Publié le 28 juillet 2023 à 17h01 - Dernière mise à jour le 3 août 2023 à 17h02
Un soleil très pâle, frappe ce matin, quelques bouquets d’arbres. La mer est claire. L’on devine au loin, les toits grisâtres des quartiers dit « Villageois ». Leurs tuiles tristes, témoignent d’une culture marseillaise jadis florissante : celle d’un petit peuple, mi-ouvrier et mi-pêcheur, volontiers rebelle, à la fois conservateur et libertaire.
De nos jours, l’ensemble de la population paie au prix fort le tribut de quatre décennies d’errance. Logements dégradés, désindustrialisation, inégalités sociales, une sorte de « Géographie du malheur » dessine peu à peu les contours du Nord de Marseille. Ne reste, alors, qu’une zone commerciale, des tours d’habitations, et des crispations identitaires…
« On devrait se barrer ». La voix de celle que nous appellerons Dounia, résonne au pied des immeubles. Devant elle, un barrage constitué de mobilier urbain bloque l’entrée de la cité. « Il est encore tôt. Dans quelques heures tu vas te faire contrôler ». La jeune femme plisse des yeux. « Ce ne sont pas les flics qui vont demander ton identité. Mais les guetteurs. Les voyous du coin si tu préfères. Tu es déjà suspect. Personne ne te connaît. On va te prendre pour un Schmitt, ou pire… », m’explique-t-elle. Dounia souffle lentement. « Un journaliste.. ». Notre témoin pose la main sur son sac. « Monte dans la C1 », m’ordonne-t-elle. La voiture de Dounia est immatriculée dans le Poitou. Le toit ouvrant, artisanal, paraît découpé à la disqueuse. « Elle est pas « cute » ma bagnole ? ». La jeune fille se marre. Pour la première fois peut-être, son visage semble radieux. Les traits ne sont plus tirés et les cheveux, enfin libres , retombent follement sur ses frêles épaules.
« Tu sais que ma voiture à un nom. Sophia qu’elle s’appelle ! C’est ma plus grande copine ! Je me sens émancipée ». Sophia ronronne doucement. Son ventre, ou son habitacle, est décoré à la mode du XXe siècle. Les sièges roses, le volant panthère, la boîte de bonbons rougeâtre, tout, même les appuis têtes Hello Kitty, respire un certain bonheur.
« Sophia c’est mon antre, mon refuge », m’indique Dounia qui me demande : « Tu veux de la musique ? ». Le poste radio, décoré de stickers jaunes, laisse échapper quelques notes. Le « Lauda Jérusalem » du « Prêtre roux » Antonio Vivaldi s’évade avec ivresse… « Je suis une baroqueuse. C’est grâce à ma prof de français. Elle nous faisait écouter Bach et Rameau. Elle est décédée l’an dernier ».
Dounia lève un peu la tête. Sa mine devient grave. La coquette C1 continue à longer l’immense baie de Marseille. L’on perçoit au loin la coque colorée de quelques grands cargos. L’ambiance est étrange. Les chants en latin, les ferries immobiles, la mer calme et mystérieuse. Dounia rêve à voix haute. Elle évoque pêle-mêle des souvenirs algériens, le choc inflationniste ou encore les ennuis conjugaux de Fatiah, une cousine varoise.
« C’est ici », lance-t-elle. La voiture se gare lentement. « Va au kebab », m’intime-t-elle. Changement de décor. Les vitres sont opaques , du gras s’échappe d’un morceau de viande. Dounia, impassible, prend place sur une chaise en plastique mauve. « Je préfère être là. On ne dirait pas mais c’est safe. Enfin je crois. Et puis je pourrais papoter librement… Nous sommes venus pour échanger sur la littérature n’est ce pas ? Tu connais mes goûts. J’aime bien les polars. Et celui-ci est un morceau de dynamite ». D’un geste la jeune femme sort un gros bouquin noir. Ce dernier atterrit entre un plat de merguez et une sauce samouraï.
« « Extrême onction » de Laure Garcia et Marc La Mola. Un thriller marseillais. J’ai adoré », dit-elle avec enthousiasme. Paru cette année aux éditions Sudarènes, le livre, véritable roman-vérité, décrit tout à la fois l’état de « quartiers perdus » de Marseille et le désarroi d’une police abandonnée par ce qui, dans les Bouches-du-Rhône, fait office de République…
« Les auteurs sont condés », rappelle Dounia qui poursuit : « Marc La Mola n’est plus en activité mais je regarde à la télé ses interviews souvent explosives. Je suis fan de ses interventions. Il est direct. Sans concession. Il a une aura incroyable. Laure Garcia, elle, continue à exercer. Je suis sûre que c’est une grande flic. Elle m’inspire tellement. C’est un modèle. Malheureusement, je dois me cacher pour les lire. Voilà pourquoi je t’ai emmené si loin. Les problèmes soulevés dans « Extrême onction » sont réels. Je n’avais pas envie de parler de ces questions dans mon quartier. »
Le livre pointe, en effet, les non-dits du malaise policier. Les véhicules de la BAC sont dans un état lamentable, les bureaux insalubres et les bâtiments « minables ». Les responsables politiques locaux eux, notables « douillets », comptent sur une police sous-équipée pour aller se faire « insulter » et « trouer la peau ».
