Forum des entrepreneurs à Marseille : comment redéfinir le rôle de l’entreprise dans la société

Publié le 17 septembre 2018 à  9h07 - Dernière mise à  jour le 28 octobre 2022 à  18h59

La loi Pacte pose une question spécifique, celle de la redéfinition du rôle de l’entreprise dans la société. Et, force est de constater qu’il y a autant d’appréhensions du sujet que d’individus interrogés. Les dirigeants Ouided Bouchamaoui et Philippe Brun, la philosophe Julia de Funès et le syndicaliste Jean-Claude Mailly ont livré la leur le 7 septembre dernier, lors du Grand Débat organisé dans le cadre du Forum des entrepreneurs au sein de Kedge Business School, répondant à la thématique «Entreprises et Influences».

(De gauche à droite) Johan Bencivenga, Julia de Funès, Ouided Bouchamaoui, Philippe Brun, Jean-Claude Mailly ont participé au grand débat du Forum des entrepreneurs (Agence pressvox - t. vaudé)
(De gauche à droite) Johan Bencivenga, Julia de Funès, Ouided Bouchamaoui, Philippe Brun, Jean-Claude Mailly ont participé au grand débat du Forum des entrepreneurs (Agence pressvox – t. vaudé)
Elle fait grincer les dents du patronat, la modification de l’article 1833 du Code civil. Grincer des dents… et beaucoup parler, encore aujourd’hui. Forcément, lorsque la loi Pacte consacre par la réécriture de ce texte la nécessité, pour les entreprises, «de prendre en considération les enjeux sociaux et environnementaux inhérents à leur activité», cela ne peut que questionner les dirigeants. Le patron des patrons à l’échelle du département y compris. «Avec les Gafa, les entreprises ont à présent une action sur la société. Ce qui pose la question de leur responsabilité dans ce monde de demain, qui évolue tellement vite», observe ainsi Johan Bencivenga, président de l’UPE13 en préambule du Grand Débat organisé dans le cadre du Forum des entrepreneurs. Et cela alors même qu’en France, on est loin de considérer le dirigeant «comme un héros des temps modernes». Comment donc envisager cette sortie du jeu initial, relevant de la seule création de richesses et d’emplois ? Va-t-on évoluer vers une entreprise providence ?

Redéfinir le dialogue social

On pourrait le penser à l’écoute d’Ouided Bouchamaoui, ancienne présidente de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica), alors que celle-ci revient sur les événements de 2010 et 2011. Tour à tour, elle évoque les faits marquants de la révolution de Jasmin, la jeunesse investissant les rues de Tunisie appelant à corps et à cri la démocratie. «Et la démocratie, on ne peut l’avoir qu’en ayant du travail. Or, l’État est incapable d’en offrir à tout le monde. Il fallait donc que le secteur privé s’en charge, encourage la création, l’innovation, l’entrepreneuriat.» Car Ouided Bouchamaoui était convaincue d’une chose : «Pour construire une nouvelle page de la Tunisie, il fallait penser autrement, s’assoir et discuter ensemble». Un appel est donc lancé à l’Union générale tunisienne du travail (UGTT). Contre toute attente, syndicat et patronat réussissent à s’entendre, à établir un nouveau dialogue social. Puis les politiques entrent également dans les échanges, signant par là l’engagement d’un processus de dialogue national. Bref, «une alliance pour sauver la démocratie», conclut l’ancienne présidente de l’Utica, dont l’action sera couronnée en 2015 du prix Nobel de la paix. «J’étais pendant ces événements en contact avec mon homologue de l’UGTT. Quand des circonstances comme celles-là l’exigent, il faut prendre ses responsabilités. Et ils l’ont fait», souligne Jean-Claude Mailly, ancien secrétaire général de Force Ouvrière. Sept ans après ces événements, Ouided Bouchamaoui a le sentiment que la Tunisie a réussi son Printemps arabe : «Il y a plus de liberté, un pays démocratique, une véritable émancipation de la femme. Chez nous, pas d’inégalités salariales entre les hommes et les femmes, nous nous approchons de la parité. On compte 35% de ces dernières parmi les députés, 50% dans les conseils municipaux, 45% parmi les magistrats, 66% parmi les avocats… Elles sont présentes partout.»

