Conversations Méditerranéennes … avec Philippe San Marco, géopoliticien et écrivain

Publié le 27 septembre 2014 à  20h29 - Dernière mise à  jour le 27 octobre 2022 à  18h11

Philippe San Marco a été membre du corps préfectoral puis secrétaire général de la mairie de Marseille. Il a ensuite été élu à diverses fonctions (député des Bouches-du-Rhône, adjoint au maire de Marseille). Il enseigne actuellement la géopolitique et la géographie urbaine à l’École Normale Supérieure de Paris, et se consacre à l’écriture. Conversations.

Philippe San Marco (Photo D.R.)
Philippe San Marco (Photo D.R.)

Quelle est votre définition de la géopolitique ?
Je dirais que c’est la science de la compréhension des phénomènes humains ancrés dans leur territoire.

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la géopolitique du bassin méditerranéen ?
Accablant. C’est la seule ligne de fracture dans le monde qui n’a pas bougé après l’effondrement du mur de Berlin. Toute la géopolitique mondiale a basculé après la chute du mur de Berlin sauf en Méditerranée. On est là devant une crispation, pour des raisons humaines. Il n’y a aucune raison géographique, sociologique, économique ou autre. Et même, nous aggravons sans arrêt cette crispation Nord-Sud comme nul part ailleurs.

Vous diriez qu’il y a une spécificité méditerranéenne mais qu’elle n’est pas heureuse?
Elle est même tragique. Ce n’est pas normal, tout le monde a bougé : la Chine a bougé, l’Inde a bougé, le Brésil bouge, l’Europe orientale bouge, la Russie est en mutation complète mais pas le bloc méditerranéen. Il y a des efforts mais ça ne marche pas. C’est une ligne de tragédie et pour ceux qui l’oublieraient c’est le résumé de Lampedusa.

Le conflit israélo-palestinien à lui seul maintient-il cette crispation ?
Non, j’ai toujours pensé qu’il n’était qu’un prétexte. Alors là c’est un record mondial, aucun conflit ne dure depuis aussi longtemps. Chaque fois que des protagonistes sont sur le point de trouver la solution (les solutions, on les connaît, il n’y en aura pas d’autres d’ailleurs), ils sont déstabilisés par ceux qui s’y opposent. Il n’y a aucun autre conflit au monde de cette durée et qui soit sans issue ; pas sans solution mais sans issue. Néanmoins ce n’est qu’un prétexte derrière lequel beaucoup s’abritent faisant croire que le jour où ce conflit sera réglé toutes les autres questions le seront aussi. C’est faux, ce n’est pas à cause du conflit israélo-palestinien que l’Égypte est en situation de guerre civile matée par une répression militaire, que l’Irak se délite, que le Liban tremble …

Dans votre livre « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? » (*) vous évoquez la nécessité de tenir compte de l’héritage chrétien de l’Europe… Pensez-vous que c’est l’influence des trois religions monothéistes qui fomentent ces crispations dans le bassin méditerranéen ?
Non pas du tout mais quand on ne sait pas pourquoi on se bat, la religion est un bon étendard. La religion a toujours servi à cela. En revanche, le problème que vous évoquez sur l’identité de l’Europe concerne les pays de la rive Nord sauf la Turquie, qui est quand même un pays de la rive Nord et beaucoup plus qu’on ne le croit. Alors là c’est intéressant parce que la Turquie, indépendamment d’être un grand pays et d’occuper géographiquement un espace clef, n’est pas un pays arabe. C’est un pays musulman mais pas un pays arabe. Il a pendant des siècles dominé le monde arabe. Il ne faut pas oublier qu’à la conférence de Berlin de 1885 sur le partage de l’Afrique, l’empire ottoman était là. Acteur et signataire. Si je faisais un peu de raccourci, je dirais qu’elle de notre côté, je veux dire du coté du Nord de la Méditerranée et pas que d’un point de vue géographique.

