Dossier. TotalEnergies savait, et n’a rien fait : ‘Notre Affaire Ă  Tous’ et ‘350.org’ demandent justice

Publié le 20 octobre 2021 à  20h29 - DerniÚre mise à  jour le 29 novembre 2022 à  12h22

DĂšs les annĂ©es 1970, Total connaissait l’impact des Ă©nergies fossiles sur le changement climatique. AprĂšs avoir passĂ© cette information sous silence, l’entreprise a tentĂ© de minimiser le problĂšme. Notre Affaire Ă  Tous et 350.org demandent justice.

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Dans un article publiĂ© aujourd’hui dans la revue acadĂ©mique internationale Global Environmental Change, (Lien en français ICI ) trois historiens rĂ©vĂšlent que les dirigeants et salariĂ©s de TotalEnergies (Ă  l’époque Total et Elf) ont Ă©tĂ© avertis de la possibilitĂ© d’un dĂ©rĂšglement climatique sans prĂ©cĂ©dent dĂ» Ă  la production de combustibles fossiles dĂšs 1971, et documentent comment la multinationale a consciemment mis en place, au cours de ces 50 derniĂšres annĂ©es, diffĂ©rentes stratĂ©gies de fabrique du doute autour de l’urgence climatique afin de discrĂ©diter la science, et empĂȘchĂ© par un lobbying fĂ©roce toute forme de rĂ©gulation de leurs activitĂ©s, tout en continuant Ă  dĂ©velopper massivement et presque exclusivement les Ă©nergies fossiles.

Campagne de mobilisation

Pour mettre en lumiĂšre ces rĂ©vĂ©lations les associations Notre Affaire Ă  Tous et 350.org lancent une campagne de mobilisation et exigent des dĂ©cideurs publics de tenir la multinationale responsable et des institutions financiĂšres de cesser de la financer. Pour les associations 350.org et Notre Affaire Ă  Tous : «Ces rĂ©vĂ©lations apportent les preuves que TotalEnergies et les autres majors pĂ©troliĂšres et gaziĂšres ont volĂ© le temps prĂ©cieux d’une gĂ©nĂ©ration pour enrayer la crise climatique. Les consĂ©quences dĂ©sastreuses du dĂ©rĂšglement climatique que nous vivons actuellement auraient pu ĂȘtre Ă©vitĂ©es s’il y a 50 ans dans une salle de rĂ©union, des dirigeants n’avaient pas calculĂ© sciemment que quelques dĂ©cennies de profits supplĂ©mentaires valaient davantage.»

TotalEnergies change de nom, mais pas de stratégie

La mise en Ă©vidence des stratĂ©gies utilisĂ©es par Total depuis 50 ans pour retarder l’action climatique «montre que la prioritĂ© de la multinationale a toujours Ă©tĂ© la protection quoiqu’il en coĂ»te de leurs profits, mĂȘme si cela doit impacter de maniĂšre irrĂ©versible les sociĂ©tĂ©s humaines et les Ă©cosystĂšmes. Alors que leurs dirigeants savaient qu’une fois que les effets du dĂ©rĂšglement climatique seraient mesurables ils seraient irrĂ©versibles, Elf et Total ont continuĂ© Ă  soutenir une stratĂ©gie du doute offensive dans les annĂ©es 1990 dans le but de contrer toute rĂ©gulation de la production d’énergies fossiles», indique les associations.

Aujourd’hui encore, ajoute les associations: «TotalEnergies compte toujours augmenter ses capacitĂ©s de production et dĂ©veloppe de nouveaux projets dĂ©vastateurs dans des rĂ©gions protĂ©gĂ©es, comme les projets EACOP en Afrique de l’Est ou encore Arctic LNG2. Avec le soutien des acteurs financiers, en 2030, les combustibles fossiles reprĂ©senteront encore plus de 80% des investissements du groupe.» Selon ClĂ©mence Dubois, responsable France pour 350.org : «Le dĂ©veloppement intensif de nouveaux projets pĂ©troliers et gaziers est une dĂ©claration de guerre contre l’humanitĂ©. La poursuite d’investissements massifs pour dĂ©velopper de nouveaux gisements de pĂ©trole et de gaz dans les annĂ©es Ă  venir finira par coĂ»ter des millions de vies. Du monde entier, nous lançons un appel aux banques et aux institutions financiĂšres : il est temps de couper les vivres Ă  Total.»