Le CHO, un «emploi fictif» ?

Cette page d’histoire tendrait à prouver que l’entreprise a bel et bien un rôle à jouer dans la société. Cependant, l’exemple n’empêche pas Julia de Funès, la philosophe (et petite fille du grand acteur), d’apporter une contribution pas toujours politiquement correct au sujet et d’illustrer en quoi le monde économique outrepasse ses prérogatives… Brillant exposé aux contours parfois dérangeants. «L’entreprise sort de son champ dans plusieurs domaines, notamment dans cette mode managériale visant à instaurer le bonheur au travail. Jamais on n’a fait autant pour les salariés en la matière, et paradoxalement jamais il n’y a eu autant d’absentéisme, de maladies professionnelles. Que l’entreprise se soucie du bonheur, c’est une tyrannie.» Et le CHO, ou Chief Happiness Officer, en est l’étendard… Un «emploi fictif», selon elle : «Le bonheur n’est pas un état stable, ne dépend de personne. Il est par ailleurs indéfinissable ! Gagner au loto ne résout pas tout, tomber amoureux présuppose aussi un jeu avec la souffrance, avoir des enfants contient aussi son lot de stress… Normer ou homogénéiser le bonheur, c’est une fiction. » Tout cela s’avère sans doute imparable sous le prisme de la rhétorique, mais il n’en est pas toujours de même dans un raisonnement philosophique comme dans la réalité. Car si l’on ne peut certifier de façon mathématique que les élans RSE des entrepreneurs s’ensuivent toujours d’effets positifs, on est a contrario certain d’une chose : négliger la question des conditions de travail impacte en mal la santé des salariés. Ce 10 septembre, l’Inserm publiait encore une étude sur la propension du travail de nuit à favoriser le cancer du sein… Mais en parlant d’étude, c’est sans doute à une autre enquête que Julia de Funès se réfère. Fruit du 10e baromètre de l’absentéisme et de l’engagement du cabinet Ayming, elle révèle que le taux d’absentéisme dans le secteur privé a encore grimpé en 2017… Toutefois, les raisons du phénomène, c’est d’abord le vieillissement de cette population salariée, plus sujette aux maladies. C’est aussi les TMS (Troubles musculo-squelettiques). Le mal-être des collaborateurs, relevant plutôt de ce que l’on nomme troubles psychosociaux, est certes lui aussi en augmentation mais ne représente qu’une part moindre de ces absences. Et les secteurs où on les comptabilise le plus ne sont pas coutumiers de l’embauche d’un CHO : monde des transports, commerces et plus particulièrement GMS, énumèrent quant à eux les syndicalistes des Clés du social. On est donc loin de l’univers de la start-up… Établir une corrélation entre la «happycratie» dont parle Julia de Funès et l’augmentation du taux d’absentéisme peut se révéler un raccourci dangereux. Dangereux puisqu’il permettrait aux entrepreneurs dénués de sens social (mais osons croire qu’ils sont de moins en moins nombreux !) de s’affranchir de leur responsabilité en la matière, au motif que cela ne sert finalement qu’à peu de chose. Bien entendu, le discours de Julia de Funès est plus nuancé. Entre les lignes, on entrevoit notamment la dénonciation d’un « wellness washing », comme il existe un «green washing». C’est vrai, il faudra plus d’un baby-foot, de trois plantes vertes et de quatre smoothies bio pour donner aux salariés le sentiment qu’ils sont bien dans leurs baskets, illustre-t-elle, arguant que pour cela, il faut avant tout donner à ces derniers «la capacité de grandir. Et on ne peut grandir que par l’humanité au sens large. Il faut des esprits cultivés, affutés, exigeants, capables de réfléchir. C’est à ces conditions que l’on peut être libre.» Libre, donc affranchi aussi de process aliénants et souvent inutiles, ou tout au moins mal mis en œuvre…
Par ailleurs pour Julia de Funès, si l’entreprise a un devoir, c’est bien celui de la quête du sens. «C’est d’autant moins simple qu’elle connaît actuellement une crise en la matière. En effet ce qui motive avant tout l’entreprise, c’est le marché. Si elle n’innove pas, elle meurt. C’est Darwinien. Difficile donc de trouver du sens dans cette concurrence généralisée… Pourtant, c’est bien dans la définition claire d’un message clé que l’entreprise est dans son rôle.» Savoir où il va et pourquoi : ce serait donc à ces conditions que le salarié ressentirait, in fine, du bien-être à travailler. «Ce qui me gêne, c’est que l’on instrumentalise le bonheur à vue de performance. Or le bonheur est une conséquence, non pas une condition.»

