Chronique littéraire de Christine Letellier : Le Marathon des prix

Publié le 16 octobre 2017 à  12h01 - Dernière mise à  jour le 28 octobre 2022 à  17h41

(Photo C.L.)
(Photo C.L.)
La course aux prix littéraires est lancée avec une sélection en trois étapes : 10 titres en lice pour la première sélection, trois de moins pour la seconde et au final ils ne seront plus que trois ou quatre pour décrocher le Graal. Qui emportera le Goncourt cette année? Qui se consolera avec le Renaudot ?

François-Henri Désérable (Photo Francesca Mantovani - éditions Gallimard)
François-Henri Désérable (Photo Francesca Mantovani – éditions Gallimard)
A suivre de près un certain François-Henri Désérable, jeune auteur à succès, coqueluche des faiseurs de prix -il obtient 7 nominations sur 7 listes- Il est le seul à avoir un départ aussi fulgurant. Lui-même est un personnage de roman, avec sa silhouette fluide, ce beau visage tout en douceur, il n’en est pas moins ancien joueur de hockey professionnel ! Et férocement accro à ce sport. Après le succès d’«Évariste», livre qu’il a consacré au prodige des mathématiques, Évariste Gallois, il s’est laissé envoûter par un certain M.Piekielny cité par Romain Gary dans «La Promesse de l’aube». Qui était-il ce brave homme ? A priori un voisin à Wilno, en Lituanie, du futur écrivain-diplomate, ville où il a vécu de 1921 à 1925. Né le 8 mai 1914, l’auteur «des racines du Ciel» s’appelait à l’époque Roman Kacew. Reste à savoir si ce Piekielny est une invention de Gary, prestigieux et notable affabulateur, ou s’il a existé et lui a effectivement demandé: «Quand tu rencontreras des grands personnages, promets-moi de leur dire : au n° 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait M.Piekielny». Il est à l’époque un petit garçon de 9 ans en culottes courtes, qui s’empiffre de rahat-loukoums et à qui sa mère a prédit un avenir flamboyant.

Une partition volubile

La grande liberté d’écriture de François-Henri Désérable est son atout majeur. En essayant de retrouver les traces de ce fameux M.Piekielny, s’autorisant tout, faisant un pied de nez à la vérité vraie -la force de la littérature n’est-elle pas de tout se permettre?- il met en scène et revisite les grands moments de la vie de Romain Gary, résistant, ambassadeur de France, écrivain, prix Goncourt pour «Les Racines du Ciel» en 1956, Chevalier de la Légion d’Honneur…- Une narration croisée autour du symbole de la mère qui veut à tout prix la réussite de ses enfants. La mère de Romain Gary qui aurait pu dire en apprenant qu’il avait eu le prix Goncourt «Mon fils est devenu Victor Hugo» ; celle de l’auteur qui, après trois ans de labeur et vingt lettres de refus des maisons d’édition contactées par son fils l’enjoignit de laisser là ses chimères pour regagner dare-dare «le droit chemin de la faculté du droit».
Quant à la «livraison» de cette fameuse phrase que Romain Gary se serait engagé à porter aux grands de ce monde, il affirme s’en être toujours acquitté… Si bien que l’étape du dîner de Romain Gary à la Maison Blanche, que relate François-Henri Désérable, est presque crédible. Drôle aussi lorsque John Fitzgerald Kennedy qui l’accueille avec Jean-Seberg propose en fin de repas (largement commenté par l’auteur) de terminer la soirée dans le salon pour fumer un cigare. Et ce sera forcément un choix de cigares Made in USA. C’est alors que Romain Gary sort de sa poche son étui à cigares de Havane, importés clandestinement de Cuba… et demande au Président :«Voulez-vous, Président, un vrai cigare» alors qu’il en a interdit l’importation, un ange passe, gros silence et finalement Kennedy finit par répondre «volontiers ». Soulagé, Gary n’avait plus qu’à lui livrer la fameuse phrase qui finit de convaincre le président que cet homme-là était décidément étrange et la soirée se termina dans les volutes des cigares de Havane à la Maison Blanche…

Naître ? ou renaître ?

Qu’importe finalement que Piekielny ait existé ou pas, ce petit homme qui «ressemblait à une souris triste» et dont on ne sait pas qui il était, un barbier, un violoncelliste ou l’incarnation d’un personnage de Gogol, fantôme de la littérature russe. En écrivant le nom de Piekielny sur la page, Gary le fait-il naître ? Renaître ? Et si, s’interroge l’auteur, ce M.Piekielny incarnait les juifs de Wilno, qui ont été massacrés pendant la guerre. Ce livre passionnant c’est un peu le jeu des boîtes qui s’emboitent et dont on n’a pas envie de sortir. Où commence la vérité ? Ou commence le mensonge ? On peut aussi supposer que cette phrase «de la souris triste» était un code secret entre Gary et les grands de ce monde. De Gaulle qui le décora en 1945 sous l’Arc de Triomphe, la reine d’Angleterre lorsqu’il était à l’ambassade de Londres…
Et si tout simplement on voulait bien admettre que cette phrase insolite sur laquelle est bâti ce livre est «vraie parce qu’elle a été inventée». Qu’importe ! On se laisse porter par ce flou continu. Un bel exercice d’écriture en trompe l’œil, joueuse et dévorante.
«Un certain M.Piekielny» de François-Henri Désérable, Ed Gallimard, 262 p. – 19,50 €