Cesser de développer de nouveaux projets fossiles

Les associations prĂ©conisent: «Gouvernements et acteurs financiers doivent contraindre TotalEnergies Ă  s’aligner sur les recommandations du GIEC en cessant de dĂ©velopper de nouveaux projets fossiles. Alors que les nĂ©gociations de la COP26 s’ouvrent dans quelques semaines, ces rĂ©vĂ©lations soulignent l’urgence pour les gouvernements d’abandonner la stratĂ©gie d’engagement volontaire des industries fossiles pour opĂ©rer la transition Ă©nergĂ©tique,mais au contraire qu’ils imposent de maniĂšre contraignante le respect des objectifs de l’Accord de Paris.»

Selon Justine Ripoll, responsable de campagnes de Notre Affaire Ă  Tous : «Le droit et la justice se montrent de plus en plus efficaces pour crĂ©er un cadre contraignant les multinationales Ă  respecter leurs engagements climatiques, comme le dĂ©montre le cas de Shell aux Pays-Bas. Mais nous devons ĂȘtre vigilants : ces lois sont attaquĂ©es de maniĂšre constante, comme nous le voyons actuellement avec la loi sur le devoir de vigilance qui risque d’ĂȘtre affaiblie demain par les parlementaires, de leur propre aveu sous la pression des lobbys des grandes entreprises».

Ces pratiques de lobbying auprĂšs des pouvoirs publics, pour faire primer les intĂ©rĂȘts des multinationales sur le futur des populations et de la planĂšte ne sont pas rĂ©centes. L’article des chercheurs mentionne par exemple le rapport interne d’Elf en 1992 qui se fĂ©licite de la mise en Ă©chec rĂ©cente de l’écotaxe, grĂące au travail de lobbying rĂ©alisĂ© auprĂšs «d’interlocuteurs directs avec les cabinets ministĂ©riels et les administrations en France et auprĂšs de la CommunautĂ© Ă©conomique europĂ©enne.»

Que le Parlement se saisisse de ces révélations

Les associations considĂšrent qu’«il est impĂ©ratif que le Parlement se saisisse de ces rĂ©vĂ©lations en lançant une commission d’enquĂȘte, pour faire toute la lumiĂšre sur la maniĂšre dont les dĂ©cisions climatiques des pouvoirs publics ont Ă©tĂ© prises durant toutes ces dĂ©cennies.TotalEnergies doit ĂȘtre tenu responsable pour les pertes et les dommages causĂ©s par sa dĂ©cision d’ignorer les alertes scientifiques depuis 50 ans et mettre toutes ces ressources Ă  disposition d’une transition Ă©nergĂ©tique rĂ©elle et immĂ©diate de ces activitĂ©s.»

[(Afin de mettre la lumiĂšre sur les agissements de TotalEnergies depuis 1971, permettre aux citoyennes de passer Ă  l’action, et de faire pression sur les acteurs publics et financiers en position d’imposer la transition climatique Ă  TotalEnergies, Notre Affaire Ă  Tous et 350.org ouvrent un front commun sur le site: totalment.fr)]
Patricia MAILLÉ-CAIRE


Notre Affaire Ă  Tous et 350.org : Les raisons de notre action

Total est l’une des 20 entreprises fossiles ayant le plus contribuĂ© au dĂ©rĂšglement climatique depuis 1965 [[ Climate Accountability Institute, (2020).]] et malgrĂ© sa volontĂ© de se renommer TotalEnergies,la multinationale pĂ©troliĂšre et gaziĂšre continue aujourd’hui Ă  produire 447 unitĂ©s d’Ă©nergies fossiles pour une seule d’énergies renouvelables [[Rapport Total fait du sale]]

