Covid-19 – Entretien. Dr. Stéphane Pichon : « Ce demi-milliard de masques pour les Grandes et moyennes surfaces (GMS) a été stocké. Il est impossible d’avoir un tel volume dans le cas contraire »

Publié le 3 mai 2020 à  9h06 - Dernière mise à  jour le 31 octobre 2022 à  11h34

Le Dr Stéphane Pichon, président de l’Ordre régional des pharmaciens de Provence-Alpes-Côte d’Azur, revient pour Destimed, ce samedi 2 mai, sur son coup de gueule poussé sur sa page Facebook, le 30 avril, après avoir entendu que les grandes et moyennes surfaces du pays s’apprêtaient à commercialiser un demi-milliard de masques au grand public à partir du 4 mai. Il s’explique clairement et attend des réponses.

Le Dr Stéphane Pichon, président de l’Ordre régional des pharmaciens de Provence-Alpes-Côte d’Azur  (Photo D.R.)
Le Dr Stéphane Pichon, président de l’Ordre régional des pharmaciens de Provence-Alpes-Côte d’Azur (Photo D.R.)

Destimed: Votre coup de gueule poussé jeudi 30 avril a suscité bon nombre de réactions, êtes-vous surpris ?
Dr. Stéphane Pichon: C’est un coup de gueule épidermique et animal, pas réfléchi. Un coup de gueule d’un professionnel de santé vers le public. Parce que nous, professionnels de santé, avons dispensé sur deux mois 80 millions de masques à tous les professionnels de santé : médecins, pharmaciens, infirmiers… Ce sont 80 millions de masques que l’on a dû compter, au compte-gouttes, chaque jour. On avait vraiment l’impression de dispenser des diamants quelque part. Et là, d’un coup, on entend ces sommes faramineuses. On entend un demi-milliard de masques de la grande distribution qui arrive ! On apprend qu’on en a 225 millions chez un grand distributeur, 170 chez l’autre, 70 chez untel… Au-delà du demi-milliard, on en est même à 615 millions. Techniquement, on se pose plusieurs questions.

Quelles sont précisément les questions que vous vous posez ?
En tant que professionnels de santé, tous les masques que l’on voulait obtenir étaient réquisitionnés. Le département des Bouches-du-Rhône a vu sa commande de masques être réquisitionnée dans le Grand Est par le préfet pour pouvoir la donner aux soignants. Le cluster sur place était très impacté. La Région Sud a eu des avions avec ses masques être bloqués en Chine. Et là, on entend : le miracle français de la GMS (Grande et moyenne surface NDLR) qui annonce un demi-milliard de masques disponibles. Mais pour approvisionner des supermarchés avec un demi-milliard de masques, il faut pratiquement 3 avions cargo par jour pendant 45 jours. Sachant qu’un avion cargo transporte à peu près 6 millions de masques, cela signifie qu’une telle somme représente un pont aérien de 3 avions cargo devant arriver tous les jours sur un aéroport français, depuis le début de la crise, début mars ! Avec des marchandises qui ne sont pas dans le même temps contrôlés ni réquisitionnés par les douanes…

Pendant ce temps, pouvez-vous nous confirmer que les professionnels de santé du pays étaient en manque de masques ?
On devait les compter, les désinfecter, même en les passant au four pour pouvoir les réutiliser le lendemain… Je pendais mes masques sur la corde à linge après les avoir trempés à la solution hydroalcoolique. Bref, c’était plus que le système D. Et on nous parle du miracle français avec tous ces masques disponibles d’ici le 4 et le 11 mai. Cela ne peut être possible que si on a anticipé. Le masque est habituellement à 8 centimes. Aujourd’hui, on arrive à les obtenir à 80 centimes, si on se débrouille bien. La grande distribution annonce 50 centimes, cela veut dire que les masques ont été stockés bien avant, au moment le plus important pour la France et notre système de santé. L’altruisme de ces gens-là aurait consisté à ce qu’ils les donnent au système de santé.

