Entretien avec… le général Vincent Desportes par Grégoire Mathez Étudiant à Sciences Po Paris

Publié le 22 mai 2016 à  15h52 - Dernière mise à  jour le 28 octobre 2022 à  15h16

Saint-cyrien (promotion 1974), ingénieur de l’arme blindée et cavalerie, docteur en histoire et ancien directeur de l’École de guerre, le général Desportes est professeur associé à Sciences Po Paris. Son dernier ouvrage, « La dernière bataille de France », est paru chez Gallimard fin 2015. Entretien.

Le général Vincent Desportes auteur de
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Mon général, vous êtes connu et apprécié pour votre franc-parler quant à la stratégie de la France, et votre dernier ouvrage n’est pas le premier à dénoncer l’incohérence entre l’ambition affichée de notre pays à l’international et des moyens qu’on lui alloue.
Nos armées, sur-engagées, se tuent à la tâche. N’est-il pas déjà trop tard ?

Si nous ne changeons pas de stratégie dès cette année -c’est-à-dire si nous n’adoptons pas de réelle stratégie de défense et continuons de laisser gérer la guerre aux technocrates de Bercy- la France n’aura plus d’armée digne de son peuple et de son histoire. La dégradation continue depuis un quart de siècle des moyens budgétaires dont elle dispose mine ses capacités opérationnelles globales. Les Français doivent le savoir pour exiger de leurs dirigeants une inflexion. Il y a à mon sens trois éléments qui caractérisent la gestion actuelle de nos armées, et contre lesquels il faut impérativement agir. Premièrement, c’est le sous-entrainement : le temps passé par nos soldats de l’Armée de Terre à s’entraîner est aujourd’hui réduit à 75 jours par an, sur les 100 minimum prévus. Il en va de même pour nos pilotes, qui ne volent que 150 heures par an au lieu des 180 prévues car il faut économiser le carburant et les pièces de rechange. Deuxième élément, c’est le sous-dimensionnement des opérations extérieures par rapport aux ambitions exprimées par le Chef des Armées dans ses discours : comment peut-on espérer maîtriser un territoire désertique plus grand que l’Europe de Lisbonne à Moscou – la bande sahélo-saharienne – avec moins de quatre mille hommes ? Troisième élément, c’est le recrutement fondé sur le bon-vouloir du budget : une telle politique de renouvellement des forces fait fi du besoin des composantes et jongle avec les effectifs selon les fonds accordés par Bercy, ce qui est suicidaire lorsqu’on manque cruellement de soldats de base.
Face à ces périls, à la funeste faveur du retour du sang sur notre territoire, la Nation semble s’être pourtant ressaisie : les candidats se bousculent dans les centres de recrutement, et le Parlement a actualisé la Loi de programmation militaire (LPM) courant jusqu’en 2019. Mais ne nous y trompons pas : une hausse ponctuelle du budget de la défense et un coup d’arrêt à la diminution des effectifs ne sont pas une politique. Il s’agit d’une réaction, et non d’un projet. Or, même le Livre blanc de 2013, censé définir notre doctrine, n’est pas fondé sur un projet mais sur des menaces. C’est une faute intellectuelle majeure, car les menaces ne sont que le produit d’un projet qui fait défaut. Les petits gars du 13 novembre ne sont pas des troupes de choc parachutées depuis la Syrie : ce sont des enfants perdus de la République. Il devient urgent de nous réinventer, de nous remettre à la hauteur du destin français.

Le 30 mars dernier, le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian annonçait à Bangui la fin de l’opération Sangaris en RCA d’ici la fin de l’année 2016. D’aucuns pensent que les 600 soldats ainsi libérés pourraient être mis à contribution en Libye. N’est-ce pas là l’exemple même de ce que vous appelez le «syndrome de Sisyphe guerrier» pour caractériser la surexploitation de nos armées ?
On se désengage toujours trop tôt, sans avoir eu le temps de transformer les victoires tactiques en résultats stratégiques. Après avoir brillamment remporté la périlleuse bataille de l’Adrar des Ifoghas, sanctuaire montagneux des groupes armés djihadistes du Nord-Mali, la France a été obligée d’y diminuer ses effectifs pour s’engager en RCA. La voilà maintenant obligée d’effectuer le mouvement inverse, c’est-à-dire de réduire au minimum le volume des forces de Sangaris afin de réinvestir les territoires qu’elle ne pouvait maîtriser faute d’effectifs dans l’opération Barkhane. C’est cela, le syndrome de Sisyphe guerrier : l’épuisement tactique induit par l’aveuglement stratégique. Nos armées gagnent des batailles mais la France ne gagne pas ses guerres, faute de moyens et d’inscription dans le temps long. La morale chrétienne sur laquelle notre conception des armes se fonde voudrait qu’on protège le muet. Or on fait le contraire avec nos armées : on profite du silence de la Grande Muette pour utiliser son budget comme variable d’ajustement, car les militaires se débrouillent toujours avec ce qu’ils ont et ne se plaignent pas. Encore faut-il ne pas les pousser à bout.

Face au durcissement de la menace terroriste qui pèse sur l’Europe, les États-Unis demeurent notre premier allié. Vous avez été Attaché de Défense près l’ambassade de France à Washington, et avez écrit sur la conception américaine de la guerre. Peut-on travailler avec nos amis américains sans tomber dans le piège « technologiste » que vous dénoncez ?
Vous savez, je n’ai rien inventé dans la relation que l’on doit avoir aux étatsuniens. C’est le général De Gaulle, brillant stratège, qui avait compris dès le 6 juin 1944 que les Américains ne reviendraient plus mourir pour sauver leur «grand-mère patrie» européenne. C’est d’autant plus vrai aujourd’hui qu’à partir de 2040, la majorité d’entre eux ne sera plus d’origine européenne et que «Ramos» ne viendra pas se faire tuer pour nous. Dans ce contexte, l’OTAN est devenue dangereuse pour l’Europe, car elle permet de ne pas engager de dépenses militaires. Tous nos partenaires européens se cachent derrière elles face au retour des velléités russes. L’échec du chasseur F-35 cofinancé illustre pleinement le doigt que l’Europe se met dans l’œil. On le sait depuis longtemps, l’Amérique est aussi nécessaire que prédatrice. Mais elle est surtout de moins en moins engagée dans les affaires du monde. La politique de défense d’Obama l’illustre à merveille : on rêve du «tout forces spéciales», l’opération parfaite étant l’assassinat de Ben Laden. Or on le voit bien, tuer Ben Laden ne résout pas la question du péril djihadiste : Daesh domine les peurs au Moyen-Orient, et ce n’est pas quelques unités d’élites, des frappes aérienne ou des drones qui en viendront à bout. Pour gagner une guerre, il faut planter le drapeau. L’indépendance stratégique française doit être un modèle pour l’Europe, car même sous-dimensionnée, notre armée dispose d’un volume de forces bien réel qui sait planter ce drapeau.

Propos recueillis par Grégoire Mathez Étudiant à Sciences Po Paris – Master en Sécurité internationale-En double-diplôme avec l’Institut des Relations internationales de Moscou (MGIMO)

La dernière bataille de France du général Vincent Desportes paru aux éditions Gallimard (Bébat)

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