Entretien : Alain Arnaudet, le directeur de la Friche Belle de Mai à Marseille conforte les acquis tout en préparant l’avenir

Publié le 2 octobre 2014 à  22h20 - Dernière mise à  jour le 27 octobre 2022 à  18h12

Alain Arnaudet, 48 ans, directeur de la Friche Belle de Mai depuis 2011, a de l’ambition pour cet espace culturel marseillais unique en Europe qui a regroupé en vingt ans une soixantaine de structures artistiques et culturelles de toutes disciplines dans un quartier en pleine mutation. Il a inauguré deux plateaux de théâtre sur le site et la réussite de la Tour Panorama et des terrasses sur le toit de l’ancienne manufacture des tabacs en 2013.
Cette année il lance le « pôle arts de la scène ». Un nouvel outil de coproduction théâtrale en numéraire parallèlement à la reprise du théâtre Gyptis requalifié dans son rôle de cinéma de quartier depuis début octobre.
A quelques rues de là, les grandes manœuvres vont bon train autour du projet de réhabilitation de la Caserne du Muy. Alain Arnaudet milite ouvertement pour que l’école des Beaux-Arts exilée à Luminy se rapproche et vienne s’installer dans ce bâtiment, objet de toutes les convoitises. Ancien attaché culturel au Brésil, il compare volontiers La Friche et ses abords au projet Brasilia de Le Corbusier avec dans un même périmètre spectacle, sport, jardin, éducation et social.
Devant les perspectives ouvertes par la redynamisation du quartier où La Friche joue un rôle majeur, certains lui prêtent une volonté hégémoniste sur la vie culturelle de la Ville. En réaction à cette assertion provocatrice qui aurait pu tuer cette interview il se fâche et se renferme. Finalement il s’assied dans un rayon de soleil aux Grandes Tables, le restaurant de La Friche, pour répondre aux questions sur le devenir rêvé du quartier avec en fond sonore le mouvement des trains de la gare proche. Entretien.

Alain Arnaudet (Photo BD-NB)
Alain Arnaudet (Photo BD-NB)

Destimed -Peut-on situer La Friche comme pôle d’un arc culturel de la gare St-Charles au J4 ?
Alain Arnaudet-Je ne sais pas vraiment si cela a été pensé. Nous ne pouvons pas être autre chose qu’un des outils d’une politique générale. Cet arc dont vous parlez, pour moi, il est théorique.

Théorique ?
Nous, on fait ce qu’on peut du mieux qu’on peut. Pour autant il y a un problème d’urbanisme très important des espaces publics qui doivent être revalorisés des habitats à rénover et surtout la question de l’emploi qui est quand même la base. Le plus intéressant pour l’instant est la construction d’un nouveau bâtiment en face de La Friche : un Pôle Emploi. Celui qui est dans la galère et cherche du travail sera au moins reçu dans un bâtiment public accueillant ! Pour notre part on a déjà sauvé le Gyptis (qui a accueilli pendant 20 ans la Compagnie Châtot-Vouyoucas, ndlr).

Vous avez annoncé la création d’un Pôle Arts de la Scène. Pour quoi faire?
Après le départ pour Bordeaux de Catherine Marnas qui devait diriger les deux plateaux (jauges de 372 et 150 destinés à l’accueil inaugurés en 2013 à La Friche, ndlr) Il fallait redéfinir le projet. Avec les collectivités nous avons convenu qu’il n’était pas nécessaire d’en faire un nouveau lieu avec une direction artistique, deux programmations, alors qu’il y en a déjà beaucoup à Marseille comme La Criée, le Gymnase, les Bernardines, le Toursky, la Minoterie… tandis que le territoire manque de moyens consacrés à la production.
Il s’agit donc de créer un endroit de co-production plus qu’un endroit de diffusion. Bien entendu les deux plateaux continueront à accueillir des spectacles. Ils sont l’outil de très grande qualité qui manquait sur ce territoire pour pouvoir accueillir toutes les productions possibles. Mais il me semble que l’on doive se positionner vers la création.

Que proposez-vous comme aide à la production ?
Aujourd’hui, on se focalise sur l’accompagnement des productions pour donner de meilleures conditions de réussite aux coproductions qui émanent de ce territoire. On accompagnera des troupes régionales, nationales ou internationales évidemment. Ce que l’on souhaite c’est nous impliquer auprès des producteurs dans l’accompagnement d’artistes ce qui sous-tend qu’eux-mêmes s’impliquent et s’engagent.

