Sur la scène plongée dans le noir absolu est posé un cercueil entouré de fleurs blanches. Un homme tout en blanc lui aussi parle à la défunte. Un deuxième personnage, vêtu de noir, le frère du premier, intervient. Celle qui vient de quitter ce monde était une écrivaine féministe qui, comme on le découvrira, a fait bouger les lignes, changer les choses pour les filles, explosé les convenances, les idées toutes faites, ouvert des espaces de liberté.
On apprend qu’elle a vécu sans le sou dans un immeuble au 102, boulevard Haussmann à Paris, (qui abritait autrefois trois étages en dessous un certain Marcel Proust). On découvre que son appartement faisait 250 m² et qu’elle a eu six enfants . Cinq garçons : Laurent « le préféré », qui désargenté a l’esprit rebelle ; Stan, « le petit affectueux » malade, n’ayant plus visiblement que quelques temps à vivre, traversant désormais l’existence avec une canne, qui devenu ornithologue a fui la pesanteur familiale sur une île, et que Laurent accuse d’avoir par son départ fait mourir leur mère. Taiseux Claude, aux idées conservatrices et peu tolérant, ne supporte pas que sa fille Claire soit en couple avec Ysanis, une fille dont elle est éperdument amoureuse. Houedo surnommé « le petit sensible », pose quant à lui un regard d’artiste sur les choses. Il nous dit son désir d’écrire sur sa mère, un texte où serait recensé ce qui s’est passé, avec le risque assumé de lui attirer les foudres de la famille, puisque selon lui : «Écrire c’est se mettre tout le monde à dos, c’est aimer la lapidation.» Vincent « l’aimé », le petit dernier, est le plus déchirant de tous. Il porte une robe verte, et l’ôtera pour danser nu devant le cercueil de sa mère, lors d’une scène dont l’onirisme ne masque pas la violence de ce qu’il ressent face à la dureté du monde. La seule fille c’est Audrey, fragile psychologiquement, qui murmure à l’oreille des oiseaux en composant des poèmes. C’est elle qui s’est le plus occupée de sa mère, quand son corps se dégradait. Et puis il y a les enfants des uns et des autres : Claire, donc, la fille de Claude en conflit ouvert avec son père en raison de ses choix affectifs, et qui a beaucoup lu les ouvrages de la défunte. Océane, la fille de Stan. Mélody, la fille de Mata qui n’est autre que la belle-mère de Houédo. Tous vont et viennent autour du cercueil, et cette circulation des personnages se fait dans une lenteur voulue accompagnée d’une (trop) lancinante musique de fond.
« Mon sujet…c’est la langue »
« Née d’une commande pour les acteurs et actrices associés du TNS, « Mon absente », confie Pascal Rambert, a pris sa source dans la béance du décès de Véronique Nordey. Mais le projet s’est petit à petit transformé et c’est une figure fictionnelle qui tient désormais lieu d’absente et de lien entre les personnages en jeu. À la distribution initiale, s’est ajouté un nouveau cortège, quelques élèves fraîchement sortis du TNS et présents sur Mont Vérité ainsi qu’Aristide Tarnagda. Ils sont maintenant onze présents, hommes et femmes de diverses origines et générations, à confronter la verticalité de leur corps et la chaleur de leur souffle à l’épreuve de la disparition, au mystère de la mort. À la déflagration de la perte.» « « Réunis par le deuil, ajoute l’auteur et metteur en scène, ils gravitent en satellites autour d’un cercueil jonché de fleurs, point fixe autour duquel s’organise leur ballet d’entrées et de sorties. Dans ce décor de douleur et de recueillement, la parole maintient en vie, fait tenir, ensemble, pour le meilleur et pour le pire, les vivants. » Ainsi monté « Mon absente » est un chant funèbre. Une soirée mortuaire faite de larmes, de ressentiments des uns envers les autres, et de cris, «Il faut écouter ceux qui hurlent dans la nuit», dira Mélody. Comme à son habitude Pascal Rambert, qui affirme ne jamais faire de pièces à sujet, offre une narration aux multiples digressions. L’Afrique, la vente de terres par un membre de la famille y ont leur part. Cela peut apparaître comme un récit un peu foutraque, mais cela témoigne de porter haut et fort l’idée de liberté au théâtre. Pas de sujet donc mais des hommes et des femmes, réunis autour de ce qui pourrait donner matière à un récit intitulé « Mon absente » ou « Les conséquences » titre qui d’après Stan sonnerait bien et que Houédo devrait donner à son livre. La prose est y superbe, là encore une constante chez Pascal Rambert qui souligne volontiers : « Mon sujet, c’est la langue. » Expliquant : « Je crois profondément à la vertu soignante et consolatrice de la parole. « Mon absente » sera une sorte de Bardo Thödol contemporain, en français « Le Livre des morts tibétain ». « Bardo Thödol « signifiant la libération par l’écoute dans les états intermédiaires. Je pars du principe que la parole soulage non seulement celui ou celle qui l’émet mais aussi celui ou celle qui écoute. On incite bien à parler aux gens dans le coma, dont le niveau de conscience est mystérieux. Là, ces onze personnes réunies par une même absente viennent s’épancher, vider leur sac. C’est le décès qui déclenche ces prises de parole. Tout ce qui n’a pas pu se dire avant, trouver son chemin de son vivant, se répand dans ce contexte de recueillement. » Parole qui trouve aussi son expression dans les SMS et appels vocaux que les protagonistes s’envoient durant la pièce. On ne saurait qu’approuver cette façon dont Pascal Rambert utilise les mots qui apaisent ou accusent. On peut regretter cependant lors de ce spectacle poignant, la lenteur des déplacements des comédiens, qui entravent selon moi la fluidité du récit, le côté un peu systématique de faire circuler les uns et les autres, et la longueur de la pièce (plus de deux heures) dont le rythme aurait sans doute mérité d’être resserré. Mais portée par des acteurs et actrices sublimes dont Audrey Bonnet, Stanislas Nordey, Claude Duparfait « Mon absente » où Pascal Rambert qui a donné à chacun des personnages leurs propres prénoms, est une œuvre forte, qui serre le cœur et le corps. Une leçon de théâtre aussi.
Jean-Rémi BARLAND
«Mon absente» est coréalisée avec le théâtre du Gymnase.
«Mon absente» suivie de « Je te réponds » par Pascal Rambert est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs. 93 pages, 15 €.