Ils eurent, l’un comme l’autre, un même besoin d’indépendance, une profonde humanité, un sens très marqué de la responsabilité sociale, l’amour de la musique, et un humour d’égale virtuosité. Tous deux s’exilèrent aux États-Unis et y trouvèrent une terre d’accueil avant d’en découvrir un autre visage beaucoup plus sombre. Face aux bouleversements du XXe siècle le premier Albert Einstein (1879-1955), et le second Charlie Chaplin (1889-1977) posèrent sur le monde un regard critique autant qu’esthétique.
Dans une pièce intelligente, poignante, et lumineuse intitulée sobrement « Albert et Charlie », le dramaturge Olivier Dutaillis les fait revivre en leur rendant un hommage empli de bienveillance et d’une admiration ne tournant jamais à l’hagiographie. Ici l’auteur imagine les conversations fictives mais plus vraies que nature que ces deux frères d’exil auraient pu avoir de 1938 à 1952 face aux soubresauts de l’Histoire.
Trois moments distincts situés en 1938, 1947, et 1952
En moments distincts qui s’enchaînent ici avec fluidité, la pièce se divise en trois tête-à-tête des deux hommes qui se déroulent tous au domicile d’Einstein. Le premier situé en 1938 au moment de l’ascension d’Hitler au pouvoir, avec cette accélération des persécutions des juifs qui les bouleverse tous les deux, présente Chaplin recueillant l’avis d’Einstein sur la réalisation du film « Le dictateur ». Ce dernier se montrant alors très réticent à l’idée d’une comédie ayant pour centre du motif le führer. Le deuxième en 1947 se développe autour de l’effroi suscité par la bombe d’Hiroshima, évoque aussi le puritanisme en Amérique, les lynchages médiatiques, et l’intolérance comme arme de guerre en temps de paix. Le troisième entretien, datant de 1952, verra Charlie venir annoncer à son ami Albert son départ définitif de l’Amérique pour la Suisse, l’occasion pour Einstein de tirer devant Chaplin le bilan jugé dramatique de sa vie privée et professionnelle.
Trois tête-à-tête entrecoupés des interventions d’Hélène, la gouvernante dévouée du savant qui s’impose comme un rempart contre le monde extérieur et qui a pour force première de recentrer aussi l’ensemble vers la comédie. Le tout proposé dans des décors et une scénographie signés Catherine Bluwal la complice du metteur en scène Christophe Lidon qui précise de son travail, où se détache l’image d’une éclipse symbolisant l’infiniment grand et l’infiniment petit : « Je voulais qu’elle bâtisse un univers qui révèle toute la poésie de ces deux personnages. Le résultat ne débouchant pas sur un intérieur classique, mais offrant une pensée poétique du théâtre, qui oublie les murs et tend vers le cosmos. » N’oublions pas les lumières tirant sur le bleu de Cyril Manetta, la vidéo non intrusive de Léonard, la musique romantique de Cyril Giroux, et les costumes dignes d’un grand créateur que l’on doit à Chouchane Abello-Tcherpachian contribuent à faire de l’ensemble un spectacle aussi grand qu’intimiste. Ici au sommet de son art, assisté de Mina Koumpan, Christophe Lidon, faisant respirer les silences, se garde de paraphraser ce texte puissant, où sont abordés des grands thèmes existentiels comme le temps qui passe, la responsabilité de l’artiste, l’engagement, le sens du beau, et du sacré, la solitude, le dépassement de soi, l’amour qui libère, sans oublier l’hymne à l’amitié qui, s’impose ici comme un des plus beaux pans narratifs du récit.
Trois interprètes exceptionnels
Si l’on a dit que la mise en scène de Christophe Lidon s’impose par sa précision comme un chef-d’oeuvre de densité, on ajoutera qu’elle est pour les trois interprètes une sorte de stradivarius aux sonorités inoubliables. Albert c’est Daniel Russo. Charlie c’est Jean-Pierre Lorit. Inoubliables ! Quant à Elisa Benizio elle enrichit de sa présence quasi magnétique le personnage cartésien et tout de même fantasque de la gouvernante. Tous trois jouent avec grâce, profondeur, humour, drôlerie, gravité, et sans forcer le trait, une partition théâtrale digne d’une sonate de Schubert. On est saisis, on rit, on est émus aux larmes (notamment lorsque Charlie et Albert se prennent dans les bras lors de la dernière rencontre) et on ressort de cette pièce totalement enthousiaste et surtout fou d’amour pour le théâtre quand, comme c’est ici le cas, il est porté à un tel degré d’exigence, de beauté plastique et sonore et d’incandescence.
Jean-Rémi BARLAND
«Albert et Charlie» pièce d’Olivier Dutaillis. Texte disponible à l’Avant-Scène théâtre. N° 1539. 95 pages, 14 €. A voir au Cado d’Orléans – Boulevard Pierre Ségelle – 45000 Orléans jusqu’au 28 janvier 2024 aux dates et heures suivantes :
- mardi 23 janvier 20h30
- mercredi 24 janvier 19h00
- jeudi 25 janvier 19h00
- vendredi 26 janvier 20h30
- samedi 27 janvier 20h30
- dimanche 28 janvier 15h00
Renseignements et réservations au 02 38 54 29 29 ou contact@cado-orleans.fr ou cado-orleans.fr