Pour limiter le rĂ©chauffement Ă  1,5°C, ou mĂȘme 2°C, et respecter les objectifs de l’Accord de Paris, les donnĂ©es sont sans appel : aucune nouvelle infrastructure fossile ne peut ĂȘtre dĂ©veloppĂ©e, comme l’a rappelĂ© l’Agence Internationale de l’Énergie,[[Climat : l’Agence internationale de l’Ă©nergie appelle Ă  renoncer immĂ©diatement Ă  tout nouveau projet fossile | Les Echos]] certaines exploitations dĂ©jĂ  en opĂ©ration devront ĂȘtre fermĂ©es avant la fin de leur durĂ©e de vie et la production d’énergies fossiles doit diminuer de 6% par an jusqu’en 2030. Or, Total continue d’investir massivement dans le dĂ©veloppement de nouveaux projets d’énergies fossiles, comme le trĂšs controversĂ© projet pĂ©trolier d’EACOP entre l’Ouganda et la Tanzanie, ou des projets d’énergies fossiles en Arctique, impliquant une augmentation de la production d’énergies fossiles de plus de 50% entre 2015 et 2030 et une trajectoire vers un mode Ă  plus de 4°C. Si la stratĂ©gie climatique de Total ne change pas, en 2030, les Ă©nergies fossiles capteront toujours plus de 80% des investissements de TotalEnergies. [[Rapport Total fait du sale]].

Les 60 plus grandes banques du monde ont investi 3 800 milliards de dollars dans les énergies fossiles

Cette situation invraisemblable au regard de l’urgence climatique ne pourrait pas avoir lieu sans le financement des banques et investisseurs qui soutiennent Total. Depuis l’Accord de Paris, les 60 plus grandes banques du monde ont investi 3 800 milliards de dollars dans les énergies fossiles: le monde brûle et elles jettent de l’huile sur le feu. Mais ces dernières années, une communauté grandissante d’activistes organisent la riposte de tous les côtés face aux responsables du financement de l’industrie fossile. Suite Ă  une grande mobilisation, EACOP devra se passer de trois des principales banques françaises car BNP, SociĂ©tĂ© GĂ©nĂ©rale et CrĂ©dit Agricole qui ne financeront pas le projet de Total en Ouganda, rejoignant ainsi Barclays et CrĂ©dit Suisse. Il y a deux ans, La Banque europĂ©enne d’investissement (BEI) a annoncĂ© qu’elle arrĂȘter de financer les combustibles fossiles Ă  partir de 2021, rejoignant ainsi plus de 1300 organisations ayant choisi de dĂ©sinvestir.

Quant Ă  la Banque Postale, elle vient d’annoncer qu’elle ne soutiendra plus «les entreprises activement impliquĂ©es dans le lobbying en faveur du pĂ©trole ou du gaz, ou celles ralentissant ou bloquant les efforts pour sortir de ces secteurs». Le mouvement de dĂ©sinvestissement, initiĂ© il y a moins de 10 ans 350.org, connaĂźt aujourd’hui une croissance exponentielle, mĂȘme si des engagements encore plus ambitieux sont encore attendus de la part de tous les acteurs financiers.

Le risque climatique est Ă©galement un risque financier

Pourtant, le risque climatique est Ă©galement un risque financier, une alerte rĂ©cemment confirmĂ©e par la Banque centrale europĂ©enne. [[Transition Ă©cologique : le risque climatique est aussi un risque financier (lemonde.fr) ]]. C’est pourquoi, Ă  la veille de l’assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale de Total de 2020, Notre Affaire Ă  Tous et Sherpa ont signalĂ© Ă  l’AutoritĂ© des MarchĂ©s Financiers (AMF) de potentielles contradictions, inexactitudes et omissions dans les documents financiers et les rĂ©centes communications publiques de l’entreprise pĂ©troliĂšre en matiĂšre de risques climatiques, susceptibles d’induire en erreur les investisseurs dĂšs lors qu’elle ne mettrait pas fin au risque d’actif Ă©chouĂ©. Les deux associations considĂšrent que le groupe fonde sa communication financiĂšre sur des hypothĂšses incertaines ne rendant pas compte de maniĂšre suffisamment prudente des risques financiers liĂ©s Ă  la dĂ©pendance de son modĂšle Ă©conomique aux hydrocarbures, ni des risques d’une possible dĂ©prĂ©ciation trĂšs forte de ses actifs.

