Chronique littéraire de Jean-Rémi Barland. Les quatre finalistes du Goncourt 2020 sont…

Publié le 1 novembre 2020 à  12h06 - Dernière mise à  jour le 31 octobre 2022 à  12h19

Qui pour succéder à Jean-Paul Dubois comme lauréat du Prix Goncourt 2020 ? On devait le savoir le 10 novembre prochain, mais par solidarité avec les libraires contraints de fermer boutique durant tout le confinement nouveau les dix jurés de l’Académie présidée par Didier Decoin ont décidé de reporter l’annonce de l’heureux élu. Comme l’ont fait les autres jurés à l’exception des dames du Femina soucieuses d’elles-mêmes plutôt que des souffrances du monde de la culture qui donneront leur Prix 2020 dès ce lundi et sans doute (allons-y d’un pronostic) à Serge Joncour. A ce sujet certains écrivains et pas des moindres ont proposé de rebaptiser le Prix Femina en « Prix Amazon » puisque seule cette enseigne pourra continuer à vendre des livres durant la période de confinement nouvelle.

Djaïli Amadou Amal © D.R/Emmanuelle Collas - Camille de Toledo @Francesca Mantovani/Gallimard - Maël Renouard © JF Paga/Grasset - Hervé Le Tellier @Francesca Mantovani/Gallimard
Djaïli Amadou Amal © D.R/Emmanuelle Collas – Camille de Toledo @Francesca Mantovani/Gallimard – Maël Renouard © JF Paga/Grasset – Hervé Le Tellier @Francesca Mantovani/Gallimard

Pour le Goncourt on pourra regretter de voir sortir de la liste finale «Héritage» de Miguel Bonnefoy une pure merveille qui nous entraîne au Chili avec pour personnages principales de magnifiques femmes dont une devenant aviatrice. Il y avait longtemps que je n‘avais pas été secoué par pareil texte, et eu envie de revenir sur chaque page et d’en ralentir la lecture. On déplorera aussi l’absence depuis le début de Franck Bouysse dont le roman «Buveurs de vent» est également poignant, solaire, magnifique. L’auteur qui frappa l’an dernier les esprits avec «Né d’aucune femme» signe avec ce nouveau roman une sorte de western et thriller familial ayant pour personnage central un certain Joyce un être maléfique tyran ayant fait main basse sur la ville et qui se retrouvera en face d’une femme et d’une famille déterminés à le déchoir de son trône. Mais au regard des quatre finalistes on pourra affirmer que ce sont quatre romans fort intéressants qui restent dans le dernier carré des prétendants au Goncourt 2020 [[Mon roman préféré : «L’historiographe du Royaume» de Maël Renouard – Le favori du Goncourt 2020 : «L’anomalie» de Hervé Le Tellier.]]. Avec dans l’ordre alphabétique.

Djaïli Amadou Amal : «Les Impatientes» paru aux éditions Emmanuelle Collas – 246 pages – 17€

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C’est le genre de roman que l’on aimerait volontiers ne pas lire. Non pas en raison de son style (il est d’une puissance rare), ni de l’agencement de son récit (toujours inventif) mais parce qu’il décrit avec minutie ce que l’homme a de plus mauvais en lui. Si un jour «Les impatientes» de Djaïli Amadou Amal devenait obsolète et se signalait comme une description de faits passés et révolus, nous aurions fait alors un formidable bond en avant dans le respect que l’on doit aux femmes. Nous n’en sommes hélas pas là, et nous recevons du coup ce témoignage incandescent avec effroi, colère, respect aussi pour celle qui l’a composé, qui fait preuve d’authenticité et non de voyeurisme. Ces deux dernières qualités ne suffisent pas à signaler en elles-mêmes un texte littéraire, «Les impatientes » s’imposant comme une bouleversante fiction peu fictive et plus vraie que nature. Absolument pas trafiqué ce long plaidoyer pour les victimes de la polygamie, du viol conjugal, du mariage forcé, fruit d’une auteure qui sait très bien de quoi elle parle. Né dans l’extrême nord du Cameroun Djaïli Amadou Amal est peule et musulmane. Mariée à dix-sept ans elle a connu toutes les épreuves endurées par les femmes au Sahel, et son roman brisant les tabous ausculte en profondeur le drame qu’est la condition féminine dans cette région du monde. Et ailleurs également car «Les impatientes» a valeur d’universalité et sans exécuter d’innombrables effets de manche langagiers, l’auteure montre sans démontrer, ce qu’elle décrit avec minutie suffit à indigner tous et chacun. Trois femmes apparaissent ici. Trois histoires, trois destins, liés et reliés par la même souffrance. Un roman terrible qui a valeur de témoignage, mais qui est loin d’être favori.

