Foire internationale de Marseille : le monde dans 20 ans, « un retour à la mythologie, à la primitivité et aux pulsions démultipliées »

Publié le 1 octobre 2013 à  16h26 - Dernière mise à  jour le 27 octobre 2022 à  16h23

De quoi demain sera fait ? Vers quels métiers aller ? Quel est l’apport du digital qui bouleverse tout ? Autant de questions auxquelles ont tenté de répondre, ce lundi 30 septembre au Parc Chanot, trois experts de stature internationale lors de rencontres économiques sur le thème « Nos 20 prochaines années » qui se sont tenues dans le cadre de la 89e édition de la Foire internationale de Marseille.

Les rencontres économiques ont réuni ce lundi au Palais des Arts du Parc Chanot des experts de stature internationale et des acteurs locaux de premier plan pour plancher sur ce que sera le monde dans 20 ans (Photo Gérald GERONIMI/DR)
Les rencontres économiques ont réuni ce lundi au Palais des Arts du Parc Chanot des experts de stature internationale et des acteurs locaux de premier plan pour plancher sur ce que sera le monde dans 20 ans (Photo Gérald GERONIMI/DR)

Georges Lewi, spécialiste des marques, a endossé le rôle de Monsieur Loyal. (Photos S.P.)
Georges Lewi, spécialiste des marques, a endossé le rôle de Monsieur Loyal. (Photos S.P.)

Thomas Jamet, président de l'agence de publicité numérique Moxie, appelle à
Thomas Jamet, président de l’agence de publicité numérique Moxie, appelle à

Alors que
Alors que

Le prospectiviste international Christian Gatard juge que
Le prospectiviste international Christian Gatard juge que

« Nous avons demandé à nos intervenants de faire un peu mieux que le gouvernement qui fait travailler ses ministres jusqu’à 2025. Nous, nous visons les années 2030-2035 » : c’est par ce clin d’œil ironique que Georges Lewi, spécialiste des marques, a présenté les Rencontres économiques qui se sont déroulées sur le thème « Nos 20 prochaines années » ce lundi 30 septembre de 16h à 19h dans la salle Euthymènes du Palais des Arts du Parc Chanot à Marseille. L’initiative rythmée par des interventions d’experts de stature internationale et une table ronde à laquelle se sont joints des acteurs locaux de premier plan avait de quoi surprendre dans le cadre d’une foire grand public comme l’est celle de Marseille. Elle a pourtant tout son sens comme le souligne Georges Lewi. « La foire est un moment économique extrêmement important dans une ville. Tout d’abord, le chiffre d’affaires qui sera réalisé au cours de la foire durant 11 jours est équivalent à celui de 10 gros supermarchés pendant un an. Une foire doit aussi s’approprier sa propre ville et la ville doit s’approprier sa foire qui est un bon thermomètre d’une cité », observe-t-il. Alors tout naturellement ce débat de prospective économique a trouvé place dans la programmation d’une 89e édition placée cette année sous le signe de la créativité. « Nous nous sommes dits que la créativité n’est pas que dans les arts ou le culinaire mais aussi en économie. Il y a une vraie créativité économique qui fait qu’un pays, une région se développe autour de sa créativité », insiste le spécialiste des marques.
Le décor planté, restait désormais à l’animer. Une mission qui revenait en tout premier lieu à Thomas Jamet, président de l’agence de publicité numérique Moxie, appartenant au groupe Publicis, qui dispose d’antennes à Paris et New York. Et à l’heure de se demander de quoi demain sera fait ou en quoi le digital bouscule nos vies, le publiciste n’hésite pas à évoquer un de ses livres intitulés « Ren@issance mythologique » (*). « Est-ce que l’on est transformé par le digital ou la technologie ? Il y a cette génération Y, ces enfants qui sont immergés dans cette technologie et qui s’amusent avec une tablette ou un mobile. Quoi de plus normal après tout puisque l’interface est facile. Mais est-ce que ça va modifier de manière profonde l’évolution de notre société ? », s’interroge-t-il. Avant de ne laisser à personne le soin de répondre « oui » car « la technique a toujours façonné la culture et l’évolution de la société ». Or, c’est la clé de l’analyse de Thomas Jamet : tout ce que « le digital », que l’on peut aussi appeler « le numérique », bouleverse dans nos existences, avec, « à l’ère d’Internet », les mobiles ou les jeux vidéo interactifs, « tout cela se rapproche d’univers qu’on connaît déjà ». Et le publiciste d’en conclure qu’au final il n’y a « rien de nouveau sous le soleil ».