Comment aiderez-vous en co-production ?
Le «pôle arts de la scène » qui est en ligne sur notre site a tous les éléments de présentation de ce qu’est cet outil de coproduction. (lafriche.fr rubrique projet pole art de la scène, en préfiguration jusqu’à la fin 2015,ndlr). Il s’agit d’une coproduction en numéraire totalement dissociée des deux plateaux qui sont un outil théâtre. Un comité artistique et technique a été créé, composé de 6 personnes :. François Servantes (Compagnie l’Entreprise de Marseille), Sylvie Gerbaud (3Bsef), moi-même, Nathalie Anton (Châteauvallon), Emilie Robert (Massalia) et Paul Rondin (Avignon). Ce comité artistique va recueillir les propositions des coproducteurs de la région qui vont venir nous voir.

C’est un nouvel outil de production ?
Un vrai outil de production. Et là où il est différent des autres c’est que ce n’est pas une personne toute seule qui décide. A côté de cela on a les deux plateaux. Là, c’est la Friche et c’est le directeur qui décide de les mettre à disposition de tel ou tel projet, et qui pourraient éventuellement accueillir une production soutenue par le Pôle Arts de la Scène.

Quels moyens pour ce Pôle Arts de la Scène ?
On a très clairement des moyens dédiés. C’est le fruit de notre rapprochement avec le Gyptis. Les collectivités et l’État se sont engagés à soutenir notre action. Si les financements sont maintenus (soit environ 520 000€ de subventions annuelles dont 250 000 resteraient au Gyptis pour son fonctionnement, ndlr), il resterait une enveloppe de l’ordre de 270 000€ par an. Il s’agit probablement d’une des plus grosses enveloppes de coproduction de la région en numéraire qui permettront, si elle est renouvelée, d’encourager des projets en coproduction et qui seront répartis par ce comité artistique à travers une procédure que vous trouverez sur notre site.

Où vous situez-vous dans le débat sur la réhabilitation de la Caserne du Muy?
La question de la caserne du Muy (25 000 m² cédés par l’armée, ndlr) et son devenir c’est très important pour ce quartier et pour son lien avec le centre-ville. Je trouve que la ville de Marseille a engagé une concertation courageuse et saine pour prendre en compte les envies des habitants. Maintenant il faut voir comment tout cela va être mené.

La dernière réunion d’information publique a eu lieu ici. Êtes-vous partie prenante ?
Que cela se passe chez nous, c’est logique. Il y a d’autres endroits qui seraient aussi légitimes sur le quartier. Mais La Fiche est l’un des rares lieux qui puisse accueillir 200 à 300 personnes avec des chaises. Techniquement enfin, en termes de logistique, l’un des rares endroits sur lequel puisse s’appuyer ce genre de concertation.

Pensez-vous cela fait prendre sa vraie dimension à La Friche Belle de Mai ?
Je pense que la réflexion qui est engagée autour de la caserne du Muy dans le quartier met en lumière ce qui a été engagé ici depuis 20 ans. Un processus long qui s’est accéléré avec 2013 parce qu’on a eu plus de moyens. Une démarche qui va complètement dans le sens de ce qu’avait fait Philippe Foulquié et théorisé jean Nouvel (le directeur du Système Friche Théâtre et initiateur de La Friche en 1994 et le premier président de La Friche en 1996, ndlr) avec la mise en place de la crèche de l’aire de jeu, les jardins et bientôt les terrains de sport. On s’inscrit dans la continuité de ce qu’avaient inventé nos prédécesseurs. Il n’y a aucun hégémonisme, je suis très modestement dans cette ligne visionnaire et de mon point de vue totalement passionnante parce que unique au monde et totalement expérimentale.

Quelle est votre ambition pour La Friche ?
Mon ambition c’est d’être un des acteurs de cette dynamique-là. Ce que j’essaie c’est de faire en sorte que cette Friche soit à la fois un endroit de travail, de création et également un vrai espace de vie ou les gens viennent découvrir, pratiquer ; un endroit de mixité sociale. Ce n’est pas gagné. C’est un dur chalenge. On nous a souvent reproché de ne pas être ouverts sur le quartier. La Friche était un endroit de vie en vase clos avec un profil toujours identique.