Pouvez-vous nous décrire la situation que vous avez vécue les dernières semaines?
J’enrage parce que nous n’avions pas assez de masques dans les hôpitaux, pour les infirmières. Nous sommes 150 000 personnes au service de la santé en France dans le monde libéral. On est en permanence adossé à la population, qui peut compter sur nous. Ce qui est terrible est de voir que l’on a été démunis en partant au combat. On avait dans les pharmacies en face de nous des gens qui pleuraient. On a nos grands-mères qui ne pouvaient pas être visitées faute de masques. On a de nombreuses personnes qui ne sont pas allées voir leur médecin : le masque est nécessaire dans une salle d’attente, car ce n’est pas le même problème si vous en portez un ou non. Donc la médecine générale a été stoppée, c’est hallucinant. Ce n’est pas le fait que la grande distribution ait des masques qui me choque. Pour alimenter 67 millions de Français, il en faut partout. Ce qui me choque est qu’on a pu stocker ces masques quelque part ? En Chine ou en France, le problème moral est le même. Dans le même temps, nous n’avons toujours pas de masques disponibles à foison. On est toujours dans la gestion d’une pénurie.

Quels sont les chiffres précis que vous avez encore à votre connaissance pour comprendre un peu plus votre malaise ?
On a donné 80 millions de masques pendant deux mois à toute la médecine libérale française, ce n’est rien… Les GMS ont commandé plus de masques que l’État français pour les soignants ! Il y a un problème, non ? Puisque quoi qu’il arrive, ce vendredi 1er mai, on a annoncé 300 millions de masques pour les soignants, dont 80 millions pour le système libéral, le reste pour l’hôpital, soit 200 millions sur deux mois de crise. Et là, on annonce dès le 4 mai ce demi-milliard, mais de qui se moque-t-on ? Le ministre de la Santé, Olivier Véran, doit devenir fou en sachant le mal qu’il a eu pour obtenir des masques. Lui-même doit se poser les questions. Il doit se demander pourquoi les GMS ont-ils pu en avoir autant, et pas nous, l’État ? »

Quel est votre avis personnel sur la question du masque quant à sa réelle utilité pour pouvoir lutter contre la propagation du Covid-19 ?
En début de crise, nos décideurs disaient que les masques n’étaient pas importants. A un moment donné, quand on sait parfaitement autre chose… La preuve, nous, dans les pharmacies, dès le départ, on a mis des plexiglas entre nos collaborateurs et les clients, parce qu’on savait que la transmission se faisait par les postillons. Le masque évite à chacun d’entre nous de contaminer l’autre. Si chacun a un masque, celui qui est contaminant ne va pas contaminer l’autre. Quand un chirurgien a un masque, ce n’est pas pour se protéger lui-même, c’est pour empêcher de donner une maladie à une personne qui est ouvert sur la table d’opération. Les masques chirurgicaux ont manqué aux professionnels. La GMS, par grand renfort de gonflements de torse, annoncent qu’ils ont des masques chirurgicaux, et devant le scandale qui se lève, disent que ce sont des masques civils. Là, petit à petit, on pédale dans la semoule. Soit ils annoncent que ce sont des masques chirurgicaux qu’ils n’avaient pas le droit d’avoir parce qu’ils étaient réquisitionnés ? Soit ils annoncent que ce sont des masques chirurgicaux alors que ce sont des civils, et là, il y a tromperie sur la marchandise ? A un moment donné, il va falloir remettre les choses au clair. Ce demi-milliard de masques a été stocké. Il est impossible d’avoir un tel volume dans le cas contraire. Et ces masques n’ont pas été mis à la disposition des soignants. Le gouvernement français avait dit qu’il avait fait la commande de 2 milliards de masques, qui ne sont toujours pas là ! On en a tout juste 300 millions, dont des chirurgicaux et des FFP2, depuis deux mois…
Propos recueillis par Bruno ANGELICA

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