« Nous sommes toujours dans les mêmes blasphèmes »

Pour étayer sa démonstration, Thomas Jamet revient à l’époque de la mythologie, ce temps où de brillants philosophes comme Socrate et Platon estimaient que « l’écriture diabolique » allait « tuer l’oralité ». « Nous sommes toujours dans les mêmes blasphèmes, observe-t-il, comme quand on disait que l’imprimerie allait tuer le livre ou que la télé allait tuer la radio. Or, rien n’a vraiment tué l’autre mais chacun a créé, à chaque fois, une nouvelle société. »
Ainsi, loin de verser dans le catastrophisme, le publiciste rappelle combien ces évolutions ont pu être par le passé source d’émancipation. Il se souvient ainsi qu’avant l’imprimerie, la Bible était le seul livre imprimé. Et de noter que la sortie de ce carcan a abouti au siècle des Lumières. Il revient aussi sur le rôle de la télévision qui, « au début de la mondialisation, de la globalisation, à la fin des années 1960 », a créé « des repères mondiaux ». Ce fut ainsi le cas à travers les émissions consacrées à la mort de John Fitzgerald Kennedy en 1963 ou, près d’un quart de siècle plus tard, à celle de Lady Diana en 1997. Mais Thomas Jamet n’omet pas non plus de citer le walkman, cet appareil oublié qui a connu son heure de gloire au milieu des années 1980, qui, à ses yeux, « a individualisé les médias » et ainsi « préparé l’ère d’Internet ». Et d’insister sur « l’impact formidable » de la toile qui permet « la connexion des gens entre eux ».
Mais si l’ère numérique ne ferait au final que redessiner les mythes de notre société, elle le fait cependant à une vitesse hallucinante. « Il a fallu 38 ans aux radios pour atteindre le seuil de 50 millions d’auditeurs, 15 ans à la télévision, 4 ans à Internet et 2 ans à Facebook, souligne-t-il. On est dans une accélération du temps avec des contenus, que l’on peut arrêter, zapper, qui façonnent notre rapport au temps. » Autrefois limitées à un nombre restreint (affichage, publicité…), il existe ainsi aujourd’hui une multitude de sources de médias. Et surtout, tout est désormais « en temps réel ». « On est absolument sûr que tout ce qui se passe se fait en temps réel. Les journalistes vont désormais sur les réseaux sociaux Twitter pour avoir l’info, ils ne scrutent plus la dépêche AFP », résume-t-il.
La mort de Mickaël Jackson à l’été 2009 et les démêlées de Dominique Strauss-Kahn avec la justice américaine au printemps 2011 ont été à ses yeux la parfaite illustration de cette nouvelle donne. « Avant il y a quelques heures entre la nouvelle et la diffusion de la nouvelle. Là, au moment où Mickaël Jackson est mort, le moteur de recherche Google a sauté, pensant à une attaque face au nombre de requêtes concernant le chanteur. Les téléphones portables se sont mis à crépiter. C’est quelque chose qui multiplie les émotions. Quant aux chaines d’information continue et au réseau Twitter, ils ont fait vivre l’affaire DSK quasiment en temps réel : les médias façonnent un monde plus irrationnel », estime-t-il. Le publiciste y voit « la revanche de Zarathoustra », ce personnage que Friedrich Nietzsche met en scène dans « Ainsi parlait Zarathoustra », un poème philosophique publié entre 1883 et 1885. « La logique a tué le mythe et aujourd’hui c’est le côté plus irrationnel qui revient. Ce besoin de ressentir des émotions en temps réel nous plonge dans l’ère du mythe », analyse Thomas Jamet.

« Les artistes prennent de plus en plus la place de la politique et de la religion dans un monde de plus en plus difficile à comprendre »

