Publié le 18 décembre 2018 à 8h41 - Dernière mise à jour le 29 novembre 2022 à 12h23
En Europe, l’État fut longtemps maître du temps… Il incarnait la durée, l’éternité de la puissance terrestre, la continuité de l’identité collective à travers les vicissitudes de l’Histoire. Par rapport aux individus, certes, mais aussi vis-à-vis de l’univers des «marchands». Sa seule rivale à l’échelle des siècles était l’Église.
En dehors des moments de «fièvre hexagonale» (Michel Winock) où le pouvoir changeait de mains, la monarchie puis la république imposèrent son rythme à la nation. Mais au final, cela ne modifiait en rien la logique politique de l’organisation de l’espace et du temps par un appareil central de «monopole de la violence physique légitime». Il n’existait donc qu’un seul temps !
Ce modèle est révolu. S’opposent désormais le temps de l’État et celui des entreprises, lequel se règle sur la vitesse de la mondialisation. Le premier ne s’impose plus au second. Quels rapports exacts entretiennent-ils l’un avec l’autre ? Il serait trop facile de penser que les pouvoirs publics restent gardiens du temps long tandis que l’univers du privé ne raisonnerait que sur le court terme, à hauteur des calendriers boursiers. La mécanique s’avère plus complexe. Cette typologie n’est pas fausse mais elle apparaît néanmoins trop univoque. L’espace politique démontre à l’envi que les échéances électorales influencent l’action de l’administration, la hiérarchie des priorités et l’activité législative. Quant aux firmes, elles construisent parfois leur développement sur une ou plusieurs décennies (notamment dans le secteur de l’énergie, du bâtiment, de la défense, de la pharmacie) : R&D, réalisation de grandes infrastructures, nouvelles implantations dans les pays émergents, nécessitent une planification un tant soi peu rigoureuse.
Qu’est-ce qui distingue donc véritablement les perspectives temporelles respectives de ces deux sphères (institutionnelle et marchande) ? Leur cadre de référence. L’État ne vise pas la production de valeur ajoutée : il reproduit essentiellement une matrice de raisonnement et de fonctionnement. L’entreprise, même un grand groupe qui ressemble souvent à une administration (ou qui participe en tout état de cause de la même logique bureaucratique), doit tôt ou tard justifier son existence par ses résultats. Il lui faut donc s’inscrire dans une exploitation efficace du temps. Savoir qui profite de la richesse créée constitue une bonne question, mais dont la réponse ne télescope pas la dynamique de la production. Un acteur économique, en tout état de cause, agit pour faire du profit. La question de la distribution se pose ensuite.
Sans doute y a-t-il ici la racine de l’ensemble des difficultés qui persistent depuis des années dans l’élaboration et la mise en œuvre d’un partenariat public/privé en faveur de la conquête de marchés et de la promotion intelligente de nos secteurs stratégiques. L’Etat peine à comprendre qu’une partie de son rôle s’avère dorénavant de faciliter l’action entrepreneuriale, laquelle fait naître la richesse permettant aux administrations elle-même d’exercer leurs missions régaliennes.
Résoudre ce problème nécessite d’admettre une fois pour toutes que les entreprises portent une partie de l’intérêt commun, ou plutôt qu’elles sont dépositaires d’une part de l’intérêt de tous. C’est là le vrai sens de la RSE : la Responsabilité sociale de l’entreprise. Véritable révolution culturelle d’un côté comme de l’autre de la frontière entre les fonctionnaires et les travailleurs du privé… Pour en arriver là, il convient de remettre en cause la définition rousseauiste de la volonté générale. Qu’est-ce que l’intérêt public, national, commun, collectif ? Quels mots conviennent-ils le mieux à notre présent et à notre avenir, quels termes portent-t-ils des archaïsmes insupportables ? Il serait temps d’y réfléchir sérieusement…
Eric Delbecque – Auteur de L’intelligence économique pour les nuls (First)