagne Pelée qui domine la ville, va passer à l’action, déverser des tonnes de boue, de roches, de feu, de gaz, qui vont broyer, détruire entièrement Saint-Pierre de la Martinique, tuer en 90 secondes près de 30 000 personnes, brulées vives ou asphyxiées et couler une quarantaine de bateaux dans le port.
Comment une telle catastrophe a-t-elle pu arriver ? Alors que depuis fin avril le volcan actif de La Montagne Pelée donnait de la voix, explosions répétées, destruction totale de la distillerie de Rhum, joyau de l’île, par une coulée de lahar qui emporte avec elle 22 personnes, des animaux et déclenche un tsunami dans la baie. Et il y en aura d’autres avant le 8 mai. Alors pourquoi n’a-t-on pas évacué la ville ? Qu’est-ce qui a retenu les représentants de l’administration coloniale d’imposer cette évacuation ? De ne pas augmenter le nombre des bateaux de déserte des îles, quand il était encore temps de sauver le maximum de personnes ?
«C’est l’une des question que tout le monde se pose, et qui est à l’origine de ce livre», résume Daniel Picouly. «Pendant les semaines qui précèdent, La Montagne Pelé qui était pour les Indigènes caraïbes « la montagne de feu » prévient à sa manière les habitants de Saint-Pierre : tremblements de terre, odeur de soufre, elle couvre la ville de cendre, l’air est étouffant. Dans les tout derniers jours qui précèdent « l’explosion » du volcan des ouvriers travaillant sur le contrefort de la montagne, sont tués par une coulée qui emporte aussi des animaux, mais ils sont toujours là, ils ne partent pas !».
De l’apocalypse, il n’est resté que trois survivants
Il est seulement fait état de trois survivants au 8 mai. Une petite fille aurait, au dernier moment, échappé à l’éruption en sautant dans la barque de son frère, les deux autres sont un prisonnier épargné en raison de l’épaisseur des murs de son cachot et un cordonnier installé en périphérie de la ville de Saint-Pierre que l’on appelait en ce début du 20e siècle «Le petit Paris des Antilles». Une ville «à la page» selon l’expression de l’époque avec tous ce que cela suppose de transformations, d’embellissements, d’une gestion basée sur le rendement économique de l’île, tabac , rhum et sucre, et sous la responsabilité des différents représentants de son administration coloniale. Ce qui a freiné le départ de nombreux habitants ? Le manque de bateaux pour «vider» la ville. Mais aussi, et on a envie de dire surtout les élections qui dans les jours à venir devaient avoir lieu à Saint-Pierre. Et cela concernait, plus ou moins, tout le microcosme de l’administration coloniale, à tous les degrés. Y compris les grosses entreprises qui ne voulaient pas fuir en laissant les portes ouvertes à tous les vents. Vue de Paris, cette élection législative à Saint-Pierre est «de la plus haute importance symbolique». Paris ne tient pas à une évacuation car de toute évidence les Blancs partiraient, tandis que les noirs et les mulâtres resteraient, voteraient et gagneraient le dimanche prochain le 11 mai. Sinistre calcul. Reste à savoir qui a mis le frein ? Ou plutôt l’a imposé….
La parole est à La Pelée …
«Quatre-vingt-dix secondes» est un livre qui remet en scène la ville peu de temps avant la catastrophe. Il y avait un théâtre, un jardin botanique comme à Paris, un tramway, des femmes bien en chair pour rincer dans la rivière le linge des nouveaux riches, une chose est sûre : on biberonnait sec et on allait à l’église… La ville en ce temps-là ? La plupart la juge belle, agréable tandis que d’autres sont plus caustiques : «C’est une débauche de fierté, de foutre et de modernité agrémentée de rues pavées et d’élégantes maisons de pierres aux toits de tuiles rouges». Et comme chacun veut avoir son mot à dire, cette ville est aussi «une fausse bigote» «une catin aux deux parfums, elle sent l’ail et le sucre», etc. Comme dans les contes, dans cette reconstitution des lieux tels qu’ils étaient les jours qui ont précédé l’explosion du volcan, la parole est à tous, le cheval, l’oiseau, le pont en pierre comme la rivière qui tranche la ville en deux, le Maire comme le Gouverneur, tous ont le droit de s’exprimer, de critiquer, de livrer leurs états d’âme, d’expliquer pourquoi rien n’a été organisé pour faciliter la fuite. Les femmes jouent aussi un rôle important dans cette fresque, les «huppées» bien mariées comme les «horizontales» qui soulagent les hommes riches à l’heure du thé, et les autres quand l’envie leur prend. Quant à la Montagne Pelée, force mythologique, elle seule peut exprimer ce qui l’a poussée à un tel crime. Sans que ce soit pour autant son premier. En 400 000 ans d’existence, La Pelée n’en est pas à son premier débordement. Elle se souvient très bien du jour où «elle avait dû ramener les Indiens Caraïbes de l’île à un peu plus de respect». Ce qui s’était traduit par «une couche de cendre et d’oubli pour hommes, bêtes et Dieux ». Véritable volcan de paroles, Daniel Picouly se prête à tous les rôles, avec une écriture puissante, souvent très érotique. Très prolifique aussi, en personnages, en énigmes, de facto, il arrive que l’on se perde un peu mais l’écriture reprend vite ses droits. Cette Montagne qui parle, dévoile les défauts, les turpitudes des uns et des autres, est follement drôle, attachante si l’on peut dire. Colonne vertébrale de ce livre, le jour où elle «explose» tout est fini. Seul le silence se fait entendre.
Daniel Picouly a reçu le Prix Renaudot en 1999 pour «L’Enfant Léopard» et figure cette année parmi les quinze auteurs retenus dans la première liste du Prix Goncourt avec son nouveau livre
Christine LETELLIER
«Quatre-vingt- dix secondes» de Daniel Picouly chez Albin Michel, 265 pages, 19,50€