La maigre prise en compte du risque climatique par Total se retrouve Ă©galement dans son plan de vigilance, censĂ© identifier les risques et faire Ă©tat des mesures prises pour prĂ©venir les atteintes graves envers les droits humains et l’environnement, rĂ©sultant des activitĂ©s de Total tout au long de sa chaĂźne de valeur. Comme le montre l’analyse du plan de vigilance et des documents extra-financiers rĂ©alisĂ©e tous les ans par Notre Affaire Ă  Tous, malgrĂ© l’impact considĂ©rable de ses activitĂ©s sur le changement climatique, Total ne propose aucune analyse des risques liĂ©s au changement climatique, ne reconnaĂźt pas son devoir de rĂ©duire drastiquement ses Ă©missions et ne propose toujours pas de mesures concrĂštes permettant de prĂ©venir les risques liĂ©s au changement climatique. [[Fiches entreprises de 27 multinationales françaises – Notre Affaire Ă  Tous (notreaffaireatous.org)]]

Quatorze collectivités territoriales et 5 associations ont assigné la multinationale en justice

En consĂ©quence, en janvier 2020, quatorze collectivitĂ©s territoriales et 5 associations (Notre Affaire Ă  Tous, Sherpa, Eco Maires, France Nature Environnement et ZEA) ont assignĂ© la multinationale en justice [[Action en justice contre Total – Notre Affaire Ă  Tous (notreaffaireatous.org)]], sur la base de la loi sur le devoir de vigilance [[legifrance.gouv.fr]], en raison de l’insuffisance de ses engagements climatiques et de leur inadĂ©quation avec les objectifs de l’Accord de Paris. Les associations et collectivitĂ©s demandent au juge d’enjoindre Ă  la multinationale de prendre les mesures propres Ă  prĂ©venir les risques dĂ©coulant de ses activitĂ©s en rĂ©duisant drastiquement ses Ă©missions de gaz Ă  effet de serre, comme l’a rĂ©cemment exigĂ© la justice au Pays-Bas Ă  l’encontre de Shell [[ CP / Condamnation de Shell aux Pays-Bas : un tournant majeur vers la responsabilitĂ© des multinationales en matiĂšre climatique – Notre Affaire Ă  Tous (notreaffaireatous.org)]].

Si le droit et la justice se montrent de plus en plus efficaces pour crĂ©er un cadre contraignant les multinationales Ă  respecter leurs engagements climatiques, ces lois sont attaquĂ©es de maniĂšre constante,comme nous le voyons actuellement avec la loi sur le devoir de vigilance qui risque d’ĂȘtre mise en danger demain par les parlementaires, de leur propre aveu sous la pression des lobbys des grandes entreprises10. [[Action en justice contre Total : le SĂ©nat met en danger la loi pionniĂšre sur le devoir de vigilance -Notre Affaire Ă  Tous (notreaffaireatous.org)]].

Affaiblir cette loi pionniĂšre en France, alors que des lĂ©gislations Ă©quivalentes sont en nĂ©gociation au niveau europĂ©en et international et qu’une large majoritĂ© de citoyens europĂ©ens sont favorables Ă  celles-ci 11 [[CP / Devoir de vigilance : un sondage rĂ©vĂšle le soutien massif de l’opinion publique europĂ©enne pour mettre fin Ă  l’impunitĂ© des multinationales – Notre Affaire Ă  Tous (notreaffaireatous.org)]] , serait un recul inexplicable et un non-sens historique12 [[ Devoir de vigilance des multinationales : ne pas brader les droits humains au tribunal de commerce| Le Club de Mediapart.]]

