Tribune d’Aurélien Dyjak : Francis Heaulme, un verdict sans surprise mais problématique

Publié le 18 mai 2017 à  20h05 - Dernière mise à  jour le 28 octobre 2022 à  16h06

Sans surprise, Francis Heaulme vient d’être condamné à la réclusion criminelle à perpétuité pour le double meurtre de Montigny-lès-Metz. En ce qui le concerne, cela ne change finalement pas grand-chose, déjà condamné à 7 reprises pour neuf meurtres dont deux fois à la perpétuité, il aurait de toute façon passé la fin de sa vie derrière les barreaux. Nous pouvons en revanche espérer que pour les familles des deux enfants, cet épilogue d’une affaire commencée en 1986, leur apportera un peu de sérénité. Quoi qu’il en soit, ce procès du «routard du crime» est révélateur de la manière dont la catégorisation américaine de serial killer a pu contribuer à façonner notre compréhension en France des criminels sériels tels que Francis Heaulme.

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En effet, l’absence d’éléments matériels après la destruction en 1995 des scellés à la suite de la condamnation de Patrick Dils en 1989 (finalement innocenté en 2002) a contribué à faire de l’élément discursif l’axe majeur de ce procès. Les discours des familles, des témoins, des enquêteurs, des experts, etc., sont venus compenser la défaillance des preuves matérielles, à tel point que certains silences de Francis Heaulme ont pu être interprétés comme un «aveu implicite». De toute manière, sans même parler d’aveu, Heaulme n’a vraisemblablement pas les moyens cognitifs de s’engager dans une explication et une justification suffisantes de son parcours. Et, finalement, de ce point de vue, nous restons sans réponse.

Au-delà même de ces discours, c’est donc la catégorie de tueur en série dont Francis Heaulme a été l’un des exemplaires les plus célèbres qui a pu contribuer à nourrir des convictions. Nous avons entendu des mots : «psychopathe», «manipulateur», «signature», etc., qui ont pu faire sens. Le développement de la catégorie de tueur en série a en effet permis à plusieurs concepts de franchir l’Atlantique comme le concept de signature. Ainsi, le concept de signature criminelle est aujourd’hui incontournable pour quiconque s’intéresse au phénomène des tueurs en série. Dans le cadre du profilage criminel américain des serial killers, la signature renvoie en général à des actes ou des comportements caractéristiques de l’agresseur et qui lui permettent d’assouvir ses besoins émotionnels. L’analyse et l’interprétation de cette signature associées à celles du mode opératoire et de la victimologie devrait permettre, comme l’a réalisé l’enquêteur Jean-François Abgrall à propos de Francis Heaulme, de relier des affaires entre elles, de sérialiser les dossiers et de comprendre les motivations du passage à l’acte. La signature c’est tout d’abord un mode opératoire inhabituel qui ne participe ni à la protection de l’identité de l’agresseur, ni à la réussite de son crime, ni à la réussite de sa fuite. C’est ce que l’on appelait auparavant, la carte de visite du criminel.

C’est souvent à travers le prisme des travaux américains que s’étudient les tueurs en série français. De telle sorte que la conformité du meurtrier à victimes multiples français à la catégorie de serial killer/tueur en série est sans cesse réaffirmée. Quand Francis Heaulme est arrêté pour la première fois en 1992, il est l’un des premiers meurtriers français à être présenté comme un tueur en série. L’expression de tueur en série est la traduction de l’expression policière américaine serial killer désignant l’auteur de trois homicides séparés par un intervalle de temps. La catégorie de serial killer apparaît au cours des années 1970 aux États-Unis dans un contexte de panique morale alimentée par une croissance très importante du taux d’homicide. Cette «nouvelle» catégorie criminelle va devenir en quelques années le sujet aux États-Unis de controverses scientifiques et d’une intense médiatisation, participant à en faire un problème social national avant de s’étendre à une échelle internationale comme un mal universel. Les travaux américains, en particulier ceux diffusés par le FBI, bien que problématiques du point de leur méthodologie, ont ainsi pu longtemps servir de prisme de lecture des meurtriers sériels français comme dans l’affaire des disparus de Mourmelon au cours de laquelle des gendarmes français se rendront à l’académie du FBI à Quantico pour se former.