Pour revenir à l’identité de l’Europe …
C’est une identité confuse. Or, la confusion de l’identité, de mon point de vue, c’est qu’en temps normal, « par mer calme », ce n’est pas grave. Mais quand cela commence à bouger autour de vous, il vaut mieux savoir qui vous êtes. L’Europe a été religieuse, elle est héritière du christianisme mais la religion n’y est pas un fondement identitaire. Aujourd’hui la religion est vraiment privatisée et souvent, pas pratiquée; elle est de l’ordre de l’intime. Nos voisins du Sud de la Méditerranée, eux, se réclament d’une identité forte qui a souvent une dimension religieuse qui nous provoque, nous interroge. Et la rive Nord ne comprend pas. Cela donne des attitudes compassionnelles ou des crispations. Mais rarement le ton juste. L’exemple du foulard est un petit résumé parfait. Comment se fait-il que cela déclenche autant de crispations, des deux côtés d’ailleurs ? On est gêné aussi bien en politique extérieure qu’en politique intérieure surtout face à des gens qui eux sont porteurs d’une dimension religieuse évidente, non discutée, non discutable. C’est une confrontation humaine rare, d’autant qu’elle est proche de nous. Il s’agit de peuples de la Méditerranée qui se connaissent depuis l’éternité. Comme si cette incompréhension avait grandi au cours des 20 ou 30 dernières années…

Cette incompréhension serait alimentée par quoi ?
Les écarts économiques et sociaux croissants. Un indicateur qui ne trompe pas c’est le taux d’immigration du Sud vers le Nord et dans des conditions dramatiques. On n’immigre pas du Nord vers le Sud. C’est quand même sur la base de gouvernements, d’États, qui sont en situation d’échec. Ce sont des économies rentières qui ne produisent rien. Globalement vous n’achetez pas de produits manufacturés issus des pays de la rive sud de la Méditerranée. Or, les produits manufacturés, c’est l’essentiel du commerce mondial. Ces pays vivent de la rente (pétrole, fer, minerais) et puis de la douane et enfin de la corruption généralisée. Cela peut marcher dans des pays où la démographie est faible mais dans des pays où la jeunesse pousse à la porte, ça explose. Il y a une explosion molle, c’est l’immigration et puis une explosion dure, c’est les révoltes arabes. Qui ont été un moment clef, mais qui étaient cela, je veux dire l’expression de « comment je participe à la rente ». Cela n’a pas marché. Petit à petit, le chaos a justifié un retour en arrière. L’Égypte en est l’exemple le plus symbolique mais l’Algérie est dans cette situation depuis longtemps. C’est un pays rentier dont les habitants n’adhèrent pas aux institutions. Le taux d’immigration d’Algériens au cours des 20 dernières années est colossal. Enfin, quand je pense que la Corée du Sud était en 1950 au niveau du Mali et qu’aujourd’hui elle nous dame le pion dans des marchés de réacteurs nucléaires ! Les gens d’ici, de la rive sud de la Méditerranée, ne sont pas moins intelligents mais on brise les talents.

Comment en sortir ?
Il faut sortir de l’économie de rente. Il faut accepter une économie de production avec des normes internationales, etc. C’est aussi le problème de la France. Quand vous produisez des produits dont personne ne veut, ce n’est pas loin d’être la même chose que de ne rien produire du tout. Ce n’est pas une fatalité, dans les pays côté rive sud, il y a une population jeune, dynamique et plutôt bien formée mais qui n’a pas d’espoir d’insertion. Il manque des états de droit. En Tunisie, c’était plus simple. Il y avait une bourgeoisie entrepreneuriale qui commençait à émerger, c’est justement celle-là qui souffrait le plus de l’arbitraire du gouvernement. Beaucoup de gens d’origine magrébine réussissent ailleurs, ils ont les mêmes talents chez eux qu’à l’extérieur, sauf que dans leur pays on ne leur donne aucune place.