Qui paient aujourd’hui le prix fort de l’exploitation effrĂ©nĂ©e des combustibles fossiles

Alors que la COP26 approche, et que nous allons fĂȘter les 6 ans de l’accord de Paris, il est urgent que les pouvoirs publics et les acteurs financiers contraignent TotalEnergies Ă  respecter les objectifs de l’Accord de Paris.Par leur inaction, ces acteurs font peser le poids de la transition climatique sur les citoyen.nes et les collectivitĂ©s territoriales qui n’ont pas les leviers suffisants pour enclencher la transition Ă©nergĂ©tique, mais qui paient aujourd’hui le prix fort de l’exploitation effrĂ©nĂ©e des combustibles fossiles.

Enfin,les rĂ©vĂ©lations de Bonneuil, Choquet et Franta mettent en lumiĂšre l’opacitĂ© et la pression exercĂ©e par les multinationales fossiles sur les dĂ©cisions politiques. Total et Elf sont par leur histoire intimement liĂ©s Ă  l’État français et ces liens perdurent encore actuellement,comme l’a montrĂ© un rĂ©cent rapport des Amis de la Terre13 [[ L’État français fait le jeu de Total en Ouganda | Les Amis de la Terre]]. Les profits de Total Energies et de ses actionnaires ne sauraient en aucun cas justifier la poursuite effrĂ©nĂ©e de la production d’énergies fossiles et les violations des droits humains partout oĂč la multinationale s’implante dans le monde, encore moins le soutien de l’État et du contribuable français Ă  ces projets14 [[En effet, alors que Total est le plus gros distributeur de dividendes et rachats d’actions du CAC 40, a perdu 7,2 milliards d’euros en 2020, supprime 1850 emplois en France et Ă©chappe Ă  l’impĂŽt sur les sociĂ©tĂ©s en France grĂące Ă  ses 160 filiales dans les paradis fiscaux, la multinationale a bĂ©nĂ©ficiĂ© de rachats d’obligations par la Banque de France.]].


Le contenu des révélations

Un article publiĂ© mercredi 20 octobre dans la revue Global Environmental Change par trois historiens, Christophe Bonneuil, Ben Franta et Pierre-Louis Choquet, rĂ©vĂšle que la multinationale pĂ©troliĂšre et gaziĂšre TotalEnergies a Ă©tĂ© alertĂ©e du risque d’un changement climatique sans prĂ©cĂ©dent, connaissait l’impact de ses activitĂ©s dans l’accĂ©lĂ©ration et l’aggravation du changement climatique, et savait que les dĂ©rĂšglements climatiques auraient des consĂ©quences dramatiques sur les populations Ă  l’Ă©chelle mondiale – tout cela il y a bien longtemps (1971).

Sur la base de documents d’archives et d’entretiens inĂ©dits, les chercheurs documentent Ă©galement les stratĂ©gies de fabrique du doute, de lobbying et de greenwashing adoptĂ©es depuis 50 ans par la multinationale pour retarder la prise de conscience de l’urgence climatique et toute forme de rĂ©gulation de ses activitĂ©s.

Leurs recherches ont Ă©tĂ© dĂ©clenchĂ©es par la dĂ©couverte d’une preuve directe de la connaissance par Total de savoirs scientifiques sur le changement climatique en 1971: cette annĂ©e-lĂ , Total Information, le magazine de l’entreprise, Ă  l’occasion du premier numĂ©ro consacrĂ© Ă  l’environnement, publie un article intitulĂ© «La pollution atmosphĂ©rique et le climat» (Durand-DastĂšs, 1971), qui souligne l’origine anthropique et l’impact des activitĂ©s du groupe «Depuis le XIXe siĂšcle, l’homme brĂ»le en quantitĂ© chaque jour croissante des combustibles fossiles, charbons et hydrocarbures», ayant pour consĂ©quence une augmentation «prĂ©occupante» du CO2 dans l’atmosphĂšre, et alerte sur les «effets importants» et les «consĂ©quences catastrophiques » que ce dĂ©rĂšglement climatique pourrait avoir. Il est rĂ©digĂ© par l’un des universitaires français les plus au fait de la littĂ©rature internationale sur le sujet Ă  l’époque, François Durand-DastĂšs.

