Chronique ukrainienne de Bernard Valero : les Européens face au risque de la division

Publié le 9 avril 2022 à  18h37 - Dernière mise à  jour le 29 novembre 2022 à  12h28

Brutalement confrontés à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les Européens ont aussitôt manifesté une rare et vigoureuse réaction au lendemain du 24 février : condamnation de cette violation du droit international, dénonciation de Poutine, adoption de trains de sanctions plus sévères les unes que les autres, mobilisation de l’aide humanitaire, accueil du flot de réfugiés, fourniture d’équipements militaires à Kiev (Kyiv nom officiel depuis 1995) , la palette de décisions rapidement et unanimement adoptées et mises en œuvre a été très large et n’a cessé depuis de s’étendre. S’adressant en visio au Parlement européen, le cœur de la démocratie européenne, le Président Zelensky avait pu mesurer, le 1er mars, le degré de solidarité et de soutien des Européens.

Bernard Valero © Destimed
Bernard Valero © Destimed

Le temps s’écoulant, et tandis qu’il déclinait son « opération militaire spéciale » sur un chapelet d’horreurs, Poutine a vu ce qu’il estimait au départ devoir être une promenade militaire devenir progressivement un calvaire tant se révélait forte et courageuse la résistance de tout le peuple et de toute la Nation ukrainiens, soudés aux côtés de leur armée. Les crimes de guerre perpétrés par les soldats russes à Boutcha sont venus cristalliser la détermination des Ukrainiens à résister jusqu’au dernier, comme l’illustre tragiquement la résistance désespérée des derniers défenseurs de Marioupol.

Le conflit s’enlisant sur le terrain, quelques failles ont commencé à apparaitre dans les rangs européens et des fêlures sont venues progressivement altérer la belle unité initiale des 27. C’est sur le rapport à Moscou des uns et des autres que certaines nuances se sont mues en différences. Il faut souhaiter, mais surtout agir, pour que celles-ci ne cèdent pas le pas aux divisions.

Une grosse fêlure

Sur une posture très dure contre Moscou, et notamment suivie par les États baltes, la Pologne, qui craint pour sa propre sécurité, est littéralement entrée en croisade contre Poutine, tandis que tout à côté, la Hongrie, dirigée par le très nationaliste et autoritaire Viktor Orban, ne cesse de cultiver sa proximité dans tous les domaines avec la Russie. Intéressant de noter qu’à la suite de sa nette victoire aux élections législatives du 3 avril, le Premier ministre hongrois a été aussitôt et chaleureusement félicité par le Président Poutine.

De l’eau dans le gaz russe

Sur le terrain des sanctions, des différences de degrés de dépendance aux pétrole, charbon et gaz russes freinent les efforts des Européens pour adopter la seule sanction qui pourrait véritablement toucher la Russie : l’arrêt des importations de gaz russe en Europe.

Pour plusieurs pays européens, au premier rang desquels l’Allemagne, mais aussi l’Autriche, la Suède, la Slovénie, la Roumanie, les achats de gaz russe sont essentiels pour leurs bouquets énergétiques respectifs et ne peuvent être à court terme interrompus. Cette dépendance aux importations russes, à des degrés divers mais hautement significatifs pour chacun d’entre eux, est aujourd’hui un obstacle de taille à un front uni des 27 sur des sanctions qui, pour le coup, seraient de nature à taper sévèrement les intérêts économiques et financiers du Kremlin.

