Il est des moments uniques qui marquent une vie de mélomane et de musicien. Grâce soit rendue à l’association Marseille-Concerts, à sa présidente Karine Fouchet et à son directeur artistique Olivier Bellamy pour avoir permis au public marseillais de recevoir le don inestimable de l’art d’une pianiste au sommet de l’histoire de l’interprétation musicale.
Dire que Martha Argerich joue admirablement le 2e concerto de Beethoven n’est pas suffisant. Elle le propulse d’un bout à l’autre, le respire dans toute la jeunesse du compositeur et fait chanter ou trépigner un piano au son soudain rayonnant, cadrant d’un seul coup, par son énergie irradiante, un orchestre philharmonique de Marseille resserré et poussé dans ses ressources ultimes de cohésion dynamique.
Mais le génie de l’interprète se révèle aussi dans sa liberté de ton et dans son insondable profondeur expressive, qui l’amène dans le mouvement lent à creuser en abîme une émotion particulièrement dense et palpable. Difficile alors de retenir ses larmes, et de ne pas penser en filigrane au pianiste Nicholas Angelich récemment disparu, auquel Olivier Bellamy avait élégamment rendu hommage en préambule, lui associant la mémoire de Robert Fouchet.
Le dernier accord de ce tourbillon beethovénien vit très logiquement l’ensemble du public de l’auditorium du Pharo se lever d’un seul bond pour une longue ovation debout, seulement calmée par la Gavotte de la 3e Suite anglaise de Bach, summum d’art du piano et de maîtrise des résonances, puis par … l’intégralité finement ciselée des cinq mouvements de « Ma mère l’Oye » de Maurice Ravel, soit un bis d’un quart d’heure (!), joué avec la pianiste japonaise Akane Sakai.
Celle-ci, directrice du festival Martha Argerich de Hambourg, avait ouvert le concert, concentrée sur sa partition, avec le concerto « Jeunehomme » de Mozart dirigé, tout comme le concerto de Beethoven, par le chef d’orchestre Lionel Bringuier, nommé il y a une semaine à la tête de l’orchestre philharmonique de Nice.
Dans une salle bondée, et laissant de surcroît plus de 250 mélomanes sur le carreau, Marseille-Concerts a inscrit ce dimanche une page mémorable dans la vie artistique de la deuxième ville de France, prouvant l’indiscutable et urgente nécessité d’un vrai auditorium afin que les Marseillais friands de grande musique, beaucoup plus nombreux qu’on ne pense, n’aient plus à faire des dizaines de kilomètres pour entendre des légendes vivantes de l’interprétation. Puisse cette nécessité ne pas rester au mieux qu’une promesse pré-électorale, tous bords politiques confondus …
Philippe GUEIT