On pourrait résumer l’intrigue de la pièce « Andromaque » créée devant Louis XIV le 17 novembre 1667 et qui valut à son auteur Racine d’être comparé à vingt-sept ans au grand Corneille par ces quelques mots : « Oreste aime Hermione, qui aime Pyrrhus, qui aime Andromaque, qui aime Hector… qui est mort. » Cette chaîne d’amours contrariées, qui inspirent la dramaturgie, a le don d’exacerber les passions. Englués dans le chantage, l’espoir et la désillusion, les personnages se débattent jusqu’à la chute.
Yves Beaunesne a proposé au Théâtre du Jeu de Paume d’Aix-en-Provence une mise en scène musicale servie par une scénographie subtile. Performance scénique absolue cette «Andromaque » mêle acteurs confirmés tels que Jean-Claude Drouot (Pylade), le mythique créateur de Thierry La Fronde et Christian Crahay (Phoenix) deux géants du théâtre, eux-mêmes metteurs en scène, à des jeunes interprètes tout aussi doués. On notera la justesse et la force d’Adrien Letartre surpuissant dans celui d’Oreste. Milena Csergo incarnant une Andromaque en tous points royale, est accompagnée par Johanna Bonnet-Cortès (Céphise), et Mathilde de Montpeyroux, toutes trois à la présence magnétique. Quant à Lou Chauvain, sous les traits d’une Hermione déchirée et bouleversante, elle est absolument tellurique, et inoubliable. De ce spectacle total, aux accents féministes dont on ressort secoués et qui nous persuade de la modernité de la paroles racinienne, Léopold Terlinden fascinant dans le rôle de Pyrrhus attire d’emblée les regards.
« Une grande pièce est une pièce qui interroge notre façon d’être au monde, aux autres et à nous-mêmes ».
Il apparaît et il se passe quelque chose. Acteur surpuissant Léopold Terlinden est né en Belgique à Bruxelles le 21 juillet 1992. Il a grandi dans le petit village de Nodebais, dans la campagne belge en province du Brabant Wallon. Après des études de cinéma et de sociologie/anthropologie, il a suivi une formation théâtrale de 4 ans à l’Institut des Arts de Diffusion (IAD) dans la ville universitaire de Louvain-la-Neuve, où plusieurs camarades étaient d’ailleurs originaires de Provence. Depuis la fin de sa formation en 2018, il a travaillé pour divers productions sous la direction de Jean-Michel d’Hoop, Georges Lini, Dominique Serron, Camille Sansterre, Marie-Aurore d’Awans, Yves Beaunesne, « Pour ce qui est de mes activités personnelles à venir, précise-t-il, nous tournons donc encore avec Andromaque à Lyon, à Chartres, à Thonons et à Fribourg cette saison, je reprends la tournée de Carcasse en Belgique, je me prépare pour le tournage d’un court-métrage au Caire au mois de mai et pour le début des répétitions au mois de juin d’une adaptation des « Estivants » de Maxime Gorki, dont la création est prévue à la rentrée au Théâtre des Martyrs (Bruxelles) et au Théâtre Jean Vilar (Louvain-la-Neuve). Le projet est porté par la Compagnie Belle de Nuit et mis en scène par Georges Lini, avec qui j’ai déjà eu la chance de collaborer par le passé »
Acteur et directeur d’un théâtre à Bruxelles
Par ailleurs, ajoute-t-il : « Je fais partie du collectif.jpeg avec lequel nous préparons deux nouvelles créations : « Toutes les beautés du monde »et « Trolls ». Nous y travaillons chacun en tant qu’auteur, metteur en scène et interprète. Depuis maintenant un an, je suis aussi à la direction pour un mandat de cinq ans du Théâtre de la Vie à Bruxelles au sein du collectif Ravie, ASBL (Association sans but lucratif en Belgique NDLR) dont je fais partie depuis 6 ans, qui comprend plusieurs compagnies différentes, et avec laquelle nous organisons régulièrement des festivals d’arts de la scène. C’est la première fois qu’un collectif dirige une institution culturelle à Bruxelles, c’est donc beaucoup de défis à relever mais heureusement des défis passionnants.»
