Chrétiens d’Orient : entretien avec le père Jean-Marie Mérigoux, spécialiste de l’Irak

Publié le 17 septembre 2014 à  11h41 - Dernière mise à  jour le 27 octobre 2022 à  18h11

Né en 1938, le père Jean-Marie Mérigoux est entré chez les dominicains en 1957. Il a vécu en Irak de 1969 à 1983 dans la Communauté dominicaine de Mossoul avant de rejoindre au Caire l’Institut dominicain d’études orientales (IDEO) où il a passé 22 ans. Docteur en Histoire et civilisation. Il est notamment l’auteur de «Va à Ninive», publié aux éditions du Cerf. Un ouvrage dans lequel il présente sa découverte de ce pays, l’histoire de sa propre ouverture à un monde qui l’a fasciné. Comme Dominicain, il dit son émerveillement devant les chrétientés syriaques servies par l’ordre de Saint-Dominique depuis 250 ans. Arabisant, il est passionné par tout ce que la ville de Bagdad représente pour le patrimoine culturel et religieux du monde arabe et de l’humanité. Il donne son point de vue sur la situation en Irak, en Syrie, la tragédie subit par les Chrétiens d’Irak, ainsi que les Yézidis, sans oublier les Kurdes. Il appelle à stopper l’avancée de l’État Islamique (EI). Entretien

Le père Jean-Marie Mérigoux, spécialiste de l'Irak, analyse la situation des Chrétiens d'Orient  (Photo Philippe Maillé)
Le père Jean-Marie Mérigoux, spécialiste de l’Irak, analyse la situation des Chrétiens d’Orient (Photo Philippe Maillé)
(Photo Philippe Maillé)
(Photo Philippe Maillé)

Qu’est-ce qui vous a conduit à vous rendre en Irak ?
Je suis arrivé jeune à Marseille, je me suis occupé du bidonville de Sainte-Marthe. Je suis le premier étudiant en langue arabe de la faculté d’Aix-en-Provence. Puis, j’entreprends mon noviciat à Saint-Maximin avant de poursuivre à Toulouse, au centre des Dominicains pour le Sud de la France. Je fais philosophie, théologie. En 1967 je pars en Algérie avec Pierre Claverie, Dominicain comme moi qui, après ses études en France, souhaitait retourner dans son pays d’origine. Il deviendra Évêque d’Oran avant d’être assassiné le 1er août 1996. Pour ma part je suis envoyé en Irak, pays dans lequel les Dominicains sont présents depuis 1750. Je découvre Mossoul, l’ancienne «Ninive», la ville du prophète Jonas et celle de Tobie : une ville biblique de la Mésopotamie, comme Ur et Babylone. L’apôtre Saint-Thomas (Mâr Tûma) l’a évangélisé au premier siècle, la présence des chrétiens est depuis constante. Ses anciennes églises manifestent sa vitalité chrétienne à travers les âges. Je rencontre les Catholiques : les Chaldéens, les Syriens (Syriaques) catholiques, les Arméniens catholiques et les Latins catholiques. Mais aussi l’Église assyrienne : issue de l’ancienne tradition nestorienne. Ainsi que les Orthodoxes que sont les Syriens (Syriaques) orthodoxes et les Arméniens grégoriens. Je rencontre les Dominicaines qui enseignent, soignent. Et, pour mesurer le niveau d’intégration, il faut savoir que ces dernières avaient créé les premières écoles de filles, les premières infirmeries et hôpitaux. Elles sont aujourd’hui chassées, réfugiées dans le Nord, au Kurdistan, avec les 50 000 Yézidis et 150 000 Chrétiens. Pour comprendre l’ampleur de la tragédie en cours il importe de rappeler que Bagdad comptait, voilà quelques années, 10% de Chrétiens. Une implantation historique puisque la ville, depuis sa fondation en 750, était la capitale du catholicisme mésopotamien et rayonnait sur toute l’Asie. Il importe d’ajouter que la communauté juive, jusqu’à la création d’Israël, en 1948, était aussi importante. Juifs et Chrétiens avaient en commun l’araméen, la langue de Jésus. Langue toujours parlée par les Chrétiens d’Irak. Avec le conflit Iran/Irak, la guerre du Koweit, nombre d’entre-eux sont partis vers les États-Unis, le Canada, l’Allemagne, la France, la Suède, et ils ont conservé cette langue pour converser entre eux.

Mais qu’elles étaient les relations entre Chrétiens et Musulmans à l’époque où vous étiez en Irak ?
Bien-sûr les Chrétiens savaient être minoritaires. Mais, lorsque j’ai quitté Mossoul en 1983, et j’étais alors le dernier étranger, les relations entre les communautés étaient encore bonnes. Il faut, à ce propos, rappeler qu’en Irak, comme en Syrie, le parti Baas était au pouvoir. D’inspiration socialiste, laïque, ce mouvement a été créé en 1947 par des intellectuels au rang desquels un chrétien orthodoxe : Michel Aflak.
Si ce Parti s’est fortement éloigné de ses valeurs fondatrices, tant en Irak qu’en Syrie, il a toutefois vu sa dimension laïque perdurer. Saddam Hussein avait même publié un décret indiquant que les Juifs arabes avaient toute leur place en Irak, car, pour lui, il y avait des Musulmans, des Chrétiens et des Juifs arabes. En Irak, les villages étaient soit Musulmans, soit Zidis, soit Chrétiens, contrairement à ce qui se passait en Égypte et ces 8 millions de chrétiens où, dans les villages, les communautés vivaient ensemble. Les communautés vivaient en bonne intelligence et je me souviens que les Musulmans venaient chez les Chrétiens pour leurs fêtes.