Ça coince sur l’adhésion de l’Ukraine à l’UE

On se souvient qu’en intervenant devant le Parlement européen, le Président ukrainien avait pressé les Européens d’accepter sans délai l’adhésion de son pays à l’UE, une requête qu’il avait formalisée dès le 28 février.
Réunis à Versailles le 10 mars, les chefs d’État et de gouvernement des 27 n’ont pas accéder à la demande de l’Ukraine. Si celle-ci est en effet jugée légitime par les Européens, elle ne pourrait en tout état de cause qu’être satisfaite au terme d’un laborieux et complexe processus d’adhésion qui devrait en outre se conclure par une décision à l’unanimité. Des pays comme la Bulgarie, la Pologne, la Slovaquie, les Baltes, la République tchèque se sont empressés d’appuyer la démarche des Ukrainiens, d’autres États membres, comme l’Allemagne, les Pays bas mais aussi la France ont invoqué le respect des règles exigeantes du processus d’adhésion, en faisant valoir au passage que cinq pays ayant le statut de candidats œuvraient depuis des années à leur adhésion. Si la vocation européenne de Kiev ne fait pas de doute, on peut voir qu’entre le soutien affiché des uns et les réticences prudentes des autres, le chemin de Kiev vers Bruxelles sera long.

To speak or not to speak ?

En interpellant, en termes pour le moins vifs, le président de la République sur ses échanges téléphoniques avec Poutine, le Premier ministre polonais a enfoncé un coin dans la solidarité que les Européens se doivent entre eux, particulièrement au moment où les missiles russes explosent aux marches de l’UE.

Ce faisant, Mateusz Morawiecki, spécialement va-t-en-guerre contre Poutine, s’est bien gardé de préciser que si le Président français s’entretenait avec le Président russe c’était à la demande du Président ukrainien, comme il a pris soin d’omettre de rappeler que le Président français agissait au nom de la Présidence de l’Union européenne, et n’a pas voulu enfin reconnaitre le principe de réalité qui veut que c’est avec son ennemi que l’on doit parler pour faire la paix, surtout quand ledit ennemi a mis ses forces nucléaires en état d’alerte. Inappropriée sur le fond comme sur la forme, cette saillie du chef du gouvernement de Varsovie a révélé une nouvelle fois combien le maintien de l’unisson et de la cohésion entre Européens s’avère être un exercice délicat.

La zone grise des passeports dorés

Plus anecdotique mais toutefois révélatrice de la géométrie variable du rapport à la Russie de chacun des 27, le dossier des passeports dorés laisse planer certains doutes sur les pratiques de certains États membres vis-à-vis de la Russie. Une dizaine d’entre eux en effet ont accordé des passeports ou des titres de résidence à des ressortissants russes (130 000 selon une estimation du Parlement européen) a priori riches, qui acceptaient d’investir ou d’effectuer des placements financiers substantiels dans ces pays pour le moins accueillants. Si Chypre avait mis un terme à ces pratiques dès 2020, Malte et la Grèce par exemple ont attendu plusieurs jours après le début de l’invasion russe pour mettre le holà. La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si, parmi les quelques centaines de citoyens russes sous sanctions européennes, certains pourraient être détenteurs de ces passeports ou titres de séjour. Quelle que soit la réponse à cette question, celle-ci n’en révèle pas moins l’ambiguïté des relations que certains entretenaient jusqu’ici avec la Russie.

Si la vigueur, la rapidité et la détermination des réactions et décisions européennes a l’invasion de l’Ukraine ont été les bienvenues et tout à l’honneur des Européens, il est crucial, au moment où la guerre déclenchée par Poutine s’apprête à entrer dans une nouvelle phase dramatique, que l’unité des 27 se maintienne coûte que coûte.
C’est le cas jusqu’à présent alors que l’attelage européen avance, parfois non sans peine, sur un chemin cahoteux. C’est là l’un des principaux enjeux aujourd’hui de la Présidence française de l’Union européenne qui est parvenue au mitan de son mandat.

Préserver l’unité de décision et d’action des Européens est en effet essentiel pour la crédibilité de l’UE sur le continent mais aussi aux yeux du Monde. Essentiel aussi parce que l’on a tous compris que derrière l’objectif de la malheureuse Ukraine, c’est bien notre Europe, son idéal et ses valeurs qu’il méprise et déteste, qui est la cible ultime et principale de Vladimir Poutine.

[(Bernard Valero: ancien consul général à Barcelone, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire à Skopje, ambassadeur de France en Belgique, directeur général de l’Avitem (Agence des villes et territoires durables méditerranéens) et porte-parole du Quai d’Orsay)]

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