Publié le 11 avril 2019 à 8h45 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 23h38
Sur scène une main gigantesque sur laquelle vont grimper les protagonistes du drame. De cette tragédie devrait-on dire. En guise de décor de «Thyeste» la pièce de Sénèque qu’il nous a été donnée de voir à la Criée -et en partenariat avec le Théâtre du Gymnase coréalisateur sur le projet-, Thomas Jolly a fait dans le gigantesque. Le gigantisme, la démesure et le grandiose. Pas seulement au niveau des décors, mais des costumes, des accessoires, de sa direction des acteurs, de son interprétation d’Atrée le frère meurtrier de Thyeste à qui il servira en guise de boisson, d’un repas funeste, le sang de ses enfants mêlé au vin. Pas de minimalisme donc ! Non, et ceux qui ont pu applaudir ses deux visites Shakespeariennes sur « Richard III » et «Henry VI» savent que notre génial bonhomme ne fait guère dans le consensus tiède. Voilà un authentique créateur qui prend tous les risques, qui bouscule les codes, met le spectateur à la fois dans l’inconfort et l’extase, qui ne lui accorde aucun répit, et le surprend autant visuellement que de manière sonore. Salle plongée dans la pénombre, bruits sourds diffusés en longues boucles récurrentes, couleurs tirant sur les bleus, les jaunes, les blancs, et au final les rouges; acteurs munis de micros donnant à entendre distinctement le texte de Sénèque dans la traduction de Florence Dupont [[Traduction de la pièce en français signée Florence Dupont publiée chez Actes Sud.]]. On est scotchés, happés, et on en redemande.
Pourtant c’est à un carnage auquel nous assistons ici, celui où, un tyran ivre de pouvoir, est devenu fou quand il a appris que son frère Thyeste a séduit sa femme afin qu’elle vole pour lui dans les étables du mari trompé le bélier à la toison d’or dont Jupiter a promis la royauté à celui qui le posséderait. Pièce tragique et terrifiante, où il n’y a ni guerre, ni hiérarchie, ni oracle, mais le combat d’un frère contre un autre, où la spirale vengeresse tourne sur elle-même, «Thyeste» ainsi monté par Thomas Jolly s’inscrit dans un travail de mise en scène cohérent et de longue haleine, où ce dernier explore l’œuvre d’un auteur ayant inspiré Shakespeare. Sénèque, qui est, aux yeux de Thomas Jolly, «le poète tragique le plus clairvoyant sur notre nature violente» propose ici une «dissection quasi-chirurgicale du mécanisme qui transforme le personnage et le sort de sa condition d’Homme pour « l’élever » au rang de monstre de sang-froid.» On ne naît pas monstre… on le devient, serait-on tentés d’affirmer ainsi poussés par une pensée arrêtée incitant à la violence. Ainsi Atrée, par certains côtés pourrait très bien ressembler à chacun de nous. Saluons le jeu fantastique de tous les acteurs et actrices, la place inattendue de la musique, la scène de repas genre western antique où Thomas Jolly (Atrée) et Damien Avice (Thyeste) montre qu’ils sont de prodigieux comédiens. Une pièce grandiose où l’on casse chaque code du genre, une pièce portée ici par un art sublime et fantastique au sens quasi étymologique du terme. C’est ainsi que Thomas Jolly est, une fois de plus, immensément grand !
Jean-Rémi BARLAND