Installé aujourd’hui à Bruxelles, il aime se rappeler comment Yves Beaunesne l’a choisi pour interpréter Pyrrhus et comment il y a retrouvé son collègue belge Jean-Claude Drouot. « Ma rencontre avec Yves Beaunesne a eu lieu grâce à l’audition pour Andromaque organisée par le Théâtre de Liège en 2021. Il auditionnait alors pour les rôles de Pyrrhus, Oreste, Cléone et Phoenix. L’audition s’est déroulée en 2 tours, lors desquels Yves nous dirigeait dans différente scènes de la pièce et dans divers exercices théâtraux. Nous avions également à y présenter un chanson de notre choix. Andromaque fut mon grand coup de cœur parmi la lecture des œuvres classiques pendant ma formation théâtrale, je suis donc très honoré et comblé par cette opportunité unique d’y jouer le rôle de Pyrrhus.» Quant à la présence de Jean-Claude Drouot sur scène Léopold Terlinden en est très heureux. « Je dois avouer que je suis d’une génération qui a connu Thierry la Fronde via le sketch des Inconnus avant tout. Ma première rencontre avec Jean-Claude Drouot a été avec son buste dans la salle de théâtre qui porte son nom à Lessines (en Belgique) et où j’ai joué une de mes premières pièces (In solidum) il y a quelques années. Je l’ai retrouvé une deuxième fois en regardant « Le Bonheur » d’Agnès Varda. C’est lorsque Yves m’a annoncé qu’il serait le Pylade de sa mise en scène d’Andromaque que je me suis renseigné davantage sur lui et que j’ai peu à peu réalisé son importance dans le paysage culturel franco-belge des dernières décennies. Ce qui m’impressionne énormément chez Jean-Claude comme chez Christian Crahay, le Phoenix de notre Andromaque, c’est que la passion pour leur métier semble toujours intacte, toujours intensément brûlante, et ainsi tellement communicative. Leur expérience n’a d’égale que leur humilité, tant ils se mettent au service de la pièce et de leur personnage. C’est donc une immense chance de les voir travailler, et de les écouter raconter, et raconter encore. »
Passionné de mise en scène et grand lecteur de pièces
S’interrogeant sans cesse sur son métier, la façon de le concevoir, et portant un regard aiguisé sur ceux qui l’exercent, Léopold Terlinden aime réfléchir sur ce que sont une grande pièce et un grand metteur en scène. A la question: Qu’est-ce qu’une grande pièce ? Il confie: « Je répondrai que pour moi c’est une pièce qui admet la complexité du monde, et qui nous amène vers davantage de confusion plutôt que vers des résolutions; une pièce qui ne soit pas univoque, qui interroge notre façon d’être au monde, aux autres et à nous-mêmes, et qui transforme notre rapport aux choses de la vie de façon inattendue, qui touche là où on ne l’avait pas prévu d’aller, en bousculant nos certitudes. Une pièce qui nous bouleverse dans le sens où elle nous met en désordre, nous rend plus perdus encore qu’auparavant, mais ainsi également plus vivants.»
«En tant qu’interprète, poursuit-il, une grande pièce est aussi un texte qui soit assez riche pour permettre une constante redécouverte, et dont le sens des mots nous surprend même après cent représentations. Un texte intarissable qui donne ainsi tout son plaisir au travail d’incarnation.» Pour ce qui est un un.e grand.e metteur.euse en scène Léopold répond : «C’est selon moi quelqu’un qui nous fait plonger en nous-mêmes et à la fois nous déplace hors de nous-mêmes. Il y a un point d’équilibre important entre cadre et liberté. Un cadre assez précis, contraignant, directif mais bienveillant, qui permette en son sein une exploration libre et en toute confiance, une vraie prise en charge de la part des interprètes. J’aime quand un.e metteur.euse en scène est franc, tenace, ne lâche rien tant qu’il.elle sent que les interprètes n’ont pas pu sortir le meilleur d’eux-mêmes. J’apprécie aussi qu’un.e metteur.euse en scène soit dans une constante remise en question, qu’il.elle accepte sa position de recherche et de collaboration, dans un rapport d’égal à égal, à l’écoute de son équipe.»
On le voit Léopold Terlinden est un comédien qui pense ce qu’il dit et qui sur scène pense à ce qu’il doit dire, en n’oubliant jamais d’ancrer son personnage dans une réalité terrestre intense. Pas cérébral donc, mais réfléchi et plus vivant que nature ! Un grand comédien en fait. Promis à un bel avenir.
Jean-Rémi BARLAND