Renaudot, Femina, Médicis, Interallié, Académie Française …

Philippe Jaenada ©Astrid di Crollalanza
Philippe Jaenada ©Astrid di Crollalanza

Si François-Henri Désérable obtient 7 nominations sur 7 listes, il n’est pas le seul à être plusieurs fois cités. Philippe Jaenada revient, deux ans après «La petite femelle»(Julliard), remarquable reconstitution d’un fait divers, avec cette fois une affaire qui explose en pleine Occupation.
Octobre 1941, le décor est planté. Nous sommes au château d’Escoire, près de Périgueux, propriété de George Girard, haut fonctionnaire du gouvernement de Vichy. C’est à la demande de son fils Henri qu’il se rend le 24 octobre au château. Un orage, une nuit tragique, à l’exception d’Henri, les habitants du château, le père, sa fille et l’employée de maison, sont horriblement assassinés à coups de serpe. Les soupçons se portent sur le fils, logeant dans une autre aile du château et indemne. Près de 650 pages d’enquête, de témoignages, nul ne saura jamais qui était l’assassin. Henri, acquitté en l’absence de preuves, a refait sa vie en devenant romancier populaire, il est notamment l’auteur du «Salaire de la peur». De livres en livres, depuis Bruno Sulak, Philippe Jaenada s’impose comme l’un des meilleurs enquêteurs-conteurs. Il est sur la 1ère liste du Goncourt, du Goncourt des lycéens, du Renaudot, du Femina et du Grand Prix de L’Académie Française.
«La Serpe» de Philippe Jaenada, Julliard, 648 p. 22 euros


Autres auteurs bien placés

Ils n’affichent pas moins de 5 nominations comme Philippe Jaenada : ce sont notamment Alice Zeniter qui a tout pour obtenir une consécration. Son livre «L’art de Perdre» est une superbe fresque familiale partie du fin fond de la Kabylie dans les années 1930 et qui court jusqu’au Paris d’aujourd’hui. Une fresque familiale qui déroule sa force romanesque sur 500 pages en trois parties. Une femme qui s’interroge sur ce qu’était la vie des Harkis, vie de son grand père, sur les silences de cette vie ordinaire, rude, malmenée par les soubresauts de l’Histoire. Qui veut connaître de 1930 à aujourd’hui les métamorphoses de sa famille alors que tous les anciens ont disparu.
« L’art de perdre » par Alice Zeniter, Flammarion, 512 pages 22 €
5 nominations également pour Olivier Guez pour « La Disparition de Joseph Mengele» (Grasset) ; de même pour Yannick Haenel pour «Tiens ferme ta couronne» (Gallimard) ainsi que Kaouther Adimi pour «Nos richesses» (Seuil)


L’Algérie, celle d’hier et d’aujourd’hui avec trois auteurs très bien placés.

Kamel Daoud d’abord. Au mieux de sa forme avec « Zabor ou les Psaumes» ( Ed. Actes Sud) deux ans après avoir reçu le Goncourt du premier roman 2015 pour «Meursault, contre-enquête». On est plus proche ici d’un conte, d’une fable avec des résonances sur la puissance de l’écriture, celle de Zabor enfant épileptique orphelin de mère et rejeté par son père, qui écrit pour sauver les autres, utilisant la langue prodigieuse des anciens colons capable de repousser la mort, de guérir les agonisants. L’écriture, la narration, ces femmes recluses, répudiées, ces haines familiales, ce village, Aboukir des années 1980, revisité par l’auteur, sont une vibrante incantation à la Bible, à la religion comme à la mythologie des Mille et une Nuits. Dans ce bled écrasé de soleil, quelque part dans l’ouest Algérien, le jeune Zabor apprend le français en déchiffrant tout seul des livres abandonnés par les anciens colons. «Une langue qui lui apparaît dans toute sa splendeur et lui ouvre des horizons qu’il ne soupçonnait pas, la mer, le sable, les îles, le désir du monde et de ses plaisirs « lire permet de dévoiler les femmes, de découvrir le désir »».
«Zabor ou les psaumes» de Kamel Daoud, 336 p. Actes Sud, 21 €


A découvrir aussi « Un loup pour l’homme » de Brigitte Giraud

Brigitte Giraud ©Astrid di Crollalanza/ Flammarion
Brigitte Giraud ©Astrid di Crollalanza/ Flammarion

Printemps 1960, un couple sur le quai d’une gare française, Lila et Antoine, tout juste mariés, vont devoir se séparer. Antoine doit rejoindre le contingent en Algérie et l’hôpital militaire de Sidi-Bel-Abbès. Il a fait une formation d’infirmier ambulancier de guerre pour ne pas avoir à manier les armes. Se faisant, il ne réalise pas qu’il va devoir vivre au rythme des attaques, des explosions, être directement confronté à la conséquence des armes, de leur utilisation dans un conflit qui ne veut pas encore être appelé guerre. Avec une plume sensible et forte Brigitte Giraud raconte une génération embarquée dans une histoire qui n’était pas la sienne.
« Un loup pour l’homme » de Brigitte Giraud, 246 p, Flammarion, 19€
Christine Letellier

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