Cette dĂ©couverte a Ă©tĂ© le point de dĂ©part de nouvelles recherches basĂ©es sur des sources primaires inĂ©dites d’archives de l’entreprise et d’entretiens avec d’anciens dirigeants et salariĂ©s, afin de savoir comment Total [et Elf avec qui la fusion s’est opĂ©rĂ©e en 1999] ont rĂ©pondu Ă  ces premiĂšres alertes scientifiques et aux politiques climatiques de rĂ©gulation de l’industrie fossile depuis 50 ans.

[1971-1988] Total a tout d’abord niĂ© l’existence d’un dĂ©rĂšglement climatique.

Entre 1972 et 1988, pendant 17 ans, le magazine Total Information ne mentionne plus jamais la question climatique. Dans les communications publiques de Total et Elf, le rĂ©chauffement climatique est minorĂ© et l’impact des activitĂ©s humaines sur ces dĂ©rĂšglements est niĂ©. Pourtant, Ă  l’époque, il ne s’agit pas d’un dĂ©ni de la part de Total, mais bien d’une stratĂ©gie active de nĂ©gation du changement climatique.

En effet, en interne Total et Elf s’activent face Ă  une menace pour leurs activitĂ©s qu’ils perçoivent comme bien rĂ©elle. Ils crĂ©ent leurs dĂ©partements environnement en 1971, Ă©tablissent via l’American Petroleum Institute des programmes de recherche sur le climat vers la fin des annĂ©es 1970 et Ă©laborent des pistes de stratĂ©gies dĂ©fensives Ă  partir du milieu des annĂ©es 1980, comme le dĂ©montre par exemple un rapport annuel au comitĂ© de direction d’Elf en 1986 «De l’avis unanime des experts, tous les modĂšles prĂ©disent le rĂ©chauffement climatique, mais l’ampleur du phĂ©nomĂšne reste indĂ©terminĂ©e. Bien sĂ»r, les premiĂšres rĂ©actions ont consistĂ© Ă  «imposer des taxes sur les combustibles fossiles», il est donc clair que le secteur du pĂ©trole devra, une fois encore, se prĂ©parer Ă  se dĂ©fendre» (Tramier, 1986).

[1988-1996] Total a consciemment crĂ©Ă© le doute sur l’origine des dĂ©rĂšglements et l’urgence climatique, afin d’empĂȘcher la rĂ©gulation de ses activitĂ©s et des taxes sur les Ă©nergies fossiles.

Face aux donnĂ©es et alertes scientifiques qui s’accumulent et sont de plus en plus difficiles Ă  remettre en question, et dans un contexte oĂč la communautĂ© internationale s’organise pour faire face Ă  ce que la revue Nature qualifie dĂ©jĂ  en 1979 comme «l’enjeu environnemental le plus important aujourd’hui», la stratĂ©gie de Total de nĂ©gation du changement climatique devient contre-productive. En coordination avec toute l’industrie fossile internationale, Ă  travers des organisations comme l’Ipieca ou le «Groupe de travail sur les dĂ©rĂšglements climatiques dans le monde», Total opte pour une stratĂ©gie de fabrique du doute, Ă  l’image des compagnies du tabac dans les annĂ©es 1950. Il s’agit d’invoquer les incertitudes entourant les prĂ©visions climatiques, la nĂ©cessitĂ© d’effectuer d’autres recherches, le coĂ»t des mesures politiques et d’autres politiques environnementales qui ne nuiraient pas aux intĂ©rĂȘts des entreprises.