Camille de Toledo : «Thésée, sa vie nouvelle» paru chez Verdier – 252 pages – 18,50 €

Camille de Toledo
Camille de Toledo

C’est un livre bouleversant mais pas facile d’accès. Dans la droite ligne de « La chambre claire » de Roland Barthes ou de son propre ouvrage « Le livre de la faim et de la soif » Camille de Toledo propose avec «Thésée, sa vie nouvelle» des entrées de lecture tenant à la fois de la représentation poétique, cinématographique, théâtrale, historique. «J’aime les livres qui nettoient les yeux », aime-t-il répéter l’illustrant avec la typographie du roman qui bousculant les codes en vigueur blackboule ponctuation, renvois à la ligne, paragraphes bien distincts. Ainsi une photo, le manuscrit d’un ancêtre qui a vécu dans la première moitié du XXe siècle, des lettres datant de la première guerre mondiale, des archives, s’entrecroisent dans un large mouvement où les textes et les images sont présentés sur le même plan. Rendant ainsi vivante la traversée des hantises du siècle dernier qui demeure la sève nourricière du récit. Comme si la philosophie esthétique du projet était de marquer, presque au fer rouge, les traces qui nous construisent. Il y a autant de matières brassées dans le livre que de chapitres et d’évocations d’émotion. Aux racines de ce dispositif on trouve un certain Thésée, narrateur du roman un homme accablé de chagrin, qui décide après une succession de drames de «traverser les eaux noires du temps». C’est un homme quittant en 2012 une ville de l’Ouest pour s’en aller vers l’Est afin de mener «une vie nouvelle». Il a perdu des membres de sa famille dont son père, sa mère et un frère qui s’est suicidé. Cette énergie de la fuite pour oublier va conduire le narrateur à un écroulement total, à un effondrement corporel absolu, que nous suivons avec émotion, tant l’écriture de Camille de Toledo, loin d’être intellectualiste se révèle sensuelle, onirique, et chargée de métaphores. Pur chef-d’oeuvre pour les uns, livre tarabiscoté pour les autres, c’est en tout cas un roman poignant qui laisse des traces.

Hervé Le Tellier : «L’anomalie», paru chez Gallimard, 332 pages, 20 €

Hervé Le Tellier
Hervé Le Tellier

«Tous les vols sereins se ressemblent. Chaque vol turbulent l’est à sa façon. » Par ce clin d’œil à la première phrase d’Anna Karénine : «Les familles heureuses se ressemblent toutes. Les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon», Hervé Le Tellier dévoile une partie de la structure de son roman «L’anomalie», qui demeure à mes yeux le favori du Goncourt 2020. Dans le ciel un avion disparaît et un autre totalement semblable resurgit trois mois après avec les mêmes passagers. Comment est-ce possible ? C’est un des moteurs de ce roman se déroulant en 2021 qui pour reprendre aussi un titre de Calvino pourrait s’appeler «Si par une nuit d’hiver deux-cent-quarante-trois voyageurs». Un livre fulgurant qui s’impose aussi comme un roman d’amour offrant comme un autre clin d’œil la réplique du début d’Aurélien d’Aragon, avec ici cette phrase : «La première fois qu’Adrien avait vu Meredith, il l’avait trouvée franchement laide.» En dire plus reviendrait à dévoiler l’épilogue incroyable de ce roman scientifico-politique d’une intelligente diabolique. Pour l’émotion c’est autre chose et on peut même se désintéresser du destin particulier des uns et des autres, et même rester à l’extérieur d’une narration mettant l’émotion à distance. Un tour de force narratif pour un récit souvent drôle où le style épouse la pensée de chaque protagoniste décrit avec un soin particulier. Un roman situé en 2021 riche en trouvailles d’écriture et de construction qui se rapproche des ouvrages de Perec ou de ceux des membres de l’Oulipo.