En 1992, le public français commence alors à se familiariser avec cette notion, notamment à travers des œuvres de fiction comme le film de Jonathan Demme, Le Silence des agneaux, sorti en 1991. Ces fictions font certes écho à des affaires de crimes sériels qui ont pu marquer l’opinion publique durant les années précédentes, comme l’affaire Paulin ou l’affaire des disparus de Mourmelon mais le serial killer est dans un premier temps traité, notamment dans les médias, comme une nouvelle figure du folklore américain liée à des œuvres de fiction. Il faudra attendre la seconde moitié des années 1990 et le début des années 2000, pour que ce phénomène soit traité comme un problème social notamment en raison de la mobilisation d’acteurs de la société civile, en particulier les associations et les familles de victimes.

Le recours à un concept comme celui de signature renforce la convergence serial killer/tueur en série. Autrement dit, en important les concepts associés à la catégorie de serial killer, en l’occurrence un concept permettant une lecture particulière de la scène de crime, la catégorie de tueur en série se trouve utilisable. En effet, les crimes des tueurs en série seraient, comme ceux des serial killers américains, des crimes sans mobile apparent, ne répondant pas aux mobiles classiques. La maîtrise de ces concepts rendrait donc ces crimes significatifs pour l’œil expert. C’est finalement ce qui s’est passé dans ce procès. Or, les catégories comme celle de tueur en série transportent des manières de penser, de sentir, et de dire les choses. Dans un court article publié en 1993, le sociologue Pierre Bourdieu soutenait ainsi que les catégories «font le sens commun, la doxa acceptée par tous comme allant de soi [[Bourdieu Pierre. À propos de la famille comme catégorie réalisée. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 100, décembre 1993. pp. 32-36.]]». Les catégories, expliquait-t-il, présentent non seulement un pouvoir descriptif mais également un pouvoir prescriptif qui participe au façonnement de la réalité sociale y compris dans sa dimension subjective. Pour lui, «quand il s’agit du monde social, les mots font les choses». Ici, ils ont contribué à forger les convictions.

Ce n’est certes pas une erreur, mais cela reste problématique. En effet, la catégorie de serial killer dont est issue celle de tueur en série permet d’éliminer du discours les facteurs sociaux, géographiques, économiques… comme mode d’explication du crime. L’observation du parcours de Francis Heaulme est pourtant révélatrice d’un ensemble d’échecs scolaires, professionnels, relationnels et sentimentaux qui ont contribué à le marginaliser. Il ne s’agit pas de faire de ce constat la cause unique de son parcours criminel, ni de chercher une excuse. Ce type de répétition criminelle suppose en effet une analyse plus complexe. Mais il nous appartient de rendre ce verdict convaincant. Sa culpabilité n’était pas le seul enjeu. Ce verdict doit au contraire être l’occasion de rappeler les enjeux associés à la protection de l’enfance sous toutes ces formes. Il serait donc dommageable que ce nouveau procès associé à une actualité notamment marquée par la radicalité terroriste ne nous fasse oublier ces enjeux qui sont communs aux différentes formes de multicide (meurtres en série, meurtres de masse dont le terrorisme, etc.). La mise en discours dont ce procès a été la scène ne doit donc pas se réduire à la conformité d’un Francis Heaulme à la catégorie de serial killer américain parce que les concepts américains ont été applicables. Bien au contraire, cela doit nous interpeller sur les mécanismes de la catégorisation sociale des personnes dans le procès pénal comme cela a été dans l’affaire d’Outreau [[Dyjak Aurélien, « L’ajustement réciproque des croyances et des acceptations individuelles. Croire et accepter en contexte judiciaire : l’affaire d’Outreau ». In R. Künstler et A. Bouvier (dir.), Croire ou accepter ? Paris, Hermann Philosophie, 2016.]] ou dans ce procès de Heaulme.

Aurélien Dyjak est Docteur en sociologie, chargé d’enseignement en sociologie à l’Université d’Aix-Marseille et chercheur associé au Laboratoire méditerranéen de sociologie (LAMES) (Aix-Marseille Univ., CNRS, Aix-en-Provence), directeur de l’Institut de Criminologie Méditerranéen, auteur de Tueurs en série : l’invention d’une catégorie criminelle, Rennes, PUR, 2016.

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