« Quand on fait un spectacle autour de la chanson française il y a une interprète, auteure compositrice à qui on ne peut s’empêcher de rendre hommage. Il s’agit d’Anne Sylvestre. » Manifestations d’enthousiasme de quelques fans dans une salle de La Criée archicomble où Juliette terminait son récital programmé par Marseille Concerts.
Beaucoup d’émotion aussi, tant Anne sylvestre disparue le 30 novembre 2020 a laissé dans le cœur des gens, ceux qui doutent ou pas d’ailleurs, des sentiments d’admiration, de joie, et de respect pour son œuvre et ses combats féministes. Juliette au soir de sa mort titrait « Au revoir sorcière » allusion à sa chanson mythique « Une sorcière comme les autres » a toujours admiré la chanteuse. D’ailleurs dans son nouvel album « Chansons de là où l’œil se pose » ayant servi de base à son récital exceptionnel qu’elle propose dans toute la France avec donc une halte marseillaise à La Criée, Juliette lance avec « Poivrons » un clin d’œil à sa chère Anne Sylvestre. « J’aime pas les poivrons ,» lance-t-elle dans une petite pépite d’humour qui doit beaucoup à une fabulette d’Anne disant sa détestation… des tomates.
Un hymne aux 2CV avec une certaine nostalgie de l’enfance
Et Juliette de terminer donc son concert avec « Après le théâtre », chanson où Anne Sylvestre confiait que sur scène « on est le rêve du passant, de ses amours le remplaçant », endroit où « le bègue oublie de bafouiller, le timide est rempli d’audace, le muet peut s’égosiller. »
Perfection du texte, de la musique et de la voix Juliette voit alors la salle de La Criée se lever pour une standing ovation méritée. D’hommage dans son concert et son album il y en eut des autres lorsqu’elle reprit « Regarde bien petit » du grand Jacques Brel et « Lames » interprétée déjà autrefois qui, signée Pierre Philippe fut écrite pour Jean Guidoni. Générosité donc chez Juliette dont on se souvient qu’elle donna du titre mythique créé par Serge Reggiani «Les loups sont entrés dans Paris » une version qui donne la chair de poule.
L’univers poétique de Juliette, sa voix profonde, ses musiques troussées en orfèvre -« J’ai ressorti mon Chopin pour les harmonies de « La perruque »», dit-elle- ont sauté au cœur du public dès les premières notes échappées de son piano. Un univers se dessine alors. Celui d’une femme qui n’est pas là pour imposer, mais pour suggérer et relater une certaine nostalgie même s’il est évident que pour elle « Ce n’était pas mieux avant». Un titre faisant l’éloge de la 2 CV, véhicule générateur pour elle de souvenirs heureux, on songe cette fois-ci à Charles Trenet. « Là où l’oeil se pose», confie-t-elle dans le titre de son album et de son concert. Avec bien entendu chez elle la défense féministe de celles que l’on harcèle, qu’on maltraite. On se souvient de « Une petite robe noire » datant de 2013 qui traitait du féminicide, et là c’est « Le seigneur des mouches » (allusion au livre de Golding) une chanson en forme de valse qui fustige « ce petit con » que tout le monde a connu dans la cour de récréation. Le bully, comme disent les Américains. Ce sont ici les traces indélébiles faites par les harceleurs sur le cœur des victimes qui sont abordées sans esprit de sentence, mais en décrivant, le rire au bord du gouffre, ces instants maudits où il est conseillé de ne pas baisser les yeux. Ce dont on s’aperçoit en découvrant ce spectacle flamboyant accompagné par des musiciens d’exception c’est combien les mots ont une importance dans son univers et qu’il faut mêler quand on chante humour et émotion.
Humour et émotion
Faisant sienne cette phrase de Marguerite Yourcenar : « Il ne faut pas pleurer parce que cela n’est plus, mais il faut sourire parce que cela a été », Juliette cultive, même si elle n’a pas chanté « Procrastination », une joie d’être, présentée avec une paresse de bâtisseuse de cathédrale. Avec dans le viseur, le diable, pour des chansons sur les c(h)œurs qui battent et qui refusent d’abdiquer, où elle convoque les fantômes de la jeunesse, où elle s’amuse avec des rimes en alexandrins de la difficulté de faire rentrer la couette dans la housse. « La vie est une couette qu’il faut mettre dans la housse », écrit-elle en référence ici à Garcia Lorca. Elle taquine, elle fait rire, suscite l’émotion, l’admiration, se riant de nos bagarres quotidiennes avec la futilité. Elle qui, mi-nija mi-exploratrice adore les jeux vidéos elle nous plonge dans le virtuel pour mieux revenir au monde avec un goût pour l’aventure et la création pure. «Juliette ne tord pas les mots, elle les enlace, jongle avec, c’est une auteure sans frontière », a-t-on dit d’elle. Pas étonnant donc de l’entendre alors chanter « La madone des clébards», qui faisant allusion à une amie qui se plaignait de ne pas être harcelée dans la rue par des hommes mais d’être suivie par des chiens lui a offert ce surnom, doit beaucoup à l’univers de la romancière Colette.
Un spectacle en forme de pièce de théâtre
On notera que ce n’est pas non plus par hasard que Juliette ait choisi pour célébrer Anne Sylvestre d’interpréter « Après le théâtre ». Ce récital qui chante aussi le deuil, qui saisit le léger et le tragique de l’ordinaire dans des textes qui sont autant de comédies que des drames avec cette faculté de se saisir de n’importe quel sujet pour en faire de la dentelle, est un hymne à l’art de monter sur les planches. Un de ses complices ouvrant même le concert de coups de brigadier, cet accessoire indispensable à la machinerie théâtrale célébré par François Morel, un ami de Juliette avec qui elle a concocté « Lapins » dans son poème Augustin de Beaupré. Tout ici fait théâtre, tout ici fait sens, jusqu’à Chopin, Schubert, et le Boléro de Ravel en embuscade, pour parler de cet œil qui se pose sur le monde.
Concert du lâcher-prise, de la danse avec les démons, dont les lumières donnent naissance à ce qui ressemble à des tableaux de Turner, ce peintre qu’elle vénère, derrière la blague (elle en fait beaucoup entre les chansons) quelque chose de profond surgit en permanence. Pas d’anciens chefs d’œuvre comme « Le festin de Juliette », « Mayerling », « Aller sans retour », « La ballade d’Eole », « Les garçons de mon quartier » mais que des nouveautés extraites des deux précédents albums. Que de l’essentiel de l’inoubliable. « Y-a-t-il une vie sans le théâtre ?», concluait Anne Sylvestre dans sa chanson. Une chose est sûre ! Pour tous ceux qui aiment les « rimes féminines » la chanson française, l’art d’écrire, les musiques qui envoûtent et emportent, il n’y a pas de vie sans Juliette.
Jean-Rémi BARLAND
Album « Chansons de là où l’œil se pose » paru chez Barclay.