Pour revenir à la Turquie, quelle peut être sa place dans l’Union Européenne ?
Je n’ai jamais été favorable à l’entrée de la Turquie mais, quand même, on ne peut pas dire que l’Union Européenne y ait mis les bonnes manières. On l’a fait traîner, on l’a traité comme un mauvais élève. C’était assez humiliant. C’est quand même un pays majeur. Mais quand vous laissez l’Union Européenne faire de la politique étrangère, ça donne l’Ukraine. Elle n’y comprend rien. En face, Erdogan a remarquablement utilisé les négociations avec l’Europe pour mettre à bas l’État kémaliste et démanteler des pans entiers de législation turque qui venaient de l’héritage kémalien. Tout ça au nom de la nécessité d’une norme européenne. Mais quand il a commencé à défaire aussi le côté laïc, on a trouvé cela moins bien. Aujourd’hui, on n’en parle plus comme si on avait compris d’un côté comme de l’autre que le sujet n’était plus d’actualité mais, enfin, officiellement le dossier est toujours sur la table. L’idée de la Turquie dans l’Union Européenne est, à mes yeux, un non-sens politique. On a plutôt intérêt à ce que ce grand pays prenne sa part dans la stabilisation de la région. L’intelligence serait de traiter la Turquie comme un partenaire d’égal à égal : est-ce que c’est ce pays qui peut nous aider à stabiliser la Mer Noire, le Proche-Orient voire l’Afrique du Nord et puis l’Iran en face ?

Vous portez sur cette situation méditerranéenne un regard plutôt perplexe ?
Inquiet. D’abord parce que ce sont nos voisins. S’ils n’arrivent pas à se rétablir, à prendre leur place dans la mondialisation, c’est effrayant. La Libye est à feu et à sang, la Tunisie, on fait des prières pour reprendre une expression religieuse, la Syrie est cassée pour une génération ou deux. Le rêve pour les jeunes de ces pays, c’est l’immigration. Qui sont les gens que l’on ramasse en Méditerranée ? Des femmes, des enfants et surtout des enfants non accompagnés. La plupart sont des Érythréens. L’Érythrée, voilà un bon exemple du « si on n’en parle pas, ça n’existe pas ». Mais c’est un gouvernement qui massacre son peuple. La moitié de ceux qui arrivent à Lampedusa sont des Érythréens et l’autre des syriens. Ah oui mais maintenant nous sommes amis avec El-Assad …

Les hommes politiques, en général, sont-ils à ce point si peu des géopoliticiens …?
Ils n’y comprennent rien. Il y a une espèce d’amnésie, la seule question est : Est-ce qu’ils achètent des Rafales ou pas? Nous sommes dans une société de superficialité et d’immédiateté. Et nous sommes en face de peuples qui ont une mémoire d’éléphant et surtout une mémoire de ce qu’on leur a fait. Enfin c’est grotesque, par exemple Mossoul on la rattache à qui ? À la Turquie ? À l’Irak ? Au Kurdistan ? ah non on n’a pas le droit de parler d’un État kurde, mais c’est quand même 80 % de Kurdes. Alors les Kurdes sont furieux et les Turcs sont furieux. Il y a un côté Pinocchio dans tout ça.

Pouvez-vous encore rêver d’un monde géopolitique méditerranéen meilleur ?
Non, peut être par excès de lucidité. En même temps, il y a une réalité humaine qui nous est commune. Je reviens sur l’idée que nous sommes voisins. Il y a une histoire, un passé. Combien de temps il va falloir attendre ? Combien de misère ? S’il y a le feu dans la maison d’à côté, cela craint aussi pour nous. Les pays de la rive sud de la Méditerranée sont devenus des étrangers. Or, tel n’est pas le cas, nous n’avons pas le même passeport mais notre destin est commun. J’aimerais qu’il y ait moins d’affect et plus de calme, nous ne sommes pas la référence universelle. En même temps, on est porteur de valeurs et, en ce sens, le problème de l’identité est important. Cela ne veut pas dire qu’il faut exporter nos valeurs mais au moins de les affirmer chez nous. Si l’Europe ne les connait pas, le monde entier en face les connait et surtout les immigrés. Il faut regarder ce que le miroir nous renvoie.
Propos recueillis par Mireille Sanchez

(*)  » Est ce ainsi que les hommes vivent – La Mondialisation en crise: enjeux humains et territoriaux de Philippe San Marco aux éditions Lungarini

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