Il considère également que « les réseaux sociaux nous permettent de retrouver une part de notre humanité ». « Plus on est connecté au réseau, plus on est capable d’échanger et d’avoir une opinion respectable. On n’est absolument pas dans quelque chose qui déconnecte : les gens sur Facebook se rencontrent », insiste-t-il. Ce qui aboutit selon lui à « la création d’un grand tout beaucoup plus marqué qu’auparavant où les humains se rencontrent davantage ».Un monde où les artistes, à l’instar de Lady Gaga, vont pour leur promotion « s’inventer des personnages pour être complétement dans l’irrationnel ». « Les artistes prennent de plus en plus la place de la politique et de la religion dans un monde de plus en plus difficile à comprendre. La post modernité, avec un modèle social, un modèle de famille est en train de se déliter », tranche Thomas Jamet.
Mais son retour de la discussion doit aussi être apprivoisé, comme le souligne en citant les exemples de la marque Gap, un groupe de magasins basé à San Francisco, qui a dû en 2010 renoncer à changer son logo « suite à la fronde de millions de personnes », et de la marque Barilla qui « a dû présenter des excuses publiques en moins de 48h pour avoir dit qu’il n’y aurait jamais d’homosexuels dans ses pubs ». « Il faut gérer cette pensée de la place publique, ce qui va forcément modifier notre société », insiste-t-il.
Dans ce contexte, le publiciste n’hésite pas à prendre « trois paris » pour les 20 ans à venir. Il estime tout d’abord que « de nouveaux phares vont apparaître, mystification, grands spirituels numériques » car « la technologie est indispensable à nos vies et c’est autour de ça que vont se construire nos sociétés ». Il juge également que « la science-fiction est la nouvelle réalité » dans un futur davantage « source d’interrogations » que de progrès. « On a des choses possibles aujourd’hui que les auteurs de science-fiction ont imaginé il y a quelques temps. Comme toujours dans l’histoire, les évolutions de la technologie viennent de la science-fiction. Donc il faut relire les œuvres de science-fiction car c’est là que se trouve la réalité de demain », analyse-t-il.
Thomas Jamet pronostique enfin « un certain retour à la primitivité » avec « des pulsions démultipliées ». « Avant, pour avoir une information, il fallait attendre. Aujourd’hui, tout est accessible à tout moment. C’est un retour à un moment de pulsion, une perte de l’impatience, car dans n’importe quel temps, n’importe quel endroit, sur n’importe quel support, on peut accéder à une information ». Il anticipe aussi « le retour à la religiosité » car « le digital nous permet de nous réapproprier ces pensées magiques, mystiques », et « le temps des tribus » car « la société est de plus en plus fragmentée par centre d’intérêt ou par style de vie, ce qui peut créer des choses positifs ou négatifs ».

« L’univers est de plus en plus complexe mais notre vision du monde reste quelque part inchangée »

C’est alors Emmanuel Lemieux, journaliste, éditeur et conseil stratégique de Pôle Emploi de s’interroger sur : « Quels métiers pour demain ? ». A ses yeux, « l’univers est de plus en plus complexe mais notre vision du monde reste quelque part inchangée : c’est peut-être le plus grand défi de l’humanité ». « Les idéologies ont explosé depuis la chute du mur de Berlin en 1989, les idées se sont multipliées, mais aucune ne parvient à nous rendre plus lucides. L’encyclopédie serait impossible à écrire en 2013 : on est dans nos îles d’ignorance et on n’appréhende que les questions que l’on n’arrive pas à résoudre », image-t-il. Et de souligner que dans ces conditions, les experts sont « incapables de théoriser les métiers du futur ». « On a la vision du néo Jules Vernisme qui table sur une accélération technologique, voire un emballement, et une deuxième vision, plus réaliste à mes yeux, qui mise sur la coopération internationale, l’ère du wiki, avec l’idée de multiplier les nouvelles collaborations. Cependant en Europe, à part Arte et EADS, on ne voit pas très bien quelles sont les collaborations sur lesquelles s’appuyer », observe-t-il.
Alors pour ce qui est des emplois dans 20 ans, Emmanuel Lemieux estime que « l’industrie Internet va en produire beaucoup, en détruire aussi, et peut-être des savoirs anciens, ce qui crée une ambiguïté ». Mais surtout, il mise « de plus en plus sur une déconnection de l’emploi et du travail : on travaille pour gagner sa vie mais le travail qui vous enrichit est de plus en plus en dehors de la société ». Le journaliste pronostique aussi qu’« il y aura toujours des gens dont la tâche sera de nous faciliter les choses ». « C’est le développement des emplois de service qui, en France, est encore minoré, alors qu’en Norvège ils sont rattachés à de vrais statuts. C’est un progrès de la société de faciliter la vie de millions de personnes », analyse-t-il. Et de juger ainsi, à l’instar du sociologue Edgar Morin, que l’on va « retrouver les chemins de la complexité » avec l’émergence « d’une société plus complexe, moins industrialiste et un peu plus créatrice ».
C’est enfin à Christian Gatard, prospectiviste international, que revenait la lourde tâche de répondre à la question « De quoi demain sera fait ? » en guise de conclusion du débat. « On est encore assez mal barré », lâche-t-il d’emblée pour planter « le décor de demain ». « La menace nucléaire est en train de revenir, le terrorisme, il est là, Hollywood s’en est emparé », évoque-t-il. Mais dans ce monde qui « va très vite aujourd’hui » où « les évolutions sont permanentes », il juge qu’il y a « une ivresse de cette vitesse et une terreur ». « Beaucoup sont anxieux mais beaucoup pensent qu’il peut se passer quelque chose », note-t-il.

