Chronique littéraire de Jean-Rémi Barland. ‘Le silence et la colère’ de Pierre Lemaitre qui traite les Trente Glorieuses avec panache

Publié le 24 janvier 2023 à  18h22 - Dernière mise à  jour le 8 juin 2023 à  15h29

D’emblée, on est saisis. Le livre est jubilatoire, et le bonheur de lecture va durer 580 pages. Nous voilà pris dans une succession d’événements, un souffle qui renverse…

Pierre Lemaitre,  une sorte d’Emile Zola du XXe siècle. (Photo Bruno Levy)
Pierre Lemaitre, une sorte d’Emile Zola du XXe siècle. (Photo Bruno Levy)

Après la trilogie des «Enfants du désastre» qui couvrait l’entre-deux-guerres, Pierre Lemaitre s’est attelé à une tétralogie consacrée aux Trente Glorieuses. Dans «Le Grand monde», il saluait le roman d’aventures. Avec «Le silence et la colère» le deuxième volet de cette saga tenu par des dialogues flamboyants, il se place résolument dans le sillon du roman social. Nous retrouvons au centre du récit une famille française présentée dans le premier tome et l’occasion pour l’auteur de répondre (ou pas) de manière précise à des questions restées en suspend.

On avait en effet laissé les membres de la famille Pelletier entre drame collectif à la suite de la disparition d’Étienne du côté de Saïgon et espoirs individuels loin du Beyrouth familial. A chaque génération son scandale d’État et les Pelletier au milieu. L’aîné cherchait à échapper aux conséquences de ses pulsions, le cadet se rêvait journaliste de renom, la petite sœur déterminée à se frayer un chemin personnel et des parents experts en chape de plomb. Ainsi la destinée des personnages du roman est naturellement affectée par les transformations de l’époque dans laquelle ils évoluent.

Les voilà quatre ans après, avec cette fois-ci comme point d’ancrage narratif principal Hélène, qui devenue journaliste, est envoyée en reportage sur la construction d’un barrage qui va entraîner l’engloutissement de la contrée imaginaire de Chevrigny, réplique très réel du village de Tignes disparu en 1952, dans des conditions semblables.

Place aux femmes

Sujet central de la réflexion de Pierre Lemaitre la présentation des grands projets industriels nés du besoin d’énergie et l’exode rural qui y furent liés, se double d’une étude très précise et en même temps très romanesque du combat des femmes pour le droit de disposer de leur corps. On verra comment la question de l’avortement est donc centrale, Hélène se retrouvant enceinte par accident, cherchant une solution dans une période plus que répressive en la matière.

Des femmes nous en croisons beaucoup dans le roman où l’on verra Jean Pelletier dit Bouboule, qui, marié à la terrifiante Geneviève, en balancera une du rapide Charleville-Paris. Si d’autres sont mortes sous ses mains, dont la comédienne Mary Lampson, la dénommée Antoinette Rouet couturière âgée de vingt-cinq ans, survivra quant à elle de sa chute du train. Et les enquêteurs prêts à l’interroger une fois qu’elle sera sortie du coma. Les femmes toujours avec Nine, combattante de la liberté, qui noue une histoire d’amour compliquée avec François le frère d’Hélène, journaliste dans le même quotidien que sa sœur.

Les femmes encore avec la propreté des Françaises, sujet assez peu abordé, on les retrouve dans «l’épopée» des «Savons du Levant, Savons des gagnants», mais aussi des femmes malmenées par leur contremaître et à la tête d’un mouvement social dans un grand magasin aux méthodes promotionnelles très innovantes. Ce que montre également «Le silence et la colère» c’est à quel point les Trente Glorieuses furent la période du développement du sport-spectacle avec par exemple les exploits de Marcel Cerdan, Raymond Kopa ou Jacques Anquetil. Ici le boxeur s’appelle Lucien Rozier, et c’est son patron Louis Pelletier, le père du clan Pelletier qui tentera à Beyrouth d’en faire un champion. Saga familiale autant que chronique à la Balzac d’un monde qui s’écroule, sur les ruines desquelles un autre renaît, «Le silence et la colère» campe à chaque chapitre des dizaines de personnages colorés, surprenants, attachants.

Françoise Giroud en ombre chinoise

Si l’on songe beaucoup à Françoise Giroud sous les traits du personnage de Hélène, (rappelons que c’est elle qui écrivit pour le magazine «Elle» un article sur l’hygiène douteuse des Françaises, liée à l’insalubrité des logements et la rareté des salles d’eau, article reproduit par Pierre Lemaitre en fin d’ouvrage), «Le silence et la colère» n’est en rien un roman à clefs. C’est une fabuleuse saga familiale et politique où l’on croisera aussi un chat prénommé Joseph, et un ingénieur au nom de Destouches porteur d’un lourd secret. «Mon projet n’est pas raconter le siècle mais plus modestement de le feuilleter et de m’amuser à feuilleter.. quelques genres littéraires», précise Pierre Lemaitre adepte de Dumas, et expert en l’art du roman-feuilleton de vaste ampleur et de large ambition.

Un Pierre Lemaitre au sommet de son art, qui comme Zola l’avait fait avec ses Rougon-Macquart pour le XIXe siècle devient au fil de ses publications, le romancier du XXe siècle. Deux autres romans suivront «Le silence et la colère», et clôtureront la période. L’ensemble de sa plongée romanesque débutée en 1900 sera achevée avec une dernière trilogie consacrée aux années 1970-1990. Soit dix tomes en tout. Avec «Le silence et la colère» Pierre Lemaitre comme il le dit lui-même se trouve à mi-chemin du parcours. Au milieu du gué…. Vite que la traversée reprenne !
Jean-Rémi BARLAND

«Le silence et la colère» par Pierre Lemaitre – paru chez Calmann-Lévy – 580 pages, 23,90 €.

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