La RSE, «critère de compétitivité» ?

De son côté, Jean-Claude Mailly confère à la RSE une place plus prépondérante : «Ce que je sens arriver, c’est qu’elle va devenir un vrai critère de compétitivité. Alors qu’il y a 10 ou 15 ans, elle n’était qu’une simple page marketing… et c’est tant mieux. Aujourd’hui, les entreprises sont de plus en plus jugées sur leurs performances sociétales et environnementales.» Pour preuve, les cabinets d’audit intègrent à présent des experts de l’analyse extra-financière et ne fondent plus seulement leurs rapports sur les chiffres. Il aura fallu bien sûr quelques événements marquants pour que l’on y vienne. «L’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh a longuement fait réfléchir le monde de la mode. Mais aujourd’hui, la mise en œuvre de la RSE n’est pas juste une question de morale.» Pour autant, l’ancien secrétaire général de FO nuance son propos : «L’entreprise a certes sa part à accomplir, mais elle n’a pas à se substituer aux pouvoirs publics». Philippe Brun, président des ressources humaines, de la RSE et membre du comité exécutif de STMicroelectronics, abonde dans le même sens. «Il faut un équilibre. L’État se charge des compétences de base, l’entreprise complète. Et l’impact de ce qu’elle réalise en termes de RSE sera important pour elle, mais pas uniquement parce que c’est bien de le faire. Si STMicroelectronics se désintéresse de son territoire, alors le territoire se désintéressera un jour de STMicroelectronics. Ce doit être des échanges nourris.» Et le dirigeant de livrer l’exemple d’une action propre à son entreprise : «Nous donnons aux établissements scolaires un petit outil de développement informatique permettant à chaque collégien ou lycéen de développer des fonctionnalités sur son smartphone. Ce qui démystifie le digital. Tout ça, c’est de la RSE intéressée, mais de la RSE quand même. Les jeunes vont s’acculturer à ce monde, seront plus enclins plus tard à acheter nos produits.» Ainsi pour ce dernier, le rôle de l’entreprise, il se situe d’abord dans la transformation des usages, l’apport d’innovation, l’amélioration des conditions de santé, de l’environnement… «L’entreprise produit des outils technologiques qui peuvent apporter l’individualisation souhaitée par le consommateur. Et une entreprise s’adapte à son marché, aux attentes des gens.» Ainsi, de l’entreprise positionnée approche produit, œuvrant à la mutation des usages, à celle, héroïque, bienfaitrice de la démocratie comme en Tunisie, nul doute que le prisme est large. Et qu’il se dénombre autant de dirigeants que d’interprétations possibles du fameux article 1833, réécrit dans le cadre de la loi Pacte. Comment le monde économique le fera-t-il vivre, au final ? Comment chaque patron redéfinira-t-il le rôle de sa structure au quotidien ? L’avenir le dira sans doute prochainement. Avec un foisonnement de mises en application.
Carole PAYRAU

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