Cette stratĂ©gie de promotion de l’incertitude scientifique se comprend d’autant mieux quand on la place dans le contexte de l’énorme combat engagĂ© par Total et Elf contre les taxes sur les Ă©nergies fossiles ou Ă©co-taxesaudĂ©butdesannĂ©es1990,comme le confirme l’ancien directeur environnement de Total «Girault [directeur de la stratĂ©gie chez Elf] craignait que l’enjeu climatique aboutisse Ă  nous imposer des taxes et il Ă©tait anti-tax […] Il fallait bien s’appuyer sur des arguments, alors il s’appuyait sur ceux qui disaient que le problĂšme climatique n’était pas grave» (Tramier, 24 novembre 2020). Un exemple particuliĂšrement Ă©clairant, documentĂ© par l’article des chercheurs, est celui de la mise en Ă©chec par les industries fossiles de l’initiative d’écotaxe europĂ©enne en 1992, comme l’atteste par exemple un rapport interne par Elf oĂč Francis Girault s’en fĂ©licite et souligne le rĂŽle jouĂ© par le travail de lobbying rĂ©alisĂ© auprĂšs «d’interlocuteurs directs avec les cabinets ministĂ©riels et les administrations en France (Premier ministre, Finance, Environnement, Recherche et Affaires europĂ©ennes) et auprĂšs de la CommunautĂ© Ă©conomique europĂ©enne».

[1997-2021] Total adopte la stratégie du « greenwashing »

L’article documente Ă©galement le tournant opĂ©rĂ© Ă  la fin des annĂ©es 1990 par Total qui dĂ©cide d’adopter une position consistant Ă  accepter publiquement la science du climat tout en Ɠuvrant Ă  retarder des dĂ©cisions ou en promouvant des actions pĂ©riphĂ©riques au contrĂŽle des combustibles fossiles, le virage bien connu du «greenwashing». Total et Elf cessent de contester trop ouvertement le consensus scientifique sur les dĂ©rĂšglements climatiques, mais adoptent plutĂŽt des formulations ambiguĂ«s du rĂ©chauffement climatique, qui minimisent la fiabilitĂ© et la signification des Ă©lĂ©ments scientifiques.Ils communiquent sur les actions mises en place par l’entreprise pour faire face Ă  la crise climatique, la non-nĂ©cessitĂ© de rĂ©gulation, tout
en continuant Ă  investir massivement dans les Ă©nergies fossiles.

[(

Ces révélations offrent de nombreuses opportunités de recherches pour le futur, par exemple:

● Existe-t-il un lien entre les affaires de corruption de dirigeants politiques français par Elf dans les annĂ©es 1990 et la mise en Ă©chec des processus de nĂ©gociations internationales de l’époque ?

● Total, Elf et les autres Majors pĂ©troliĂšres ont-elles usĂ© de leur soft power (emprise)
pour affaiblir les formulations des premiers rapports du GIEC et peser sur le contenu
de la Convention Cadre sur le Climat de 1992 ?

● Quelle a Ă©tĂ© l’étendue de l’emprise d’Elf et Total sur la recherche française ?

● Quel a Ă©tĂ© le rĂŽle de Total (avec les autres majors) dans les nĂ©gociations ayant abouti au marchĂ© carbone europĂ©en et Ă  une sur-allocation de permis ayant permis de laisser le prix du carbone trĂšs bas, et inoffensif pour les industries les plus Ă©mettrices ?

● Quelle a Ă©tĂ© l’influence et le lobbying de Total lors des nĂ©gociations de la COP15 Ă 
Copenhague ?

● Comment Total a-t-elle contrecarrĂ© la dĂ©marche d’actionnaires soucieux de l’enjeu
climatique en 2012 et 2020 ?

● Retracer les circulations (revolving doors) entre ingĂ©nieurs X-Mines ou autres commis de l’État et dirigeants politiques et les majors pĂ©troliĂšres françaises depuis les annĂ©es 1970)]

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