Les conditions d’exercice de ce métier difficile sont, à travers un style toujours cinglant, décrit avec brio. L’ambiance rappelle la grande tradition du polar français. Loin des ronds de jambes, la cité phocéenne est dépeinte en termes crus. Les rues y sont pleines d’urine, l’atmosphère irrespirable, l’architecture indigne et les odeurs infectes. Marseille d’ailleurs, apparaît sous les traits d’une ville de « sécession ». Fracturée, son vivre-ensemble n’est qu’un mythe. « Les moins fauchés rêvaient de voir les plus pauvres quitter leurs quartiers et fuir dans des banlieues moches et sales du côté de l’étang de Berre », écrivent Laure Garcia et Marc La Mola. Le constat s’avère terrible. Entre la Corniche Kennedy, réservée un dimanche par mois aux Dandys en trottinettes, et les quartiers populaires soumis à la féodalité du deal, « plus aucune cohabitation n’est possible ». L’amalgame républicain reste, à Marseille, un idéal inaccessible…
Au sein de ce « kali yuga », les flics tentent de faire respecter un minimum de justice. Cependant tout s’effondre. Les auteurs mettent en scène une hiérarchie policière brejnévienne, obsédée par la politique du chiffre, incapable de prendre la mesure du drame, qui quotidiennement se joue dans leur propre ville. Deux ou trois flics abdiquent, choisissent la corruption, se font racketteurs et trafiquants. L’immense majorité, néanmoins, ne renonce pas. Résiste. Et sombre parfois dans le désespoir.
« J’ai été touchée par le personnage de Julie », murmure Dounia. « Elle me ressemble. Il s’agit d’une fliquette issue des quartiers pauvres. Adolescente, elle a vu sa meilleure amie être tuée par une balle perdue. Cet événement a éveillé sa conscience. On voit Julie persévérer, bosser, croire au mérite, à ce que l’on appelle les promesses de la République. Je l’aime beaucoup. Elle a des valeurs. Elle est belle intérieurement. Moi même… » Dounia s’interrompt. Son téléphone portable vibre. La jeune femme consulte ses SMS , passe la main dans ses cheveux puis avale un morceau de frite. « Moi même, reprend-t-elle, je suis amoureuse de la culture. Je lis, j’écoute du classique. J’ai lutté au lycée. Je révisais mes cours dans un « cafoutche ». Je ne dors pas. Lorsque j’ai décroché le bac, personne ne m’a félicité. Je vis dans un milieu où les études ne servent à rien. Il existe une sorte de fatalisme. »
Le smartphone de Dounia vibre à nouveau. La jeune femme reprend l’objet en main et tapote rapidement sur la clavier. « Mille excuses. Je voulais dire qu’à l’instar de Julie, j’ai entrepris des études. La Fac de lettres à Aix m’a beaucoup apporté. Je voudrais être prof de français… » Notre témoin regarde dans le vide. Le téléphone portable sonne encore. « Ce livre me donne des frissons. La galerie de personnages est, je trouve, très touchante », ajoute-t-elle.
Tour à tour terribles, drôles ou héroïques, les protagonistes du livre sont invariablement marqués par des blessures intimes. Brisés et défaits, ils sont comme écrasés par la ville-tentacule. L’ouvrage, à ce titre, peut-être lu à la manière d’une tragédie. La violence, inscrite dans la vie quotidienne imprègne les corps et les esprits. Elle constitue un ressort scénaristique, puisque, authentique être vivant, elle porte les personnages vers un fatum, un destin étourdissant. Il est en ce sens frappant de voir Marseille, au fil des pages, évoluer vers un incendie grandiose. Nous assistons ainsi à une épiphanie noirâtre, qui chez le lecteur provoque une suffocation quasi physique. Charnel, intense, le livre de Laure Garcia et Marc La Mola, s’impose en définitive comme une expérience esthétique.
« « Extrême onction » fait partie de ces rares thrillers , poursuit Dounia, qui nous habitent et nourrissent notre réflexion. Je crois savoir qu’un second tome est en préparation, j’ai hâte de le dévorer. J’espère qu’il n’arrivera rien à Julie… »
Le téléphone portable de Dounia vibre à nouveau… Notre « lectrice » change soudain d’expression. Les mâchoires serrées, elle jette une série de coups d’œil en direction de la porte… « C’est que.. », ses mains tremblent. « Ce fut un plaisir… Il faut que j’y aille… » Le souffle est court. La voix hésitante . Dounia se lève, laissant inachevée le plat de merguez.
« Tu sais, ils vont venir me chercher… Je suis enceinte. L’honneur c’est important. Je dois retourner à mes devoirs de mère… Les études, tout ça…on verra plus tard… », lance-t-elle. Dounia s’éloigne. Des odeurs de kefta et de dinde rôtie envahissent la salle. Un serveur débarrasse maladroitement les derniers reliefs de table. Le soleil brille. Marseille est immuable. Elle reste cette cité de l’abandon. Celui des quartiers populaires. Celui d’une police minée par le désarroi et le mépris d’une certaine élite.
L’ouvrage de Laure Garcia et Marc La Mola est par conséquent à lire d’urgence. Lui, seul, parmi la littérature policière, possède cette faculté d’être en phase avec le réel. Il répond, dans cette perspective, à l’ambition du polar noir : faire acte de courage et de lucidité.
Raphaël RUBIO
« Extrême onction » de Laure Garcia et Marc La Mola paru aux Éditions Sudarène- 20 euros.