Maël Renouard : «L’historiographe du Royaume» paru chez Grasset – 330 pages – 22 €)

Maël Renouard
Maël Renouard

Ralentir grand roman, puissant à situer entre les « Mille et une nuits» et les Mémoires de Saint-Simon. Le narrateur s’appelle Abderrahmane Eljarib. A compter du 1er septembre 1968, Sa Majesté Hassan II le nomme « historiographe du Royaume ». Non pas historiographe du roi comme le furent Boileau et Racine sous Louis XIV ou Voltaire sous Louis XV, ses missions étant diverses et non pas naturellement régies par une définition précise. De son parcours étonnant, le faisant passer de l’exil aux lambris du pouvoir, et vice versa, il a tiré une longue confession. Prenant sa source dans la réalité du règne d’Hassan II épousant le style du XVIIe et XVIIIe siècle, dans le sillage par exemple de «Manon Lescaut » et «Histoire d’une Grecque moderne» deux chefs-d’œuvres de l’Abbé Prévost ou encore du «Siècle de Louis XIV » de Voltaire le roman utilise très peu de métaphores. Rappelons que c’est une des caractéristiques de la langue classique (il n’y en a aucune dans « La princesse de Clèves». Des dialogues réduits à presque rien (dans les «Mémoires d’Hadrien» de Marguerite Yourcenar auquel le roman fait songer…), nous cheminons dans les méandres d’une longue expression de soi. Pages sublimes sur l’exil, sur la passion amoureuse du narrateur pour Morgiane la femme qu’il souhaite épouser, récits dans le récit avec des paragraphes consacrés à la présence de la France au Maroc, grands thèmes abordés comme l’arbitraire, et la violence inhérente aux destins de ceux qui se trouvent dans l’entourage des « grands » comme on dirait au XVIIe siècle, « L’historiographe du Royaume» ne peut se réduire à une seule lecture. En maître artificier du roman à tiroirs, Maël Renouard multiplie étonnantes scènes d’action, parmi lesquelles on voit Hassan II se déplaçant comme le Calife de Bagdad des «Mille et une nuits» déguisé en homme du peuple, et portraits d’êtres complexes saisis en mouvement. Le narrateur est un ambitieux intellectuel très cultivé qui écrit des poèmes et une pièce de théâtre sur Sertorius, qui à partir de 1972 ne sera plus un lettré aux mains pures. C’est un homme au regard tourné vers le roi que l’auteur s’abstient de juger à grands coups de dénonciations grandiloquentes. Montrant mais ne démontrant pas, ce qui est l’essence même de la littérature, ce roman qui cite «Le rivage des Syrtes» de Julien Gracq et rend un hommage discret à l’écrivain Pierre Benoit, l’auteur de « L’Atlantide». Malgré son foisonnement sa richesse de style et son érudition presque obligée (on ne peut en effet pas reprocher à un narrateur historiographe de faire des développements historiques), ce roman à l’écriture fluide demeure facile d’accès et se dévore avec bonheur. Comme quoi on peut faire de la grande littérature sans ennuyer quiconque et en s’adressant à tout types de lecteurs. Une réussite absolue !
Jean-Rémi BARLAND

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