Publié le 8 août 2023 à 20h55 - Dernière mise à jour le 15 août 2023 à 11h07
Dans le contexte actuel de la situation géo-politique, il faut saluer René Martin pour sa volonté de continuer à faire entendre au festival de la Roque d’Anthéron de jeunes musiciens issus de pays slaves et menacés bien malgré eux d’une coupure internationale dans leur carrière naissante.
Déjà rompus à un répertoire terriblement dense, ces artistes se retrouvent ici directement confrontés à des conditions de prestation exigeantes. Celles-ci ne peuvent être appréhendées, et donc apprises, qu’en situation réelle, une étape incontournable pour approfondir un art en phase d’épanouissement. Pour le mélomane, il y a alors de quoi observer idéalement comment chacun gère ce moment avec sa propre personnalité.
Vsevolod Zavidov et Alexandra Dovgan en plein air
On imagine aisément combien, à 16 ou 17 ans, il peut être impressionnant d’entrer sur scène face au public disposé sur les gradins du parc du château de Florans. Plus question alors de dérouler ses partitions comme dans une salle fermée et bien conçue acoustiquement, il devient vital de soudain projeter son discours jusqu’au dernier rang, lointain, en affrontant la dispersion du son en plein air plus, si affinités, la cymbalisation des cigales, le vrombissement du mistral dans les arbres, voire le bruit des canadairs ou des jeunes enfants égarés par là. Techniquement, ceci implique notamment pour le jeu pianistique des bras tombant dans le clavier avec une souple et constante pression, à l’opposé d’un relevage systématique des mains, ainsi qu’une pédalisation calme et contrôlée. Plus question de ne penser le son qu’en fonction de ce qu’on entend soi-même sur scène, l’adaptation devient alors le maître-mot, quitte par exemple à savoir quitter à regret la sublime sonorité boisée sur place de telle ou telle marque au profit d’un piano plus brillant.
C’est tout d’abord Vsevolod Zavidov qui fit face à ce défi complexe, sans éviter un démarrage certes vif et virtuose mais où un jeu volubile et effleuré survolait la consistance du discours. On ressent un potentiel très net chez ce garçon qui se canalisera et qui affichait déjà un beau programme Rachmaninov, arrivant à creuser le son au milieu des «Variations Corelli » dans une lecture à l’équilibre et à la gravité évidentes.
Le lendemain soir, Alexandra Dovgan se retrouvait dans le même cadre, offrant un profil musical différent. Dans une posture plus calme, c’est avec une rigueur assumée qu’elle proposa un programme axé sur les « trois B ». On discute toujours aujourd’hui de la manière de jouer Bach au piano. Ici la 6e partita fut envisagée dans une stricte observance métronomique et une objectivation du discours. Allant tout droit, cette tendance à classiciser le propos s’étendit à la sonate « Les adieux » de Beethoven et aux « Variations Haendel » de Brahms, œuvres de compositeurs romantiques. Sans épanchement, son jeu intimiste se referma sur un opus 117 de Brahms joué avec un toucher crépusculaire avant un bis scriabinien.
L’éclatante Eva Gevorgyan
Outre sa scène principale, le festival de la Roque d’Anthéron dispose en haut de l’avenue du parc d’un lieu fermé, le centre Marcel Pagnol. Résultat de la transformation d’une piscine devenue salle de sport puis salle à gradins moquettée et sans scène, cet « auditorium » est prévu pour accueillir une partie des très nombreux pianistes invités, semblant davantage en adéquation avec un interprète à la sensibilité introspective.
Il est dès lors permis de s’interroger sur la pertinence du choix de cet espace de concert pour accueillir la pianiste Eva Gevorgyan au vu et à l’écoute de son jeu magistralement rayonnant sur un Bechstein qui n’en revenait pas. Dotée d’un bagage pianistique à la sûreté et à l’ampleur impeccables, cette pianiste finaliste du concours Chopin de Varsovie, qui se produit avec de grandes formations et passait à la Roque d’Anthéron entre des concerts aux Etats-Unis, en Chine et au Japon, s’est investie corps et âme dans un programme redoutable, entamant cette heure de musique par une lecture extrêmement pensée de la 2e sonate de Rachmaninov, paradoxalement entendue juste la veille au soir par Nikolaï Lugansky (certes dans une autre conception éditoriale). Sa propre traduction fut également captivante, en resserrant la cohérence formelle de l’œuvre. Puis ce fut le feu d’artifice virtuose des « Réminiscences de Don Juan » de Liszt avant une version exemplaire, d’une grande autorité et d’une intelligence frappante, de la 6e sonate de Prokofiev, tout ceci appelant trois bis.
Vraiment, on espère réentendre cette musicienne dans un cadre déployant totalement sa musicalité opulente. Vu le niveau de son talent, ce ne sera que justice, pour elle, pour le piano et pour la musique.
Philippe GUEIT