C’est un pôle de culture mais également de vie et d’habitation ?
Tout cet élan, toute cette histoire fait que l’on est au cœur d’une réflexion qui est menée sur l’ensemble du quartier. C’est logique. On ne peut pas aujourd’hui faire l’impasse sur ce qui se déroule ici. Il me semble évident que l’on doive faire partie de l’ensemble de la réflexion. A notre place, oui, mais pas plus… parce qu’on est face à des problèmes qui nous dépassent.

La mairie veut faire une nouvelle Zone franche dans ce quartier qu’en pensez-vous?
Pour l’instant ils ne savent pas trop… Ils discutent le projet avec les services. Il faudrait leur poser la question à eux. Il y a des envies mais, ce n’est pas clairement défini et, c’est plutôt pas mal parce que sinon cela ne sert à rien de faire une concertation… Il est bien qu’il y ait une marge d’incertitude parce que de cette concertation va ressortir un certain nombre de choses intéressantes qui, certainement rejoindront un certain nombre d’idées qu’ils ont déjà. Cela les confortera, je pense.

Est-ce que vous avez des pistes à suggérer ?
Je trouve qu’il serait génial que l’école des beaux-arts s’installe là. Il est aussi question d’une école de la deuxième chance et d’écoles bilingues…

L’arc culturel Friche-J4 est théorique, avez-vous dit. Avez-vous l’intention de vous rapprocher du pôle Joliette-J4 ?
J’ai rencontré Jean-François Chougnet depuis qu’il est le nouveau président du Mucem. On a discuté pour savoir comment on allait travailler ensemble. Jusqu’à présent on a essayé sans trouver véritablement les points de collaboration notamment pour des questions de calendrier. Les collaborations ne font pas que se décréter. Il faut aussi des choses qui naissent en fonction des projets. Tout à coup on a la bonne idée. On a dit qu’on allait imaginer des choses ensemble. Si l’on regarde la carte : faculté de sciences économiques, faculté de Saint-Charles, éventuellement l’école des beaux-arts en plus de l’école d’architecture déjà prévue Porte d’Aix, il y aurait une coulée étudiante qui donnerait à tout cet ensemble là une jolie vitalité. Cela pourrait générer du brassage de population et de l’activité notamment pour le quartier la Belle de Mai avec des étudiants qui viennent s’installer, des petits commerces, des cafés…

Le projet Belle de Mai prolongerait celui qui va de la Porte d’Aix vers La Joliette ?
Je ne suis pas maire de Marseille ! Je ne suis pas urbaniste, je suis un meneur de projet, un manager et j’essaie d’avoir une vision à l’endroit où je me situe sur le projet que je dirige… J’essaie bien entendu de le raccorder à une vision plus globale mais je ne suis pas porteur de cette vision-là. Il faut savoir prendre sa place et y rester. Bien qu’ayant des idées sur les choses je ne prétends pas avoir la bonne vision… Il y a des vœux, mais ça prend du temps à se mettre en œuvre surtout que l’on est, quand même, dans une situation économique locale compliquée, sur un territoire qui est relativement pauvre.
Alors peut-être que la métropole si elle se concrétise donnera plus de marge de manœuvre financière…

Vos projets ?
Ce que j’essaie de faire, mais ce n’est pas gagné, je pense que c’est encore un long chemin, c’est d’ouvrir au maximum ce site par la mise en place d’équipements qui permettent cette porosité-là, que ce soit la crèche, les aires de jeu, les jardins, les aires de skate de même que les terrains de sport par exemple. Le Gyptis en fait partie ainsi que des actions comme celle de JR par exemple qui était une action symbolique pendant MP2013 (qui a photographie les gens chez eux et en a placardé des portraits dans le quartier, ndlr).

Vous parliez de création ?
A côté, il faut être aussi un endroit d’excellence. C’est aussi cela l’enjeu. Être un lieu ouvert aux habitants de Marseille dans toute leur diversité tout en maintenant une exigence artistique d’une vraie rigueur, d’autant qu’on est dans la défense d’une création contemporaine qui est toujours moins accessible que quelque chose de plus classique.
Comment faire avec cette contradiction-là ? C’est à la fois être ouvert, être exigeant et présenter les œuvres les plus pointues. Un endroit de rencontre et de médiation. C’est sans fin. Les barrières mentales, sociales sont très présentes encore.

