Aix-en-Provence : « Amphitryon » divinement raconté sur les planches du Jeu de Paume par Stéphanie Tesson

Publié le 3 janvier 2019 à  11h06 - Dernière mise à  jour le 28 octobre 2022 à  20h43

Présenté au public du «Palais-Royal» le 13 janvier 1668, «Amphitryon» s’affirma comme l’un des plus grands succès de Molière. Les premières séances offrirent même d’excellentes recettes équivalentes à celles de «L’école des femmes», et du «Misanthrope», et dépassées seulement par celles du «Don Juan», «Festin de Pierre». Pourtant cette pièce en vers n’est plus guère jouée de nos jours, peut-être en raison du fait qu’elle exige de coûteux moyens techniques mais surtout, me semble-t-il, parce qu’elle traite des rapports entre les Dieux, alors que l’on privilégie les textes plus politiques de l’auteur. Aussi accueillait-on avec bonheur et une curiosité évidente l’adaptation qu’en a faite la metteuse en scène Stéphanie Tesson donnée dans un Jeu de Paume d’Aix ravi et comblé par le résultat.

© Pascal Gely
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© Pascal Gely
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Faisant preuve d’une intelligence absolue, évitant les écueils matériels, inscrivant la pièce dans une large réflexion sur le pouvoir, lorgnant également du côté de la commedia dell’arte, elle a su diversifier les points de vue du spectateur sur la pièce. Mais de quoi s’agit-il exactement ? Le dieu Jupiter a jeté son dévolu sur la vertueuse Alcmène, qui a pris récemment pour époux le général thébain Amphitryon. Ce dernier étant parti à la guerre, Jupiter s’introduit sous ses traits dans la demeure de sa femme, dont il obtient sans peine les faveurs, légitimées par ce subterfuge. Pour couvrir l’aventure galante de son père Jupiter, Mercure demande à la Nuit de retarder sa course, et il prend quant à lui l’aspect du valet d’Amphitryon, le craintif Sosie, à qui il interdit l’accès à la maison de ses maîtres. Se retrouvant face à son double, Sosie bat en retraite, terrorisé, sans prévenir Alcmène du retour prochain de son époux. Aussi, lorsque le véritable Amphitryon revient du combat pour rendre hommage à sa femme, reçoit-il à sa grande surprise un accueil étonné de celle qui croit l’avoir quitté quelques instants plus tôt… Quant à l’épouse de Sosie, la prude Cléanthis, elle supporte mal l’indifférence de Mercure, à laquelle succède l’enjouement de son vrai mari, Sosie, heureux de n’être pas victime des mêmes épreuves que son maître. Méprises conjugales et stupeurs métaphysiques devant ces multiples phénomènes de dédoublement font le plaisir des dieux et le malaise des hommes. À ce vertigineux jeu des rôles, les uns perdent leur confiance, d’autres usurpent quelques minutes d’amour illusoire ou d’amusement gratuit, tous sortent troublés, inquiets et transformés : la vérité a été mise à mal, et la confiance émoussée. Voilà de quoi ébranler les esprits les plus cartésiens, et rendre aux puissances invisibles un pouvoir trop souvent négligé. Sosie a le mot de la fin : «Mieux vaut se taire, et laisser régner le mystère». Un thriller métaphysique en fait, doublé d’un jeu de dupes, de masques, porté par un jeu de comédiens exceptionnels. On citera Jean-Paul Bordes, acteur à la voix puissante (on avait salué sa lecture intégrale en CD audio du roman «Nos richesses» de Kaouther Adimi), qui fait rire d’un seul mot. On notera surtout la performance hallucinante de Nicolas Vaude dans le rôle de «Sosie», qui avait été tenu à sa création par Molière en personne. Il est ébouriffant, bondissant, subtil, étonnant. Et puis il y a Yannis Baraban «Jupiter» et jupitérien à souhait, Sophie Bouilloux belle de «La Nuit», et Anthony Cochin, dans un double rôle, Odile Cohen, tous excellents. La grande force du spectacle est de célébrer un esprit de troupe. On joue ensemble, on prend du plaisir, et cela se voit. Quand on aura ajouté que les costumes, les perruques, les décors sont d’une beauté à couper le souffle, on aura fait le tour de cette production hors normes, qui fut un grand moment de théâtre.
Jean-Rémi BARLAND

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