« L’ère de la transparence » et de « la provocation »

Alors aux yeux du prospectiviste, on va vers « l’ère de la transparence ». « C’est le grand sujet aujourd’hui et cela vient d’abord de nous : on veut tout savoir tout de suite. Edwy Plenel et Julian Assange sifflent la fin de la récréation : cette transparence se veut justicière. Et on est plutôt d’accord sauf quand elle devient policière comme à Londres avec ses 250 000 caméras qui nous entourent en permanence dans une sorte d’introduction dans l’intimité de chacun », observe le prospectiviste. Il avance ainsi qu’« à un moment donné, à trop vouloir lire le monde, on se heurtera à des émeutes, qui ont les mêmes racines que les émotions ». « Il va y avoir un moment de balancier, on voudra reboire et remanger comme avant, on aura besoin de repalper, de retoucher les choses. Mais à partir du moment où on lâchera la bride, jusqu’où ira-t-on ? », s’interroge-t-il. Et d’estimer qu’on aboutira ainsi à un retour de « la provocation ».
Christian Gatard pense également que la société va retrouver « le sens du secret, du chuchotement » qui sera « une grande valeur ». Il évoque aussi « l’ère de l’hybridation », cette « vieille histoire du ramassage du monde, de la proximité des cultures », l’Amérique du Sud devant en constituer la « prochaine étape ». Selon lui, le banquet d’autrefois retrouvera ses vertus, la fête des voisins nous interpellant avec « l’idée que ça fait du bien d’être ensemble ». « On assistera à la création de nouveaux rituels jusqu’à ce qu’un nouveau choc se prépare où la technologie et la spiritualité vont se rencontrer », pronostique-t-il. Il en veut pour preuve que « le mystique, la science-fiction et les sciences occultes sont partout ». Mais si on parle des sectes aujourd’hui, dans ce retour à la spiritualité, « les chamans de demain auront des i-phones ».
Dans cette Histoire qui continue, le prospectiviste insiste aussi sur « l’importance de la tanière » car « on aspire à un village global ». Quant à « l’allégeance des cerfs faite aux seigneurs », ces derniers prennent selon lui désormais les traits « du réchauffement climatique et des puissances financières ». « A l’intérieur de ce cadre-là, l’artiste va reprendre la main : il réapprend à ressentir le monde en réinvestissant les mythologies traditionnelles », estime-t-il. Un retour à la mythologie qui renvoie au « mythe universel du fripon divin qui repense le monde différemment ». Un contexte dans lequel « la barbarie est en embuscade » et où « on est peut-être du bon côté de la barrière par rapport au Sud de la Méditerranée ».
Or, pour Christian Gatard, « le pari, c’est de trouver à partir de ces fractures les sutures de demain ». Et d’évoquer trois types de sutures, à commencer par les « sutures océaniques ». « Face à ces marques immenses, ces grandes idéologies, ces grands rassemblements, ces océans, on a besoin de se retrouver dans un monde plat où on se tient par la main », résume-t-il. Il évoque également des « sutures historiques, verticales ». « On a besoin de se retrouver dans quelque chose de l’ordre de la permanence », explique-t-il. Enfin, il évoque les « sutures ludiques : il faut accepter l’idée d’une combustion permanente ».
Et le prospectiviste de conclure en répondant à une ultime interrogation : « Est-ce qu’on va vers une réconciliation ? On a le sentiment d’une prise de conscience globale qui peut avoir un impact sur le politique, qui fait que l’économie peut aller mieux, qui aboutira peut-être à un monde tiré d’affaire. Ce n’est pas certain mais c’est possible de rentrer dans ce monde un peu angélique et c’est la feuille de route que je me donne personnellement. »
Serge PAYRAU

(*) « Ren@issance mythologique : L’imaginaire et les mythes à l’ère digitale » de Thomas Jamet, préface de Michel Maffesoli, François Bourin Editeur, 2011.

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