Comment la crise, les affrontements religieux ont-ils pu s’installer ?
Il faut rappeler que l’Iran voisin est Perse, l’Irak Arabe, l’Iran Chiite, l’Irak majoritairement Sunnite. En 1979, le Shah d’Iran est renversé par la révolution islamique. L’ayatollah Khomeini proclame la république islamique après le départ forcé du souverain déchu, en février 1979. Un Khomeini qui s’était exilé en Irak de 1964 à 1978. Il est alors expulsé par Saddam Hussein qui sent le danger que représente la révolution islamique, les menaces qu’elle fait peser sur l’Irak. Et la guerre éclate, elle oppose l’Iran à l’Irak entre septembre 1980 et août 1988. Elle est terrible, avec un régime de Bagdad qui utilise notamment les armes chimiques contre les Iraniens mais aussi les kurdes. Puis, il y a eu l’invasion du Koweit et l’intervention occidentale contre l’Irak avant la troisième guerre du Golfe, en 2003 avec les résultats que nous connaissons aujourd’hui. En Syrie, il est clair pour moi que nous nous sommes trompés. Je n’entends pas plus défendre le régime El Assad que celui de Saddam Hussein mais, là encore, je crains que ce ne soit pas la démocratie mais les chars qui arrivent. En Syrie l’opposition est multiple et on sait les massacres qui se produiront si les islamistes prennent le pouvoir, des islamistes qui sont à l’œuvre en Irak où ils ont récupéré quelques cadres de l’armée de Saddam Hussein. Ils ont pris Mossoul en faisant régner la terreur, en coupant des têtes. Les Chrétiens ont le choix entre la conversion à l’Islam ou la mort.
Et là, comment ne pas voir que les Chrétiens, malgré leurs demandes, n’ont pas obtenu d’armes de l’Occident jusqu’à ces dernières semaines, pas plus que les Yézidis ou les Kurdes contrairement aux forces de l’État Islamique. Il faut aider les Kurdes à reprendre la plaine de Mossoul, ils sont les acteurs locaux les plus à même de se protéger et de protéger les Chrétiens et les Yézidis. Entre temps, il faut aussi loger, nourrir, ses populations qui ont tout perdu. Et je tiens à affirmer à ce moment de mon propos, que la question n’est en rien l’Islam, il n’y a rien de religieux dans ce Califat qui fait trembler l’immense majorité des Musulmans. Qui a-t-il de religieux dans des gens qui décapitent, vendent les femmes Yézidis sur le marché de Mossoul, tuent les enfants ? Rien. Et là encore il importe de dire que lorsque les jeunes musulmans refusent de s’enrôler dans leur rang, ils se font tuer à la chaîne. Nous sommes devant un crime contre l’humanité. Il faut arrêter l’État islamique. Il faut arrêter de l’armer, de le financer.

Vous dites que l’État Islamique n’a aucun rapport avec l’Islam, à ce propos pouvez-vous nous expliquer ce qui s’est produit à la « mosquée-mémorial » de Jonas/Yûnis ?
Le 24 juillet 2014, il s’est passé un événement hallucinant, inimaginable : la « mosquée-mémorial » de Jonas/Yûnis, celle de ce prophète qui était devenu pour le peuple ninivite l’annonciateur de la Miséricorde de Dieu, al-Rahmân al-Rahîm, ce haut lieu de la tradition biblique et coranique, a été dynamité. On ne peut justifier une telle injure faite à un personnage vénéré par les juifs, les chrétiens et les musulmans : marteler à la pioche son tombeau, faire exploser sa mosquée, c’est un affront envers trois religions et envers le patrimoine spirituel et culturel de la civilisation.
Si les Chiites en Irak vénèrent dans la mosquée de Nadjaf le tombeau d’Ali, et à Karbala celui d’Husayn, il en va autrement dans la tradition sunnite pour laquelle une mosquée ne peut pas être un lieu de sépulture. Toutefois il y a des exceptions : à Hébron, le tombeau d’Abraham se trouve dans la mosquée qui porte son nom : Masjid Ibrahim. Dès lors, comme la théologie musulmane proclame que tous les prophètes sont égaux, on peut se demander pourquoi le prophète Jonas/Yûnis n’aurait-il pas eu les mêmes droits que le prophète Abraham. Si une école juridique n’admet pas cette égalité, elle aurait pu suggérer le transfert de la tombe de Jonas dans un autre lieu, sans détruire la mosquée.
Et je me souviens que, chaque année, au moment du Pèlerinage, le Hajj, on voyait passer à Mossoul de nombreux cars de pèlerins qui, de Turquie, se rendaient à la Mecque en faisant pieusement une halte à Nabi Yûnis. On disait à Mossoul que sept visites à cette mosquée, équivalaient à un pèlerinage à la Mecque.

Propos recueillis par Michel CAIRE

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