Est-ce que vous vous inscrivez dans la ligne des maisons de la culture ?
Je pense que oui. On est quelque part maintenant dans la ligne de ce qu’étaient les maisons de la culture, des maisons des jeunes et de la culture, les MJC, qui se sont perdues parce qu’elles ont perdu l’exigence. A la fois rassembler des gens mais pour y faire quoi et pour leur montrer quoi ? La question est là !
On est dans le prolongement de cette première idée généreuse ; pour autant, je pense qu’on est en train d’inventer, c’est un grand mot, en tout cas d’expérimenter, de mettre en œuvre. Je me réfère à la réflexion autour de la création de Brasilia (par Le Corbusier, ndlr). C’est-à-dire de créer des quartiers dans lesquels, dans un même périmètre on pouvait aller de chez soi au spectacle au sport au jardin au social à l’éducation… C’est ce qu’on essaie d’expérimenter petit à petit de manière un peu empirique et en fonction des moyens, des énergies que l’on peut rassembler…

Et des propositions qui vous sont faites de l’extérieur…
Oui, et puis de ceux que l’on arrive à convaincre aussi. Donc, on a fait la crèche, on a réussi via MP2013 à développer nos jardins, nos aires de jeu, là on travaille sur un projet d’habitat social, à installer ici un bout de maison pour tous, des terrains de sport. On créé en ce moment l’école d’acteurs et le CFA du milieu du spectacle.
On est en train petit à petit, de manière un peu empirique, un empirisme qui est le résultat d’une vraie réflexion, de saisir les opportunités qui se font jour et on s’en empare en respectant notre schéma directeur voté par notre assemblée.

Qui vous finance le plus ? La ville, l’État?
C’est la Ville.

Et vos liens avec Euromed ?
Nous sommes dans le périmètre Euromed…

Quel est votre parcours ?
J’ai travaillé dans des projets culturels divers partout, en France et dans le monde. J’ai touché à des disciplines artistiques différentes, à des milieux différents. J’ai été directeur de la culture au CMN (Centre des Monuments Nationaux); je me suis occupé du Château d’If, de l’Abbaye du mont Saint-Michel et du Panthéon. J’ai travaillé dans la musique, je me suis occupé d’une scène de musiques actuelles; je me suis occupé de photographie puisque j’ai été administrateur général des Rencontres d’Arles; j’ai travaillé à l’étranger, au Brésil et au Cambodge dans les réseaux culturels français.

Pourquoi être venu ici à La Friche ?
Je connaissais la Friche comme voisin par les Rencontres d’Arles de 2001 à 2005 et, à côté, j’y venais de temps en temps. J’aime bien les aventures originales, j’aime l’aventure. Si je suis venu aux Rencontres d’Arles en 2001, c’est parce qu’il me semblait qu’il y avait une aventure à vivre là. C’était le cas. On a remonté les Rencontres, j’ai ouvert les ateliers SNCF en 2003 prolongés par le projet de l’architecte Franck Gehry, j’avais ouvert l’église des prêcheurs en 2002, ce sont des lieux magnifiques, et en développant les Rencontres, le festival, et en donnant plus d’ampleur à cet événement. J’aime ça. J’aime arriver à des moments un peu décisifs de leur histoire et j’aime l’énergie des aventures un peu folles.
C’est pour cela aussi que je suis allé à l’étranger pour vivre aussi quelque chose d’un peu différent. J’aime cette manière personnelle d’appréhender ce métier-là plus fait d’opportunités que l’on saisit de manière un peu intuitive et qui vont m’enrichir.

Vous étiez attaché culturel ?
J’étais attaché culturel et directeur d’Instituts, contractuel du quai d’Orsay, pas du tout fonctionnaire. J’ai fait un temps à l’étranger et peut-être le referais-je un jour.
Et donc forcément quand cette possibilité de rejoindre la Friche s’est présentée, je savais qu’il y avait l’année Capitale qui se profilait. Evidemment je savais que ça allait être un enjeu et que c’était peut-être le moment de s’inscrire dans l’histoire de ce lieu. C’était un bon moment. C’était aussi pour moi l’opportunité d’expérimenter autre chose.
Propos recueillis par Antoine LAZERGES

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